Citation: Anonym (Ed.): "XIII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.3\013 (1716), pp. 76-83, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1168 [last accessed: ].


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XIII. Discours

Citation/Motto► Sed fulgente trahit constrictos Gloria curru
Non minùs ignotos generosis.

Hor. L. I. Sat. vi. 23.

Nous ne sommes pas moins passionnez que les Nobles pour la Gloire ; nous nous laissons enchaîner, comme eux, au char éclatant de cette Déesse, qui en fait ses captifs. ◀Citation/Motto

Metatextuality►

Du bon usage que l’on peut faire des Passions.

◀Metatextuality

Level 2► Si nous examinons les Hommes, & que nous tâchions de pénétrer dans les principes qui les font agir, il nous paroîtra fort probable, si je ne me trompe, que l’Ambition est le ressort caché qui remue toute l’Espece, & que chaque Individu en est plus ou moins animé, selon la vigeur de son tempéramment. Il est vrai que l’on en voit plusieurs, qui, par la seule force de leur Naturel, & sans le secours de la Philosophie, n’aspirent jamais à la Puissance ni à la Grandeur ; qui ne se piquent point d’un Cortége nombreux, ni d’une foule de Cliens, ni de tout l’éclat qui accompagne la Magnificence, qui, contens d’une honnête fortune & d’un éclat médiocre, ne s’embarassent pas d’aquerir de grandes richesses : Mais on ne doit pas conclure de là qu’un tel Homme n’est point ambitieux ; ses desirs peuvent avoir pris une autre route, & l’avoir déter-[77]miné à la poursuite de quelque autre objet, quoique le motif soit toujours le même, & qu’il ait toûjours en vue de se distinguer.

J’avoue que la conviction intérieure qu’on a de la beauté de ses actions, séparée des aplaudissemens populaires, sert d’ample recompense à un Esprit généreux ; mais le desir que nous avons de surpasser les autres, n’est sans doute enraciné dans nos cœurs que pour nous engager, avec plus de force, à la pratique de la Vertu.

Il est vrai que cette passion, de même que toutes les autres, est souvent pervertie à une mauvais fin ; en sorte que la plupart de nos belles actions & de nos extravagances naissent de ce principe, & de l’envie qu’on a de se distinguer : Du moins, suivant qu’elle est cultivée par l’Education, l’Etude, ou la Conversion, & qu’elle se trouve dans un Cœur honnête ou un Esprit corrompu, elle produit des effets convenables ; & l’on en voit naître des actes pleins de générosité ou d’un intérêt sordide. Si on s’occupe à orner l’Esprit ou l’extérieur, elle rend un Homme digne de grands éloges out tout-à-fait ridicule. Mais puisque les mêmes humeurs sont répandues dans tous nos corps, & qu’elles y agissent, avec tout cela, d’une différente manière ; on peut dire aussi que l’Ambition, qui anime tous les Hommes, ne se borne pas à un seul objet, que tantôt elle en poursuit un, & tantôt un autre. [78] On ne sauroit douter que, dans un Cercle de Luteurs, ou de gens du commun qui s’exercent à se porter des coups de bâton, il n’y ait un aussi grand desir pour la Gloire, qu’il y en peut avoir parmi des Compétiteurs d’un ordre plus élevé. Si ce principe d’honneur ne les animoit, où est l’Homme, qui, pouvant l’éviter, s’exposât à se faire casser la tête ? C’est là ce qui les met en jeu & la Victoire, qu’ils remportent sur une foule de Concurrens, les dédommage bien, à ce qu’ils croyent, des blessures qu’ils ont reçues dans le combat. Quoiqu’il en soit, notre Poète Waller soutient que, si Jules César avoit été élevé à la Campagne, entre des Païsans, au lieu d’assujettir l’Empire Romain, il seroit devenu, sélon toutes les apparences, un fameux Berger, ou un habile Luteur. L’éducation, la dexterité de son génie & les conjonctures, où il se trouva, le rendirent maître du Monde ; s’il n’avoit pas eu tous ces avantages, la même Ambition, qui l’enflamoit, l’auroit porté à se distinguer dans quelque entreprise de moindre éclat. Puis donc que le sort des Hommes n’est point fixé, dans cette Vie, d’une manière irrévocable, & qu ún million d’accidens peuvent contribuer à pousser ou à prévenir leur fortune, il me semble que c’est une Spéculation assez innocente de se representer un grand Génie réduit à un état aussi bas, que celui, où il se trouve aujourd’hui, est élevé. C’est par là qu’on le voit exercer, pour ainsi dire, en [79] petit ces beaux talens, qui, dévelopez & mis en œuvre par l’Education, le disposent à s’acquitter dignement des plus hauts Emplois. D’un autre côté, le Mérite sans culture peut être d’une si grande étendue, qu’il aproche de celui qui a cet avantage.

Ainsi, la Nature fournit aux Hommes un desir général pour la Gloire, & l’Education le détermine à l’un ou à l’autre objet particulier. L’envie de se distinguer éclate sur tout, si je ne me trompe dans la variété des Habits, des Modes & des Attitudes, que les Gens du bel air suivent pour se rendre remarquables. En effet, tout ce qui brille, ou qui a quelque chose de singulier, frape les yeux des Spectateurs, & les oblige de considerer la Personne où ils le voyent. Il y a même des Gens, qui sont fort choqués de ce qu’on ne les a pas mis dans un Libelle ou une Satire, parce qu’ils s’imaginent avoir autant de droit que leurs Voisins, & que c’est une espece de mépris, de les en avoir exclus. De là viennent aussi les Divertissemens bizarres & les Expeditions nocturnes de nos Débauchez, qui se plaisent à casser des Vitres, à donner des Sérénades, à battre le Guet, à s’enyvrer deux fois le jour, à crever grand nombre de Chevaux, & à faire plusieurs autres Entreprises de la même violence. Du moins il y a bien des Hommes, qui sont plus scelerats & plus extravagans qu’ils ne seroient, s’il n’y en avoit d’autres qui les voyent & qui les aprouvent. [80] Mais une sorte d’Ambition assez commune, & la plus absurde qui puisse jamais s’emparer de l’Espece Humain, est celle qui attaque un Homme, lorsqu’il a une longue expérience & qu’il devroit être plus sage que dans aucun tems de sa vie ; ce qui en augmente le ridicule & la prive de tout ce qui peut excuser, en quelque maniere, les déréglemens de la bouillante Jeunesse : Je veux parler de cette infâme Passion d’accumuler des trésors, sans avoir égard à la prévoyance d’un bon Pere, d’un tendre Epoux ou d’un généreux Ami. On peut remarquer, pour la consolation de l’honnête Pauvreté, que ce desir domine sur tous ceux qui n’ont presque aucune bonne qualité qui les rende estimables. C’est une méchante Herbe qui croît dans un terroir stérile. L’Humanité, la Bonté du cœur & la Politesse ne sauroient compatir avec l’Avarice. Qui ne s’étonneroit de voir que cette indigne Passion efface tout d’un coup tous les nobles sentimens de la Nature Humaine & qu’elle rend un Maître chagrin & cruel, un Pere dénaturé, un Epoux incommode, & un Ami soupçonneux ? Mais je l’envisagérai plutôt ici comme un foible du Cœur, que comme un défaut de l’Esprit. Si l’on ne manque pas d’Exemples d’une Humilité orgueilleuse, on peut dire de même que cette Passion, d’un génie oposé en ceci à la plupart des autres, évite l’éclat & l’extérieur, pour se faire aplaudir. De là vient qu’elle n’observe pas quelquefois la bien-[81]séance la plus commune dans les Habits. Citation/Motto► Un Avare se dira pauvre, afin de vous donner occasion par là de le contredire & de flatter son orgueil. ◀Citation/Motto Le Desir de la Gloire & l’Amour sont deux passions si naturelles au Cœur Humain, qu’épurées & tournées du bon côté, elles peuvent devenir exquises & fort raisonnables. Il est vrai que le Sage, qui, leurré par l’éclat d’une Cour & le brillant des Emplois publics, abandonne les sentiers cachez d’une Vie privée pour courir après les Honneurs & les Dignitez, soit qu’il réussisse ou non dans sa tentative, aproche d’ordinaire assez de cette Grandeur plâtrée, pour en discerner le fard : Alors il cherche à se délivrer de tous ces embarras afin de passer le reste de ses jours dans le calme & dans la retraite.

Il est ainsi de la prudence de ne changer pas de bien en mal, & de ne quitter jamais ce qu’on fait pouvoir toujours reprendre avec plaisir. Cependant, si la Vie n’est un peu animée par les doux Zephirs de l’Esperance & de la Crainte, elle risque de tomber dans un état d’indolence & de sécurité fort oposé à la Nature. Tout le monde sait que Domitien, après avoir obtenu l’Empire Romain, se divertissoit à prendre des Mouches. Les Esprits mâles & actifs ne sauroient & ne doivent pas même demeurer en repos dans la vigueur de la jeunesse : S’ils n’ont en vue quelque noble objet, leurs desirs tendent en bas, & ils se trouvent agitez par quelque passion rampante & indigne. [82] C’est ainsi qu’un Arbre, dont on coupe l’extrêmité des branches, pour l’empêcher de pousser en haut, ne manque pas d’élancer des rejettons par le pié. L’Homme, qui ne se propose que son intérêt particulier dans le Monde, & qui recherche les aplaudissemens de la Multitude, n’y goûtera jamais aucune satisfaction solide & se trouvera même fort éloigné de son compte : Mais celui qui est anime d’un plus noble motif, dont l’Esprit est assez élevé pour avoir en vue le bien de sa Patrie, qui aime les éloges fondez sur la Vertu, & qui méprise les acclamations dépouillées du témoignage intérieur de sa Conscience qui, sans murmurer de l’état où la Providence l’a mis, voudroit bien s’avancer à un Poste plus considérable, par des voyes honnêtes & légitimes ; un tel Homme ne souhaite & ne tâche d’augmenter son pouvoir, qu’afin de se rendre plus utile à la Société.

Celui que la Nature a orné de talens extraordinaires, peut faire beaucoup de bien ou de mal dans le Monde. C’est pour cela même qu’on doit avoir un soin particulier de l’éducation de la Jeunesse, & leur inculquer de bonne heure des principes d’Honneur & de Vertu, afin que leurs bonnes qualitez ne prennent pas un mauvais tour, & qu’elles ne soient jamais employées â un usage criminel. Le but de la Religion & de la Philosophie n’est pas tant d’éteindre nos Passions, que de les modérer & les apliquer à des objets convenables & bien choisis. [83] Lorsque ces deux Pilotes nous ont montré la route qu’il faut suivre, il n’y a point de mal d’y courir à pleines voiles ; si l’orage de l’adversité se leve contre nous & nous empêche d’arriver an Port où nous tendions, ce sera une grande consolation pour nous d’être persuadez que nous n’avons pas manqué le bon chemin qui nous étoit prescrit, & que nous ne sommes pas la cause de notre infortune.

De sorte que la Religion, à ne la considérer que par raport aux affaires de cette Vie, est très digne de notre estime & d’une grande vénération ; en ce qu’elle fixe les différentes prétentions des Hommes, & leurs intérêts, qui se croiseroient sans cela, & qu’ainsi elle entretient l’ordre & l’harmonie dans toutes les Sociétés civiles ; en ce qu’elle donne occasion à chacun de tenir son rôle dans ce Monde, & d’y faire valoir ses talens ; en ce qu’elle excite à des actions louables de leur nature, & avantageuse à la Communauté ; en un mot, en ce qu’elle inspire une Ambition raisonnable, un Amour pur & de nobles Desirs. ◀Level 2 ◀Level 1