Le Spectateur ou le Socrate moderne: XIX. Discours

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XIX. Discours

Citazione/Motto

Vellem in amicitiâ sic erraremus, & isti
Errori nomenVirtus posuisset honestum.

Hor. L. I. Sat. III. 41.

Je voudrois qu’en fait d’amitié l’on ne fût pas si éclairé ; & que ce manque de lumiere paßat pour une vertu parmi les honnêtes gens.

Metatestualità

Des Mensonges officieux

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Après avoir entendu le recit de quelque Avanture assez plaisante, vous voyez souvent des Personnes qui vous la répétent avec d’autres circonstances, qui en font éclipser le mot qu’il y avoit pour rire, mais qui servent à donner plus de jour à la vérité du Fait. Ce tour d’esprit, tout ridicule qu’il est en lui même, a quelque chose d’aimable, parce qu’il vient d’un amour sincere pour la Vérité jusques dans les moindres bagatelles. Si des pareils éclaircissemenes ne promettent pas un Homme d’une conversation agréable, ils font esperer du moins un fidéle Ami : c’est pour cela que, lors qu’on se trouve avec des Gens de ce caractere, on doit leur prêter audience, & souffrir qu’ils nous instruisent de certains Faits qui ne sauroient jamais nous faire aucun tort, soit qu’ils soient vrais ou non. Les Mensonges, qui partent d’un principe d’orgueil, méritent d’être relevez, parce qu’il y va de l’honneur de ceux qui les entendent, & qu’on ne doit pas en être les Dupes : A l’égard des Mensonges fondez sur la Malice, chacun est obligé de les repoùsser vigoureusement pour son propre intérêt & celui du Genre Humain, dont ces Calomniateurs sont les Ennemis déclarez ; mais on tâche d’excuser les Mensonges officieux, parce qu’ils ne font mal à personne, & qu’ils peuvent faire du bien à quelqu’un.

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Racconto generale

L’Histoire nous aprend qu’un Athenien, qui s’étoit trouvé à une Bataille, où ses Compatriotes eurent le dessous, se rendit en toute diligence à la Ville d’Athenes, y publia qu’ils avoient remporté la Victoire, & y causa par ce moyen, une joie universelle ; mais censuré par les Magistrats de ce qu’il avoit donné un faux avis, il leur repliqua en ces termes : Oh ! Atheniens, suis-je devenu votre Ennemi pour vous avoir procuré les deux plus beaux jours de votre vie ?
Ce que fît alors ce Grec à tous les Habitans d’une Ville, c’est ce qu’un de mes Amis fait tous les jours à quelques Particuliers. Il débite sans cesse des mensonges pour mettre les gens de bonne humeur ; & si Platon ne trouvoit pas mauvais que les Médecins trompassent leurs Malades, je ne sai si la conduite de mon Ami ne seroit pas bien excusable. Il a pour maxime d’attribuer un air gai à une Personne qu’il croit timide & se défier d’elle-même ; il lui en témoigne sa joie, & souvent il arrive par là que son mensonge devient une vérité.

Livello 3

Racconto generale

Il demanda un jour à un Homme, qu’il savoit être brouillé avec un autre, comme s’il n’en avoit pas la moindre connoissance, d’où venoit qu’un tel, & là-dessus il nomma son Adversaire, qu’il avoit vu autrefois si ardent pour ses intérêts, ne lui marquoit plus aujourd’hui le même zèle ? « Il est vrai qu’il a dit, ajouta-t-il, en parlant de vous : Il n’y a point d’Homme en Angleterre que je voulusse plûtôt avoir pour Ami que celui-là ; mais pour un Ennemi » Ce discours toucha & desarma la Personne intéressée, qui n’attendoit que des injures de ce côté-là. Après avoir fait cette démarche, il s’en alla trouver la Partie adverse & lui déclara, qu’il ne pouvoit concevoir, par quelle fatalité, deux Hommes si raisonnables se connoissoient si mal l’un l’autre : « Vous avez parlé, continua-t-il, avec trop d’indifference, d’un Gentilhomme qui a dit plus de bien de vous qu’aucun Homme n’en mérite, s’il m’est permis de vous dire ma pensée. » Le stratagёme réussit le mieux du monde, puisque la premiere fois que l’un de ces deux Meilleurs aperçut l’autre en rue, il l’apella par son nom, s’entretint avec lui de bonne amitié, & qu’ils allerent boire chopine ensemble.

Racconto generale

Il dira quelquefois à une Dame qu’une autre en a parlé avec de grands éloges, &, qui plus est, lui a donné la préférence sur un trait débuté, pour lequel on l’admire elle-même. C’est ainsi que ses Mensonges officieux produisent, par toute la Ville, la plus plaisante confusion, que l’on se puisse imaginer ; on voit rendre une visite au bout de six mois qu’elle est due, & après qu’on s’est bien déchiré de part & d’autre, durant tout ce tems. Deux Dames poussent mille regrets à leur entrevue, pour une si longue séparation ; chacune d’elles se condamne tour à tour, s’accuse d’être la plus coupable, & ne se flateroit pas d’obtenir le pardon de sa négligence, si elle ne s’apuyoit sur la bonté extraordinaire de son Amie.
Il arrive souvent qu’une troupe de Railleurs s’exerce à racommoder tout ce qui s’est dit de chaque côté pendant que la guerre étoit allumée entre les deux Partis ; & qu’un Cercle entier d’Amies fait voir le jeu de mille passions agréables, au lieu du chagrin, de la colere, de la médisance, de l’envie, & de la malice qui les possedoient autrefois. Le plus grand mal, que les Mensonges de cet Homme ayent jamais produit, est d’avoir tourné la Médisance en Flaterie. Il connoît très-bien les manieres du monde, &, sans prendre garde à ce que les Hommes sont en eux-mêmes, il bâtit ses artifices sur ce qu’ils voudroient paroître. De sorte que, si deux Amis ont de la froideur l’un pour l’autre, il ne se donne point de relâche, qu’il ne l’ait entierement dissipée, & qu’il n’ait rétabli une bonne intelligence entr’eux. Il n’en est pas de même de ces beaux Esprits, dont la Lettre suivante fait mention ; Je l’ai reçue d’un Bourg, situé dans la Province de Devon, & je vai l’inserer ici mot pour mot.

Metatestualità

Lettre sur les prétendus Esprits Forts.

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Lettera/Lettera al direttore

Mr. le Spectateur, « Il y a deux jours qu’un de vos agréables Gentilshommes de la Ville arriva dans notre voisinage, accompagné d’un Valet & d’un Païsan, qui leur servoit de Guide. On eut la curiosité de s’informer d’où il venoit, & qui il étoit ; mais le Païsan à qui on le demanda, n’en put dire autre chose, si ce n’est qu’il venoit de Londres pour voyager, & qu’il étoit ce qu’on apelloit un Esprit fort. Il ajouta qu’il ne sçavoit pas quelle sorte de Religion ce pouvoit être, & que si on ne lui eut pas dit que ce Gentilhomme étoit un Esprit fort, il auroit cru par ses discours, qu’il ne valoit guère mieux qu’un Payen ; à cela près qu’il lui avoit donné des marques de sa générosité, puis qu’outre le salaire, dont ils étoient convenus, il l’avoit fait enyvrer deux fois dans un jour. Je ne croi pas qu’on doive s’étonner de cette recherche, ni de quelques autres, dont je vous parlerai une autre fois, ni que nos jeunes Gens, qui se piquent de bel esprit & d’une Raison épurée, aient aucun sujet de s’en divertir. Il n’est pas nécessaire que tous les Gentilshommes de la Grande Bretagne, qui ont le titre d’Ecuyer, sçachent ce qu’emporte le terme d’Esprit fort ; mais il seroit bien à souhaiter que ceux qui se donnent une si pompeuse Epithète, fussent mieux instruits de ce qu’elle signifie ; & qu’ils ne s’imaginassent pas qu’un Homme est un Esprit fort au pié de la lettre, en vertu de son Athéisme ou de son Incrédulité. On peut révoquer en doute avec justice, s’il y a jamais eu une troupe d’Esclaves si vifs, si lâches & si entêtez, que le sont ce prétendus beaux Esprits, dont notre Isle abonde aujourd’hui. Ils ont le même droit de s’apeller Esprits forts, que les Débauchez s’attribuent pour vivre dans la licence, & les Sauvages pour être en liberté ; c’est à-dire, qu’ils pensent tout ce qu’il leur plaît, & qu’ils s’abandonnent à toutes les extravagances que leur penchant ou leur imagination leur suggere ; leurs idées sont aussi bizarres que leurs discours & leurs actions, & ils ne veulent pas que leur Esprit soit gêné par les formalités de la Bienséance & du Sens commun : C’est pour cela même qu’ils méprisent toutes les règles du bon Raisonnement, sous prétexte qu’elles sont trop vulgaires pour des Hommes d’une belle Education. Par tout ce que j’ai vu de leurs Ecrits ou de leur conduite, c’est là une véritable idée de nos Esprits forts. Celui dont je vous parle, se croît muni d’un nouveau Systême de Sens commun, & s’il y a quelque chose digne de votre curiosité, je ne manquerai pas de vous en avertir, d’abord qu’il m’en aura fait le détail. Du reste vous rendriez un grand service au Public si vous preniez la peine d’examiner leurs Hypotheses, & de convaincre notre Jeunesse que la Licence n’est point ce qu’on apelle Liberté, ou, pour m’exprimer d’une maniere moins paradoxe à leur égard, que le Préjugé en faveur de l’Athéisme n’est pas la marque d’un Esprit équitable. Je suis, &c. » 1Philonous.
T.

1Ce mot Grec signifie Celui qui aime l’esprit & le bon sens.