Le Spectateur ou le Socrate moderne: XVIII. Discours

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XVIII. Discours

Citation/Motto

Cato, nihil largiendo gloriam adeptus est.

Sallust. Bell. Catil. c. 54.

Caton acquit beaucoup de gloire, quoiqu’il ne donnât rien pour gagner la bienveillance du Peuple.

Metatextuality

On a tort de secourir les Mendians, qu’on pourroit employer à l’avantage des Manufactures.

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Mon prudent & fidéle Ami le Chevalier André Freeport partage son tems entre la Ville & la Campagne : Il s’occupe à la Ville aux affaires du Public & à celles de son Négoce ; & après y avoir employé trois ou quatre jours de la semaine, il se retire à sa Maison de Campagne, qui n’est qu’à une petite distance de Londres, où il se divertit avec sa Famille & ses Amis. C’est ainsi que l’occupation & le plaisir, ou, pour me server de ses termes, le travail & le repos se prêtent la main l’un à l’autre : Ils se succédent tour à tour avec tant de rapidité, qu’il ne sauroit s’en former une habitude, en être possedé tout entire, ni meme en avoir aucun dégoût. Je le voi souvent à notre Coterie, où il paroït de bonne humeur, quoiqu’il ait quelquefois l’air assez pensif : mais à sa Campagne il a toûjours l’esprit libre, & il est d’une conversation, telle qu’il me la faudroit ; aussi je ne manque guéres d’être de la partie, lors qu’il veut bien m’y inviter.

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General account

L’autre jour, lui & moi ne fûmes pas plûtôt en Carosse , pour nous y rendre, que deux ou trois Mendians, acrochez aux portieres, nous demanderent l’aumône, sous le prétexte ordinaire d’une Femme, ou d’un Mari malade au lit, de trois ou quatre petits Enfans incapables de gagner leur vie, & prêts à mourir de faim ou de froid. Pour nous délivrer de leur importunité, il nous falut débourser quelque argent, & nous continuâmes ensuite notre voyage avec les acclamations & les vœux de ces Miserables.

Dialogue

« Hé bien, dit alors mon Chevalier, nous partons comblez de bénédictions & des prieres de ces Mendians ; peut-être même qu’ils boiront à notre santé dans le premier Cabaret à Biere qui se trouvera sur leurs pas : de sorte que tout ce dont nous pouvons nous glorifier en cette occasion, est d’avoir procuré le débit de quelques Pots de Biere à un Cabaretier, & augmenté, par ce moyen, le revenu de l’Accise en faveur du Gouvernement. Mais à peine voyons-nous quelques onces de laine sur le dos de ces Malheureux, & il y a grande aparence qu’ils ne seront pas mieux habillez la premiere fois que nous les rencontrerons en chemin ; il faut qu’ils soient toûjours couverts de haillons, pour exciter la compassion de ceux qui les voyent. Si leurs familles sont dans l’état où ils les representent, il est certain qu’elles ne sauroient être mieux équipées, & qu’elles doivent être encore plus mal nourries : On croiroit qu’elles ne mangent que des Patates au lieu de pain & que leur boisson n’est que de l’eau toute pure : Sur ce pied-là, nos Fermiers n’auront-ils pas une bonne pratique pour la vente de leur Grain, de leur Laine & de leur Bétail ? Des Chalands tels que ceux-ci, & une Consommation de cette nature ne peuvent sans doute que contribuer à l’avantage de ceux qui possedent les terres, & maintenir les revenus des Gentilshommes. Il n’y a personne au monde qui dût moins encourager les Mendians, que nous autres qui vivons du Négoce. Il est vrai que les Marchandises qu’on transporte, sont du cru du Païs, mais la plus grande partie de leur estimation vient du travail du Peuple : Qu’est ce donc qu’on transportera de l’ouvrage de ces Faineans, puisqu’on les nourrit pour demeurer les bras croisez ? Les aumônes qu’ils reçoivent de nos mains, sont les gages de leur oisiveté. Il m’est venu souven’t dans l’esprit qu’on ne devroit jamais souffrir qu’aucune Personne fût assistée de la Paroisse, ou qu’elle mendiât dans les ruёs, jusqu’à ce qu’elle eut travaillé autant qu’il lui seroit possible pour gagner sa vie, & que le Public devroit alors supléer à ce qui lui manqueroit. Si l’on observoit cette métode à la rigueur, nous verrions sortir une foule de nouveaux Ouvriers, qui contribueroient, sélon toutes les apparences, à diminuer les prix de toutes nos Manufactures. On peut dire que l’ame du Négoce est d’acheter à bon marché & de vendre cher. Le Marchand doit faire ses Envois sur le plus bas piè qu’il est possible, afin qu’il trouve plus de profit dans les Retours ; & il n’y a rien qui le mette mieux en état d’en venir à bout, que la diminution de ce qu’il en coûte pour le travail de nos Manufactures. Ce seroit aussi le véritable moyen d’en augmenter le débit au dehors : La réduction du prix de la Manufacture payeroit les frais du transport dans les Païs plus éloignez ; ce qui seroit également avantageux pour ceux qui possedent les terres & ceux qui s’adonnent au trafic. Mais si tant de nouvelles mains occupées au travail produisoient cet heureux effet pour le Marchand & le Gentilhomme, j’ose bien avancer que notre libéralité envers les Mendians, jointe à tous les obstacles, qui empêchent l’augmentation des Ouvriers, doit être aussi pernicieuse à l’un qu’à l’autre. » Mon Chevalier poussa jusques à soutenir, que la réduction des prix de nos Manufactures, par l’adition de tant de mains, ne feroit aucun tort à personne : Mais sur ce que je lui parus étonné à l’ouie de ces mots, il fit une petite pause, & reprit son discours en ces termes : « Il semble d’abord, continua-t-il, que c’est un Paradoxe de dire que le prix du travail puisse être diminué sans qu’on diminue le salaire des Ouvriers, ou que leur salaire peut être diminué sans qu’ils en souffrent eux-mêmes aucun préjudice ; & avec tout cela il n’y a rien de plus certain que ces deux choses peuvent arriver. Le salaire des Ouvriers fait la plus grande partie du prix de tout ce qui est utile ; & si les prix de toutes les autres choses diminuoient à proportion de leur salaire, chaque Ouvrier seroit en état, avec moins de gages, de pourvoir aux mêmes nécessitez de la Vie : Où seroit donc alors l’inconvenient ? Mais le prix du travail peut être diminué par l’addition d’un plus grand nombre de mains dans une Manufacture, quoique les gages des Ouvriers soient toûjours sur le même pied.

Example

L’illustre Chevalier Guillaume Petty, entre divers Exemples qu’il en donne dans quelqu’un de ses Ecrits, met celui d’une Montre, que je tâcherai d’expliquer ici d’une maniere conforme à mon but. Il est certain qu’un seul Homme ne sauroit faire une Montre à aussi bon marché à proportion que cent Hommes en pourraient faire cent ; parce qu’il y a tant de differentes pieces qui la composent, qu’une seule Personne ne sauroit également bien réussir à toutes ; que l’ouvrage seroit ennuyeux pour un seul, & qu’à la fin il seroit mal bâti : Mais si cent Hommes devoient faire cent Montres, que l’un travaillât aux Boёtes, l’autre aux Cadrans, le troisiéme au Roüage, le quatriéme aux Ressorts, & qu’ainsi chaque piéce fût donnée à un Ouvrier particulier ; comme un seul ne seroit pas embarrassé par la trop grande variété de l’ouvrage, chacun d’eux pourroit finir sa piéce plus promptement & avec plus d’exactitude ; les cent Montres seroient achevées dans le quart du tems qu’un seul Homme employeroit pour en faire une, & chacune couteroit le quart de moins, quoique le salaire de tous ces Ouvriers fût égal. La diminution du prix de l’Ouvrage en augmenteroit le débit, on y occuperoit toujours le même nombre de Gens, & on les payeroit aussi bien.
On peut dire la même chose de la Manufacture des Etoffes, de la construction & de l’équipement des Vaisseaux & de toutes les autres Fabriques imaginables. C’est ainsi qu’une addition de mains à nos Manufactures en diminueroit le prix, que l’Ouvrier auroit toûjours les mêmes gages ; qu’il seroit par conséquent plus en état de se procurer les commoditez de la vie, & que les Marchands & les Gentilshommes y trouveroient leur profit. D’ailleurs je ne voi pas qu’on soit obligé de donner l’aumône à ces Mendians publics, puisqu’ils sont habituez dans quelque Paroisse, & que chacune d’elles est taxée pour l’entretien de ses Pauvres. Pour moi, je ne saurois aprouver ces Réglemens, qui servent plutôt à nourrir les Pauvres qu’à les occuper. Aussi dès qu’on les eut faits, on ne manqua pas d’insulter nos Ancêtres par ce fameux Vaudeville :

Citation/Motto

Banissons le chagrin, Plus de Mélancolie ; La Paroisse aura soin De nous fournir la vie, &c.
C’est à dire, que si nous sommes assez débonnaires pour les entretenir dans l’oisiveté, c’est bien la moindre reconnoissance qu’ils nous doivent de nous corner toûjours aux oreilles, Si le Roi savoit la vie que menent les Gueux, &c. Quoi donc  ? Suis-je contraire à tous les actes de Charité  ? A Dieu ne plaise ! Je ne sache point de Vertu qui nous soit recommandée en des termes plus forts que celle-ci.

Citation/Motto

1J’ai eu faim, dit Jesus-Christ, & vous ne m’avez point donné à manger ; j’ai eu soif, & vous ne m’avez point donné à boire ; j’ai été en Païs Etranger, & vous ne m’avez point logé ; j’ai été nud, & vous ne m’avez point vêtu ; j’ai été malade & en prison, & vous m’avez pris aucun soin de moi.2
Notre divin Sauveur regarde ici la pratique où la negligence de la charité envers un Pauvre, comme si on l’avoit exercée ou violée à son égard. Je tâcherai d’obéir à la volonté de mon Seigneur & Maître : S’il y a donc quelque Homme industrieux qui se soumette au travail le plus rude & à la honte d’être assisté de sa Paroisse, ou de mendier dans les rues, c’est celui qui a faim & soif, c’est le nud de l’Evangile ; & si quelqu’un est venu ici pou se garantir de la persecution ou de la misere, c’est le veritable Etranger que je dois recevoir. Si quelqu’un de nos Compatriotes est tombé entre le mains des Infidéles, & qu’il y souffre un cruel esclavage, c’est l’Homme en prison, à la déliverance duquel je dois m’employer de toutes mes forces. Je devrois donner de mon bien à un Hôpital d’Invalides, pour recouvrer autant de Membres utiles à la Societé qu’il me seroit possible ; mais je ne prodiguerai pas mes aumônes à un Hôpital de Paresseux ; & c’est pour cela même que je ne me croirois pas coupable, si j’avois refuse la Charité à ces Mendians que nous avons trouvé sur nos pas. Du reste, ils est plus facile de prescrire de bonnes régles aux autres que de les pratiquer soi même : nous avons une espéce de honte de ne pas suivre les mauvaises Coûtumes établies dans notre Païs ; mais le defaut de ceux qui jurent dans leur discours ordinaire me paroît moins criminel, que celui de permettre que des Fainéans & des Abominables employent le nom de Dieu, & tout ce qu’il y a de sacré au Monde, pour extorquer d’un Chrétien & des bonnes Ames de quoi soutenir leur malheureux train de vie, sans aucune esperance de les en délivrer. »

1Matth. xxv. 42. 43.

2Matth. xxv. 40. & 45.