Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXIX. Discours

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XXIX. Discours

Citation/Motto

Γέλας ακαιρος έι βροτοĩς δειτότ κακότ.

Fragm. Vet. Poëtæ ap. Grotium.

Le rire hors de saison est un méchant régal entre les Hommes.

Metatextuality

Du rire & de la raillerie.

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Metatextuality

Lorsque je choisis quelque sujet, qui n’a pas été manié par d’autres, je couche mes pensées sur le papier, à mesures qu’elles me viennent dans l’esprit, sans ordre & sans méthode ; en sorte qu’elles ont plûtôt l’air d’une Ebauche, que d’un Discours suivi & méthodique. C’est de cette maniere que je vais entretenir ici mes Lecteurs du Rire & de la Raillerie.

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L’Homme est l’Animal le plus gai qu’il y ait au Monde ; tous les Etres au dessus & au dessous de lui sont mornes & sérieux. Il envisage les choses dans un tout autre point de vue, & il tire sa joie de certains objets, qui causent peut-être quelque espéce de compassion ou de chagrin à des Natures plus relevées. Le Ris à la vérité sert de très-bon contrepoids aux vapeurs de la Rate ; & il est assez juste que nous recevions de la joie de ce qui n’est pas un bien réel pour nous, puisque nous ressentons de la douleur de ce qui n’est pas un véritable mal. 1J’ai cité depuis long-tems un de nos Philosophes modernes, qui veut que la premiere cause qui nous engage à rire vient d’une secrette comparaison, que l’on fait de soi-même avec ceux dont on se mocque ; ou, pour me servir d’autres termes, de ce plaisir qu’on goûte fondé sur quelque excellence que nous découvrons en nous-mêmes, lorsque nous voyons les foiblesses d’un autre, ou que nous réfléchissons sur nos anciennes bevues. Il semble que ceci soit vrai dans la plupart des Cas, & l’on remarque d’ordinaire que les Personnes les plus vaines sont les plus sujettes à cette Passion. J’ai lû un Sermon, fait par un Religieux de l’Eglise Romaine, sur ces paroles de l’Ecclesiaste,

Citation/Motto

2J’ai dit touchant le Ris, il est insensé ; &c touchant la joie, de quoi sert-elle ?
Il y pose comme un Dogme fondamental, que le Ris est une suite du Péché Originel, & qu’Adam ne pouvoit pas rire avant sa chute. Le Ris, pendant qu’il dure, débande & relâche l’Esprit, diminue la vigueur de ses facultez, & dissout en quelque maniere toutes les puissances de l’Ame : C’est à cause de cela même qu’on peut le regarder comme une foiblesse attachée à la Nature Humaine. Mais si l’on tournoit les yeux sur le fréquent secours que nous en recevons, lorsqu’il dissipe le chagrin qui nous abat, & qu’il nous remplit d’une joie subite, on prendroit bien garde à ne pas devenir trop insensibles à un si doux plaisir de la vie. Le talent de tourner les Hommes en ridicule, & de les exposer à la risée de ceux avec qui l’on se trouve, est la marque d’un petit Génie, sans honneur & sans élevation. Un jeune Homme de cette trempe se met par là hors d’état de faire jamais aucun progrès. Chacun a son foible, & les Caracteres les plus brillans ont souvent les plus grandes taches. Mais y a-t-il rien de plus absurde, que de négliger toutes les belles qualitez d’un Homme, pour ne relever que ses défauts ; d’avoir plus d’égard à ses Vices qu’à ses Vertus ; & de l’employer à servir de jouet aux autres, plûtôt que de le prendre pour notre Modéle ? Aussi voyons-nous que les Personnes les plus adonnées à la Raillerie, sont fort habiles à découvrir le foible des autres, quoiqu’elles ne possedent elles-mêmes aucune bonne qualité, qui les distingue du Commun. En effet, si l’on trouve de fameux Critiques, qui n’ont jamais écrit une ligne de bon sens ; on peut dire qu’il y a d’admirables Boufons, qui badinent sur tous les défauts d’autrui, sans être parez de la moindre Vertu. De là vient que ces petits Génies pleins de malice gagnent souvent de la réputation dans l’esprit du Vulgaire, & qu’ils s’élevent au dessus des Personnes d’un caractere infiniment plus louable. Si la Raillerie servoit à bannir le Vice & la Folie du monde, elle pourroit être de quelque usage dans la Société civile ; mais, au lieu de cela, on l’employe d’ordinaire à se mocquer du bon Sens & de la Vertu, & à combattre ce qu’il y a de plus saint, de plus respectable, & de plus digne de nos éloges. Nous pouvons remarquer ici que, dans les premiers Ages du Monde, au tems de ces Héros, de ces Ames grandes & généreuses, qui étoient les Chefs-d’œuvre de la Nature Humaine, les Hommes ne se distinguoient que par une noble simplicité de mœurs, & que tous ces petits agrémens de la Conversation, qu’on affecte tant aujourd’hui, leur étoient inconnus. Ce n’est pas tout, quoique nous n’aprochions pas des Anciens à l’égard de la Poёsie, de la Peinture, de l’Art Oratoire, de l’Histoire, de l’Architecture, de tous les Arts libéraux, & des Sciences, qui dépendent plus du Génie que de l’Expérience, nous les surpassons de beaucoup en Rimaille, en Plaisanterie, en Burlesque & dans toutes les manieres triviales de tourner les Hommes & les choses en ridicule. Nous trouvons plus de Badinage entre les Modernes, mais plus de bon Sens parmi les Anciens. Les deux sortes d’Ecrits, où la Raillerie est en vogue, sont la Comédie & le Burlesque. La premiere turlupine les Hommes en les caractérisant au naturel, & l’autre en ce qu’il les dépeint tout differens d’eux-mêmes. Il y a ainsi un double Burlesque, dont l’un represente les Personnes du plus bas étage comme des Héros, & l’autre fait parler & agir les Hommes les plus illustres, comme s’ils étoient de la lie du Peuple. Don Quichote est un exemple du premier, & les Dieux de Lucien en fournissent un du second. Les Critiques disputent entr’eux, pour sçavoir, si la Poësie burlesque est plus coulante en Vers Héroïques, comme ceux de 3la Pharmacopée, ou en petits Vers mal rimez, comme ceux de Hudibras. Pour moi, il me semble que, dans le Poёme, où le Faquin doit être exalté, les Vers Héroïques sont les plus propres ; mais là où le Héros doit être dégradé, la petite Rimaille sied beaucoup mieux. Si Hudibras, avec tout l’esprit & l’enjouement qu’il a dans sa Rimaille, avoit paru en Vers Alexandrins, il auroit infiniment meilleure grace qu’il ne peut avoir aujourd’hui ; quoique la plupart de ses Lecteurs soient si charmez de ses 4doubles rimes, qu’il n’y en aura guéres, à ce que je croi, qui soient de mon opinion à cet égard. Je remarquerai, pour conclusion, que le Ris, attribué aux Campagnes & aux Prairies verdoyantes, ou aux Arbres couverts de fleurs, est la seule Métaphore, autant que je puis m’en souvenir, qui se trouve dans toutes les Langues, si vous en exceptez celle du Feu & des Flammes, sur le chapitre de l’Amour. C’est une preuve que le Ris paroît à tous les Hommes quelque chose de beau & d’agréable. C’est aussi pour cela qu’Homere donne à Venus une épithéte, qui signifie

Citation/Motto

5celle qui aime à rire,
& qu’Horace nous la represente comme la Déesse qui se plaît dans les Ris.
C.

1Voyez Tome i. Disc. xxxv. p. 223.

2Chap.ii. 2.

3Poёme Satirique contre les Médecins de Londres, publié, il y a une vingtaine d’années, par le Dr. Garth.

4Voyez la Note, qui est au bas de la p. 309. du i. Tome de la 2. Edition.

5Φιλομμε ιδής.