Second mois Desfourneaux Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 17.07.2019 o:mws-11C-1269 Desfourneaux: Le Spectateur suisse, Traduit en François. Paris: André Morin et François Flahault 1723, 44-87 Le Spectateur suisse 1 002 1723 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Mode Moda Fashion Moda Mode Moda Natur Natura Nature Naturaleza Nature Natureza Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Imagem humana Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Imagem feminina Mode Moda Fashion Moda Mode Moda Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Teatro Literatura Arte France 2.0,46.0

Le Spectateur suisse,Traduit en François. Second mois.

Ou il est parle' Des petits Maîtres & de leurs Coёffures, &c.D'une sorte de Musique appellée italienne & de la belle Musique.Caracteres, rencontre, conventions & commerce de deux Misantropes, &c.

Avis.

On a fait à cet Ouvrage l'honneur d'en demander le second Mois avec quelque empressement; mais on m'a conseillé de me le donner qu'après les Vacances, pour des raisons qui m'ont paru considérables, & d'en faire imprimer toute la suite en caractéres plus menus que le premier Mois. Cette différence de caractéres ne doit pas faire de peine à ceux qui voudront faire des Recueils de tout les Mois. Ils n'auront qu'à regarder le premier comme un préliminaire; en effet, c'en est un en partie, & il n'est point extraordinaire qu'un préliminaire sois imprimé en plus gros caractéres.

Je continuё à faire ma fonction de Spectateur que je trouve utile & agréable, mais un peu plus pour moi que pour le Public, auquel je ne dois point faire part de tout ce que je vois, ni de tout ce que je pense sur chaque ridicule que je découvre ; car il y auroit de l'inconve-nient à cela. Je garderai donc un peu pour moi par raison, & ne communiquerai à mes Lecteurs que ce que je jugerai à propos dans les circonstances sur lesquelles je me suis déja expliqué, ne voulant ni offenser ni donner lieu à deviner personne.

Mais je ne sçai si je ne me ferai point deviner moi-même, en donnant ici une idée de mon caractere extraordinaire, singulier & misantrope, dont il m'est venu dans l'esprit que je pourrois régaler le Public, comme d'une piéce, au moins rare, si elle n'est bonne.

On m'a observé en plusieurs endroits comme un original assez remarquable ; je me regarde moi-même sur ce pied-là quelquefois. J'en ris le premier, & je crois que ce n'est pas sans sujet ; on en jugera dans l'endroit où je parle de la rencontre d'un autre Misantrope & de moi.

Mais auparavant de parler de cette rencontre, je suis bien aise de sçavoir ce qu'on pensera de quelques remar-ques que j'ai faites, & que je crois assez divertissantes.

Avant d'entrer en matiere je commencerai par m'expliquer en peu de mots sur le stile & sur les Ouvrages d'esprit; pour répondre à ce qui a été dit par des personnes qui ont raisonné & décidé sur celui-ci, chacun à sa fantaisie, mais d’une maniere dont j'ai beaucoup plus de sujet d'être content que de m'en plaindre. Je serai fort court sur cet article, parce qu'il ne regarde guéres que ceux qui s'érigent en Juges sans appel des Livres qu'ils lisent, & je passerai de ce serieux au ridicule de beaucoup de petits Maîtres, &c.

Quelques personnes qui ont lû le commencement de cette Traduction, ont dit que j'ecrivois de bon sens ; mais qu'il manquoit à cet ouvrage de l'agrément, & qu'il en valoit beaucoup moins d'être traduit si fidelement, parce que les meilleures pensées, & même les plus belles ont besoin d'un certain stile pour plaire. Je conviens du merite des agrémens& de celui du beau stile, mais si j'étois capable de pien penser, je ne croi pas que je fusse un capital du stile, comme font quelques Autheurs polis. Je prendrai la nature pour modèle ; elle seroit mon guide : je ferois en elle des pensées simples & naurelles ; elle seroit souvent le sujet même de ces pensées ; je la contemplerois : je tâcherois de la peindre, de l'exprimer. Qu'est-ce que sont les meilleures productions de l'esprit humain ? Ce ne sont que celles de la nature. Et que pourroit avoir notre esprit de beau ou d'agréable, qui ne fut emprunté d'elle, & si j'ose m'expliquer ainsi, peint en lui par la nature même ; nous voyons ce qu'elle nous présente, nous le pensons, & nous écrivons ce que nous avons pensé. Voilà ce que nous appellons nos ouvrages ou des ouvrages d'esprit ; s'ils sont beaux, je ne voi pas qu'ils ayent d'autre beauté que celle dont je viens de parler. Nos esprits sont à nos ames ce que nos yeux sont à nos corps ; nos yeux ne donnent point aux objets les belles ou agréables qualitez que nous y voyons ; ils nous servent à les y voir. Enfin les beautez de l'esprit humain ne paroissent être celles des objets ; mais ses défauts, ses folies, ses jugemens faux, & ses erreurs sont en lui-même. La nature lui offre ce qui est ; il est souvent capable de voir ce qui n'est pas, ou ce qui n'est que dans ses idées, & de l'attribuer aux objets mêmes comme une réalité.

Ne pourrois-je pas dire aussi que notre cœur reçoit l'impression des beautez naturelles, mais que par quelque dérangement qu'y ont fait les passions, nous n'en sentons pas quelquefois le mérite, & ne voulons les trouver belles que revêtuёs & ornées de certaines choses que les hommes ont inventées, qu'ils ont appellées des agrémens, & dans lesquelles ils se sont accoutumez à trouver la beauté, souvent plus que dans les beautez mêmes de la nature.

J'ai remarqué que le goût de quel-ques personnes de mérite se déclare pour la belle & pour l'agréable simplicité. Je ne connois encore rien dans l'art qui en approche, & même qui ne soit fort au dessous. Mais je parlerai de cela dans quelqu'autre endroit.

J'envoye toûjours à mon Compatriote & mon Ami les petites remarques que je faits dans les lieux où je me trouve. En voici dont je lui fis part y a quelque tems, en lui écrivant sur plusieurs sujets.

Je suis entré ce matin chez un Barbier. Un petit Maître du bel air, magnifique, paré comme une femme, & impatient de ce qu'on tardoit trop à l'aller adoniser chez lui, est entré un moment après moi, fort en colere, & s'est jetté brusquement dans la place où j'allois me mettre. J'ai eu dequoi exercer ma patience, en attendant que la tête de cet étourdi, eût toutes ses façons. Je ne sçavois pas que ce fût une si grande affaire. J'ai mis à profit le tems qu'il me falloit attendre, & je me suis appliqué à considerer & à con-templer cet original. Sa tailler étoit haute, de celles à qui sied bien une grande chevelure, ou une grande perruque qui en tient lieu ; c'est pourquoi j'ai trouvé fort étrange qu'il fist resserrer, accourcir, & presque anéantir sa petite perruque dans une assez grande bourse ; ensorte qu'on lui voyoit des ganaches pointuёs, de grandes oreilles, un col décharné, & une partie de ses petits cheveux, qu'il sembloit vouloir exposer aux yeux du public. J'ai admiré l'art, l'adresse & la patience du Barbier qui l'a peigné avec deux peinges, amis en détail toute sa frisure dans un certain ordre que je ne sçauroit dire ; j'ai vû aussi satiner la perruque & le visage, avec une métode particuliere & de loin ; en sorte que les assistans en ont eu leur part. Tout cela s'est fait avec beaucoup de patience de part & d'autre, je veux dire, de celle de l'Adonis & de celle de l'Adoniseur.

J'ai demandé pourquoi l'on ne se servoit pas d'une tête de bois : j'ai appris qu'on arrangeoit mieux la frisure à l'air de la personne sur la tête même en original. J'ai trouve cela bien pensé. On a dépoudré le visage fort délicatement, puis mon homme s'est levé, essuyé, miré ; & après avoir tout mûrement consideré de front & de profil, non sans faire beaucoup de mine, il a paru fort content de sa tête.

Vivent les têtes originales ou en original pour faire bien les choses, les têtes de bois ne sont pas faites pour des gens qui demandent un si haut degré de perfection : elles sont bonnes pour nous autres Philosophes qui pensons plus au dedans des nôtres qu'à l'arrangement de nos cheveux.

Je faisois ces réflexions dans ma chaise quand mon tour est venu. L'on m'a tiré de ma contemplation en me présentant un fauteuil pour me raser. Je me suis mis entre les mains de mon Barbier ; & fermant les yeux, j'ai continué ma méditation sur ce que je venois de voir.

Sont-ce-là des hommes, disois-je en moi-même? Quelle espece d'hommes ? quelles figures ? veulent-ils plaire aux femmes ? Et quelle sont les femmes à qui ces figures-là plaisent ? Cependant il y a beaucoup de ces hommes qui réusissent à plaire par cet ajustement, puisqu'ils le cultivent toujours avec les mêmes attentions. Il y a donc aussi des femmes qui les aiment ainsi coeffez ; le goût est donc bien changé ; mais celui du tems d'Auguste ne valoit-il pas bien celui du nôtre si rafiné, si poli ? Ovide connoissoit-il le bon goût des deux sexes de son tems ? N'est-ce pas lui qui a dit,

Foma virum neglecta decet.

Il y a une sorte de négligence qui sied bien à l'homme.

N'est-ce pas là un des conseils qu'il donne aux hommes pour la bienséance & pour le bon goût ? D'où vient que nos hommes (je ne parle pas seulement des jeunes ; quantité d'hommes faits se mettent comme eux ;) d'où vient, dis-je, que des hommes galants & plis se parent comme des femmes & ont des manieres de coquettes ? Est ce qu'un air affecté, pincé, & de la coquetterie fait des qualitez plus aimables pour les femmes, qu'un exterieur & des manieres d'homme, ou pour mieux exprimer ma pensée, qu'un air & des manieres de Cavalier dans un certain goût ? ou si l'exterieur que demande Ovide est encore du goût des Dames, pourquoi ces hommes qui veulent leur plaire se parent-ils de ces bagatelles que la mode fait & de fait si souvent ? Pourquoi ne choisissent-ils pas une propreté simple, sans affection, avec un air & des manieres cavalieres, négligées & galantes en même tems ? Est-ce qu'ils ne sont point capables de cet air aisé & naturel ? ne seroit-il praticable que pour de veritables hommes ? Ceux-ci seroient-ils déchis de cette qualité ? Si cela est ainsi, je les trouve habiles de suppléer aux agrémens humains, & de s'en appliquer d'autres dans le goût feminin : je veux dire, d'employer pour plaire aux femmes, les mêmes moyens que celles-ci met-tent en usage pour plaire aux hommes ; j'ai pensé dire pour nous plaire, & j'eusse dit une sotise que les Dames auroient bien relevée, il ne faut point ici de terme collectif qui s'étende à mon espece ; car elle est l'antipode des petits Maîtres, & elle seroit un pauvre ragoût pour les coquettes.

Dans le fond les agrémens dont je parle sont prudemment imaginez ; car il n'y a plus gueres de veritables hommes parmi les jeunes qui autrefois l'étoient le plus. De notre tems ils sont devenus presque femmes. Autrefois ceux d'une certaine sorte croyoient pouvoir plaire par quelque chose de viril, & les femmes par les ajustemens, par un air doux & gracieux, par la beauté, la fraîcheur, les lis & les roses ; aujourd'hui les personnes des deux sexes qui pensent à plaire, veulent avoir un mérite ajusté, riant & souriant, gracieux, fleuri & brillant: les femmes aiment ce brillant dans nos petits maitres autant que ceux-ci l'aiment dans les femmes ; c'est donc un même goût, & par consequent il a fallu des moyens communs pour se plaire réciproquement ; c'est ce qu'on a cherché & trouvé fort heureusement ; mais il y manque quelque chose : c'est dommage que ces hommes, à demi femmes par le cœur, ne puissent l'être par le visage autant qu'ils le souhaiteroient, je veux dire, qu'ils ne puissent empêcher leur barbe de croître, ils en seroient assurement plus beaux. Aussi quelques-uns se font depiler, mais c'est une affaire ; d'autres qui ont du courage, s'arrachent poil à poil cette barbe incommode deux ou trous fois la semaine, avec une constance qui donnerois bonne opinion d'eux, si elle avoit un autre motif.

Mais il faut revenir aux perruques, en cet article est grave & mériteroit d'être épuisé par un habile homme.

Une grande chevelure ou une grande perruque sied bien à une grande taille, mais un corps sans la proportion de ses parties naturelles ou ajoûtées, est desagréable à la vûё. La proportion est du goût de la nature, qui l'observe dans la formation des animaux, elle convient au bon goût qui en est le Juge comme des autres qualitez qui peuvent être ses objets, & qui ne s'accommoderoit pas d'une grande perruque sur la tête d'un petit homme, ou d'un petit homme dans une grande perruque. Nous avons pourtant vû ici des demi-hommes cachez & noyez dans de nostrueuses perruques : & nous voyons aujourd'hui des demi-perruques à de grands hommes, & ce que je trouve plaisant, à des hommes qui ne sont plus jeunes. Quel goût !

Autrefois en estimoit de grand cheuveux bouclez, ondez, flotans : les Poёtes en faisoient une des beautez leurs Déesses, on les a imitez dans les perruques naissantes, parce qu'on a cru que ce qui approchoit le plus de la belle nature, étoit le plus beau : les perruques Cavalieres, qui ont un air Cavalier en effet, sont en quelque sorte dans ce goût, & mirent de grands cheveux nouez : celles dont je veux parler sont d'un goût tout opposé, dont il faut laisser une idée à nos descendants, de peur que la mode ne s'en passe tout-à-fait, elles font toutes entieres les mêmes & fréquens mouvemens des têtes qui en sont parées. Le vent se joüe de la quantité de poudre dont elles sont couvertes, mais non pas des cheveux que je regarde moins comme une chevelure d'homme, que comme un peu court, & si court à quelques perruques que j'ai vûёs, qu'il pourrois être comparé à celui des barbers d'une certaine espece, mais avec cette différence que la nature frise celui-ci & le met dans un assez bon ordre, au lieu que quantité d'hommes travaillent & se perfectionnent tous les jours à friser, sur les têtes mêmes de nos Conquerants celui dont ils veulent être embellis, s'ils ont bien de la peine à le mettre dans l'ordre que l'on souhaite. En verité on y auroit bien à travailler d'une autre maniere à ces têtes ; mais je ne crois point qu'il y en ait d'assez bonnes pour les réformer, ou pour les fixer.

Mais comment fixer des hommes si changeans ? Non seulement ils ne peuvent soutenir une coёffure ou un habit d'un bon goût, sans les quitter pour passer souvent d'un extremité à l'autre; il ne tient pas à eux non plus qu'à certaines femmes, qu'ils ne'en faissent de même de leurs visages. Les petites perruques d'aprésent cachent à quelques-uns une grande partie de leur front, & il y a des femmes qui font de même avec leur petites coёffures. Il semble qu'un grand front donne un aire de sagesse, comme un petit front marque un petit cerveau (quoique cela ne soit pas sans exception) ; mais à quoi serviroit d'avoir un air de sagesse ? Cela n'est pas mise, cela ne réjoüit point ; cela est même triste pour de certaines gens ; mais un air ratier que l'on se donne quelquefois par ce goût bizarre, divertit & réjoüit ; & il y a long-tems qu'on n'estime gueres ici, dans un certain monde que ce qui amuse, & fait passer un tems, souvent fort à charge.

Ne diroit-on pas que la nature décline en hommes. Ceux dont je parle donnent à leur sexe une superiorité fort étenduё sur l'autre sexe. Je ne sçais pas trop bien sur quoi ils la fondent ; mais je croi qu'ils prennent de cet autre sexe ce qu'il a de moindre, la bagatelle, l'ajustement recherché & la coquetterie qui sont la ressource des pauvres femmes sequestrées par les hommes des affaires, des choses sérieuses & importantes, & qui se trouvent réduites à étudier & à pratiquer des modes, des coёffures, des habits & des mines pour plaire, ou pour ne pas tomber dans la mépris qu'en font d'une certaine maniere la plûpart des hommes aussi sottement, à mon avis, qu'ils cherchent à plaire à ces mêmes femmes par ces mêmes bagatelles.

En verité il n'y a gueres de femmes de moindre valeur que cette espece d'hommes, & il y a plus de femmes qu'ils ne pensent, qui ont un mérite dans leurs petites têtes sont incapables de juger. Ils ne cherchent pas aussi à plaire à cette sorte de femmes ; mais à celles de leur espece & de leur goût ; cela est naturel, & il se forme par là une simpatie aussi solide que leurs caracteres, & que leur estime réciproque.

J'avertis mes Lecteurs que je fais des exceptions à ce ridicule & à tout autre dans les deux sexes, & je les prie d'entendre que j'en fais par tout où la raison le veut, & de ne donner à tout ce que j'écris, qu'un eétenduё raisonnable qu'il ne m'est pas possible de fixer ici.

Voici encore quelques remarques de Spectateur, que j'ai envoyées à mon Ami dans une autre Lettre.

Je viens d'un Concert où ont été exécutez plusieurs morceaux de Musique, entr'autres d'une Musique qu'on appelle Italienne, & que quantité de Musiciens de ce pays-ci, & même des Violons assez communs, se mêlent des composer ; c'est une Musique séche qui n'a point de caractére, ou, si vous voulez, point de chant, & qui n'exprime rien.

J'étois auprès de quelques person-nes d'esprit que je connois, & qui l'ont bien goûtée. Un de ceux-là qui me paroissoit comme enchanté, a été surpris de la figure que je faisois, & m'a demandé si je ne trouvois pas cela beau ? je lui ai répondu qu'oui, d'un air qui marquoit presque que non, tant j'´étois blessé de cette Musique, sur laquelle je lui ai fait plusieurs questions, j'ai compris par ses réponses, qu'elle étoit du goût d'aprésent & à la mode, enfin qu'elle lui paroissoit belle : j'ai bien vû qu'il étoit aussi un homme à la mode. Si l'on me demandoit ce que j'entends ici par un homme à la mode, je répondrois que je veux dire un homme qui suit les modes, dont l'empire est grand & absolu dans ce pays, qui trouve les choses belles quand la mode les rend telles, & qui ne manquera pas à les trouver laides quand elle les aura changées. Moi qui ne peux me défaire d'un certain goût que je croi fixe & permanent dans un petit nombre d'hommes, l'eusse voulu cependant être du goût à la mode deux heures seulement pour être aussi heureux que les autres pendant ce tems-là ; je me suis efforché de trouver cette Musique belle ; j'ai redoublé mes attentions pour en découvrir les beautez ; mais j'ai été la dupe de mes efforts, & je me suis vû réduit à mon personnage de Spectateur. J'ai donc envisagé les Musiciens & écouté une Musique que je ne pouvois entrendre ; je l'ai comparée à une autre bien differente que j'avois goûtée autrefois, & que les Musiciens n'oseroient mépriser, quoiqu'ils l'ayent abandonnée. Pour moi je l'aime toujours : elle a un caractere qui se fait sentir, ou plûtôt elle a differens caracteres qui la rendent touchante, propre à exprimer de belles & d'agréables passions, à attendrir, à réjoüir & même à élever l'ame en quelque sorte par une certaine noblesse, dont je ne vois point de traces dans les compositions de la plûpart de nos Orphées modernes.

L'ancienne Musique dont je parle est quelquefois tendre, ou gaye, ou majestueuse ou d'un autre caractére. Elle est l'expression des passions. Je la compare en quelque maniere à la belle Poёsie, dont les beautez sont l'effet & en même tems l'expression des belles pensées inspirées aux bons Poёtes par les grand sujets ; ses sons sont pleins : ils ont de l'étenduё, de la force, de la douceur, ou quelqu'autre qualité propre à inspirer des sentimens. Leur assemblage forme une harmonie dont les beautez se font sentir à l'ame, qui n'a pas besoin d'attention pour les découvrir, ni de science pour les connoître.

Quelle différence d’une telle Musique & même de la bonne Musique Italienne à celle que j’ai entenduë, ou plûtôt que j’ai ecoutée, comme je l’ai dit, sans l’entendre ! Cette derniere n’est du côté des voix, qu’un cri confus, une espece de hurlement métodique ; de la part des instrumens, ce sont des sons, non pas entiers, mais coupez, & j’ai bien envie de dire estropiez. Toute cette Musique n’est point une harmonie, & n’a point, je le dis encore, de caractére, ou si elle en a quelqu’un, je ne le connois pas, mais je juge sur les apparences que c’est celui en chaque Auteur en Musique est facile à acquerir & à remplir dans ce goût, car plusieurs de ceux qui du tems de Lully n’avoient pas dequoi se distinguer par l’exécution de sa Musique, ont à present dequoi s’illustrer par l’invention, si tant est que leur composition soit invention, dont je doute fort ; ce n’est peut-être qu’un assemblage bizarre, & souvent fait au hazard, de quantité de notes renfermées en différentes mesures, & coupées par des pauses ou intervales, en mille manieres différentes, qui se sont présentées à l’imagination du Compositeur, que n’a point échauffé le beau feu qui produit le chant & l’harmonie dans les grands Musiciens & dans les grands Poëtes, mais ceux-ci s’offenseront peut-être que je les croye animez d’un feu semblable à celui des Musiciens.

Or ces Auteurs Musiciens se distin-guent particulierement par les Sonates, qui sont des diminutifs de sons & dont il est difficile de connoître le genie, si j’ose ainsi parler. La Musique de plusieurs de ces Sonates qu’on a exécutée dans notre Concert, est mutilée, fantasque, ratiere, extravagante, elle n’inspire rien, mais elle amuse ; & c’est assez pour le goût de la plûpart des personnes qui aiment les Concerts.

Il y a long-tems que le solide n’est plus à la mode, même dans les plaisirs, qui sont plus estimez que jamais, &  dans la Musique qui est un des plus nobles. C’est à peu près comme dans la galanterie, une figure plaisante, ridicule, un petit Maître d’un air singulier, & d’un esprit de même, dont l’allure n’est ni marche ni danse ; & tient bizzarement de l’un & de l’autre, divertit & plait ; il est vrai qu’il ne va point un cœur des femmes d’un certain goût, non plus que la Musique bizarre qui ne passe point aussi les oreilles ; mais tout cela est de mise pour le grand nombre.

On est las, je ne puis m’en taire, des beautez solides, des grandes beautez, qui, bien ménagées, pourroient faire le plaisir que l’on cherche vainement dans les bagatelles ; le goût en reviendra peut-être, non parce qu’elles sont solides & vraies beautez, mais parce qu’on se sera lassé des autres, qui reviendront à leur tour ; car il faut changer.

La belle Musique fait un des plus semblables plaisirs des honnêtes gens de bon goût ; elle est noble : la douceur est un de ses principaux caractéres, elle l’embellit & la porte au cœur ; elle excite de belles passions : elle donne quelquefois de grands sentimens & de l’élévation ; elle parle au fond de l’ame ; elle a de quoi la toucher en différentes manieres, & de quoi lui plaire dans les différens états où elle se trouve. L’autre Musique parle aux oreilles, elle est violente & rapide ; la douceur n’est point son caractere : elle est un travail pour les Musiciens, une corvée. Pour moi, ce que j’ai souf-fert à l’entendre m’en a laissé une telle idée, que si j’avois à imposer, pour quelque mauvaise action, une peine plus que médiocre à quelque personne qui eût le goût bon & délicat, je la condamnerois à faire une fois tous les jours pendant un certain tems, la pénitence d’être d’un Concert semblable à cela qui m’a fait faire ces réflexions.

J’ai raconté dans le premier mois une avanture qui m’étoit arrivé pour avoit voulu faire quelque société avec des personnes fort disposées à me mépriser, par ma qualité de Suisse, & par mes qualitez personnelles, Il est facile de comprendre que l’amour propre ne m’a point porté à faire ce recit. Mon extrême penchant pour une societé convenable, & ma répugnance à toute autre ont donné lieu depuis à une rencontre plus heureuse, que je raconterai encore avec aussi peu de vanité : elle a quelque chose de remarquable par la singularité des mœurs & des caractéres, & elle prépare à ce que j’ai dessein de donner bien tôt au Public & qui y aura du rapport.

J’ai parle de la découverte que j’avois faite d’une Dame aimable & raisonnable. L’assemblage de ces qualitez est rare, & fera quelquefois un sujet pour cet Ouvrage.

Cette Dame est absente pour quelque tems, & j’y perds beaucoup ; car je n’ai encore trouvé personne qui lui ressemble par le cœur & par l’esprit. Les belles qualitez de l’esprit & du cœur font le plus grand mérite que je connoisse, & peut-être le seul qui soit bien digne de ce nom. Elles font les belles passions : elles rendent précieux un sujet qui les possede, quelque médiocre qu’il soit d’ailleurs, & l’amitié de ceux qui les ont me paroît le plus grand bien, & le plus grand trésor dont on puisse s’enrichir en ce monde, où je ne vois gueres d’estime ni pour ces qualitez, ni pour le vrai mérite presque inconnu à tous autres qu’à ceux qui le goûtent, & qui ne peuvent être heureux sans le connoître, l’aimer & en être aimez.

L’absence de la personne dont je viens de parler, a augmenté ma Misantropie, (car je suis un de ces amoureux du vrai mérite) & m’a fait désirer quelque societé, quoique j’aie été malheureux sur cet article jusqu’à présent, mais ne pouvant simpatiser avec aucunes de ceux que je vois, parce que je suis d’un caractére fort extraordinaire, j’ai pris le parti de me partager entre la Ville & la Campagne. Dans ce dessein j’ai choisi une belle solitude près d’une grande Ville. Là je vis une partie de tems en vrai Misantrope, sans y regreter le monde, où je vois peu de ce dont j’aurois le plus de besoin, je veux dire, de la raison ; je n’y trouve presque que des foux & des folles ; ce qu'il y a de plus rare à mon sens, parmi ces animaux qui se qualifient de raisonnables, est cette qualité de raisonnables qu’ils se donnent.

Le goût des bonnes choses n’y est pas plus ordinaire ; je dis de ce qui pourroit rendre la vie plus douce & plus agréable mille fois que ce qu’ils cherchent la plûpart des hommes & des femmes, en qui je croi voir plus d’instinct, non seulement que de raison, mais que de goût pour les vraies convenances, & que d’envie d’acquerir des avantages propres à adoucir les peines de la vie, & à faire sentir quelques plaisirs solides en honnêtes gens ; de sorte que ceux qui sont dans ce goût ont bien de la peine à trouver quelqu’un à qui parler.

Cela a contribué à me faire un caractere singulier, bizarre, bouru & m’a fait regarder de plusierus comme un personnage fort extraordinaire. Je le suis en effet, & d’une humeur qui me paroît plus plaisante que tout ce que je vois ailleurs ; je ne croi pas être taxé de vanité par mes Lecteurs, si j’en parle quelquefois en Spectateur de moi-même ; je dis, en Spectateur naturellement éloigné de ce sot orgueil qui empêche une infinité d’hommes de se réjoüir de leur propre ridicule. Pour moi je trouve mon compte à envisager le mien pour mon plaisir, & à le montrer à des gens qui ne me connoissent pas ; dont la plûpart sont aussi ridicules que moi, & le sont peut-être davantage, parce qu’ils ne croyent pas l’être comme moi ; enfin dont l’estime & le mépris me sont également indifférens.

Je suis donc un original, Misantrope par accés ; & solitaire à la campagne tant que cela me tient ; or cela me vient quelquefois des Lunes entieres, après quoi je retourne dans quelque ville où je reprends mon personnage de Spectateur, beaucoup plus commode que celui d’Acteur pour ceux qui sçavent s’y borner ; mais il est difficile de s’y borner, je veux dire, de penser, & de se tenir en repos au milieu des occasions infinies qui donnent envie de parler ou d’agir, & nous font souvent dire ou faire quelque sotise.

Ainsi mon emploi en ville est de voir & de penser ; j’y fais des provisions en ce genre pour ma solitude, pour mes rêveries, & pour cet Ouvrage : mes recoltées sont abondantes : car je voyage souvent, en Spectateur errant & universel, qui ne me borne, ni à la Suisse, ni à la France, ni à l’Europe, ni au tems où nous vivons.

Retourné à ma solitude, je me repais d’idées & d’imaginations comme quantité de Visionnaires mes Confreres, mais peut-être avec quelque différence ; j’y fais la rêvue de mes provisions ; je les débrouille & les mets dans un certain ordre.

C’est-là mon occupation actuelle dans ce beau lieu que j’ai choisi, dont l’agrément y a attiré plusieurs personnes de l’un & de l’autre sexe, qui demeurent dans le voisinage, & qui y ont fait des cotteries, que je rencontre souvent à la promenade.

Mes manieres, qui sont quelquefois d’un homme absorbé dans ses pensées, m’on fait regarder de ces cotteries avec une curiosité qu’on a presque toujours pour les choses extraordinaires ; c’en est une en effet, & assez remarquable, qu’un homme qui s’occupe à penser presque sans autre action exterieure, que celle de promener ses pensées ; comme c’en est une au contraire fort ordinaire dans le monde d’y voir des gens se donner tous entiers à l’action, & renoncer presque à la réflexion qui devroit dire le guide des entreprises, de la conduite & des actions.

L’estime n’a gueres de part à la curiosité qu’excite la singularité des hommes de mon espece : aussi suis-je remarqué de la plûpart de ceux dont je parle, comme un songe-creux, un Philosophe, & peut-être comme un homme qui paroît avec le cerveau dérangé : l’on m’y voit quelquefois un air sérieux, d’autrefois un air riant, ou triste, ou contemplatif, ou distrait ; enfin un visage diversifié & peut-être comique, par la diversité des idées dont je me repais, parmi lesquelles il y en a veritablement de comiques ; car je m’accommode de ce genre-là, & j’en trouve dans mes privisions ; si je le devient alors moi-même, cela n’échappe pas à mes Spectateurs ; je les regarde aussi de tems en tems du coin de l’œil & d’assez loin, & il me semble que je devine à leurs mines & à leur manière de se parler après m’avoir considéré, qu’ils m’observent comme une espece de fou ; aussi je suis un objet agréable pour eux par ma singularité, comme ils en sont un pour moi par leur curiosité inquiete, & je leur pardonne tout ce qu’ils peuvent penser à mon sujet, comme je les croi disposez à me pardonner tout ce qu’un homme tel que je leur parois, pourroit penser sur leur compte.

Il est vrai que ceux qui, comme moi se sequestrent de la societé humaine pour se livrer à leurs propres réflexions, sont souvent suspects de folie, & je comprends aisément que ceux qui réflechissent sur la folie des hommes, ne sont souvent que des fols d’une espece plus remarquable & plus folle que les foux ordinaires dont le monde est plein ; enfin je ne trouve pas impossible que je sois de cette espece remarquable avec mes provisions imaginaires, dont un Marchand ou un Financier se moqueroit, & me condamneroit aux Petites-Maisons. Je croi pourtant sentir le mérite de mes possessions imagi-naires, par le plaisir qu’elles me font & je n’y renoncerois pas pour des finances ni pour des pierreries.

Parmi les différentes cotteries dont j’ai parlé, il y en a une plus petite que les autres, & qui me parut la plus raisonnable dès le commencement de mon séjour ici, à en juger par les manieres que j’avois quelquefois remarquées, & par la phisionomie de ceux qui la composoient ; j’en fus rencontré aussi à la promenade. Ils eurent, comme les autres, quelque envie de faire connoissance avec moi, & firent des mouvemens pour me joindre. Mais me trouvant sauvage & me voyant gagner les bois, ils me députerent un des leurs, homme d’esprit, qui me rendit une visite, sous prétexte de voisinage.

Je le reçus bien. La conversation fut spirituelle de son côté ; mais je lui fis entendre que j’aimois la Campagne pour y revêr seul, dans une liberté que les visites alterent presque toujours, & j’ajoûtai que je regardois les visites comme une servitude de la societé. Il parut de mon sentiment, & quelque tems après il se retira, après m’avoir parlé d’une manière qui me fit croire qu’il m’avoit entendu, qu’il me prenoit pour ce que j’étois, & qu’il n’étoit point offensé de l’espece de déclaration que je lui avois faite.

Je crus être debarassé de visites, & je le fus en effet, mais je reçus le lendemain une Lettre de la petite Societé, que ce Député avoit apparemment entretenue de notre conversation. Elle marquoit que plusieurs de cette Compagnie étoient à la Campagne dans le même dessein & dans le même goût que moi : qu’ils voyoient bien que j’étois Philosophe : qu’il y en avoit aussi parmi eux, en hommes & en femmes ; qu’ils avoient souhaité raisonner avec moi & sçavoir mes sentimens sur des questions interessantes de la bonne Philosopie ; mais que puisque je voulois être tout-à-fait solitaire, ils me prioient d’agréer que nous eussions au moins quelque commerce de Lettres, & qu’ils ne me demandoient de répon-ses qu’a mon loisir. Ils avoient joint à cette Lettre plusieurs questions sur lesquelles ils commençoient à me prier fort civilement de leur marquer ce que je penserois quand je me trouverois disposé à cette complaisance. Cette Lettre me faisoit beaucoup d’honneur & m’eût donné quelque tentation ; mais la qualité de Philosphes, & la circonstance des deux sexes me fit peur. Il y a long-tems que je croi voir que l’on n’est presque Philosophe que par temperamment ou par humeur, & sans consulter la raison. Ce temperamment est souvent une disposition à la folie. Les femmes qui donnent beaucoup dans le raisonnement, y fon sujettes ; & je ne sçai si la plus grande partie des hommes qui se moquent des ces femmes, valent mieux qu’elles. J’entends par caractére ou temperamment Philosophique, un grand penchant à raisonner & à réflechir, & un goût dominant pour de certaines Speculations.

Pour revenir à la Missive, je ne pus refuser ce que l’on me demandoit si honnêtement ; d’ailleurs ceux qui m’écrivoient me parurent plus sensez que des Philosophes ordinaires. J’en jugeai ainsi par le choix de leurs questions que je trouvai raisonnables. Je leur envoiai, après quelque tems, mes sentimens par écrit sur ces questions, dont plusieurs sont spirituelles, d’autres divertissantes, & d’autres belles & touchantes pour les personnes d’esprit. J’en ai gardé des copies pour faire part quelquefois au Public des moins mauvaises.

Me voilà insensiblement érigé dans ce canton en Philosophe consultant ; emploi infructueux du côté de la fortune, & que nul Avocat ni Medecin ne m’envieront. Je donne mes déliberations gratis ; en récompense l’emploi n’est ni assujettissant ni incommode, tout au contraire de celui des Jurisconsultes, & encore plus de celui des Medecins.

Depuis ce que je viens de raconter, je me suis rendu un peu plus praticable à l’égard de ceux de la petite cotterie ; mais je ne me contrains point. Ils veulent bien me souffrir sur ce pied-là, & causer avec moi quand je les joins à la promenade.

Il y a quelque tems que me reposant sur un banc, un de ceux dont je parle vint s’y asseoir. Nous nous saluames d’un air honnête & serieux. Je le reconnus confusément pour être de la petite Societé ; sa mine & son air me parurent d’un Misantrope comme moi, & je connus depuis qu’il l’étoit en effet & fonciérement, mais dans ce moment ni lui ni moi n’étions point dans notre humeur dominante ; nous n’en avions alors qu’une legere teinture qui est, je croi, l’air le plus agréable que l’on puisse voir sur le visage de gens faits comme nous, même en la présence de nos Maitresses ; car je n’ai jamais vû ni oui dire que l’amour qui fait l’étranges métamorphoses, & qui se joüe de rendre un avare liberal, ait pu encore rendre gracieux un vrai Misantrope.

Après quelque conversation sur plusieurs sujets, & entr’autes sur ce que j’avois répondu aux questions de sa Compagnie, il me dit que la manière de philosopher par écrit étoit longue & penible, & que la conversation seroit agréable & utile en même tems pour des personnes qui aiment à raisonner judicieusement, à approfondir & à éclaircir, à mesure qu’elles se présentent, les difficultez & les obscuritez qui ne se trouvent que trop dans les sentimens & dans les raisonnemens de chacun ; j’en convins, comme d’une chose que j’avois souvent pensée moi-même ; il me dit encore que les personnes d’un caractére extraordinaire sentoient quelquefois un grand besoin de raisonner de cette manière avec leurs semblables ; j’en convins aussi en homme qui sentois ce besoin depuis longtems : il ajouta, parlant un peu moins sérieusement qu’il n’avoit fait jusques là, qu’il lui paroissoit que nous étions tous deux dans le cas, que nous ne ferions peut-être pas mal de nous assortir pour notre avantage commun, & qu’il pourroit se former entre nous quelque simpatie : j’admirai le besoin de la Societé, si naturel aux hommes, faire en excepter ceux mêmes qui haïssent les hommes ; j’avois le même penchant que lui, mais le malheur que j’ai toujours eu de ne pouvoir simpatiser avec aucun de ceux qui ont souhaité de lier avec moi, m’avoit déterminé à la défensive sur toutes les offres de cette nature qui m’étoient faites de tems à autre. Je lui répondis qu’il me faisoit honneur, & que je l’estimois trop pour souhaiter qu’il fût disposé à simpatiser avec moi ; que j’étois un des plus déterminez Misantropes dont il eût peut-être jamais entendu parler, & que deux hommes de mon espece auroient plus de disposition à se quereller cinq ou six fois le jour, qu’à faire une agréable societé ; que je croyois devoir pour son avantage, lui parler avec cette franchise, & le prier au surplus d’être persuadé que je perdois beaucoup plus que lui à être de cette humeur ; il prit la chose en galant homme : car tous les Misantropes ne sont pas ce qu’on les croit ordinairement. Son procedé fit quelque impression sur moi : je sentis dans ce moment le malheur d’être devenu une espece de Sauvage, presque impraticable, & incapable d’un commerce ordinaire. Je ne pouvois me résoudre à perdre un homme en qui je croyois voir une partie de ce qui sembloit me convenir ; je sentois aussi qu’il me falloit une convenance plus forte ; qu’autrement j’aurois trop à contraindre mon humeur fâcheuse, & que je ne pourrois même le faire si bien, que je ne m’échapasse souvent. Je lui marquai la peine que me faisoit l’incompatibilité de nos caractéres, fondée sur cela même, qu’ils étoient semblables au fonds ; mais dans la pensée d’éprouver un sujet en qui je trouvois de la raison & qui me paroissoit disposé à m’offrir son amitié, je lui proposai un expedient pour avoir quelque commerce ensemble qui convint à mon humeur ; expedient singulier : c’étoit de nous voir à la promenade de la manière que je dirai, mais de ne nous point voir chez nous, ou si nous nous y voyions, que celui qui iroit trouver l’autre, ne se formalisât point, quand on lui feroit dire qu’on n’y seroit pas, quelque assuré qu’il pût être du contraire ; ma raison étoit qu’entre gens qui sentent le prix du tems & de la liberté, & qui veulent vivre à leur fantaisie, plûtôt qu’à celle d’autrui, il est rare qu’une visite soit autant du goût de celui qui la reçoit, que de celui qui la fait ; ce dernier prend son tems & son humeur ; il ne dérange point ses affaires ; il ne se contraint point, mais il dérange quelquefois les affaires, & contraint l’humeur de l’autre, qui tâche poliment de le bien recevoir & de lui faire bonne compagnie, quoiqu’il ait toute autre chose en tête ; voilà le motif de la premiere clause que je proposai pour être executée réciproquement & sans distinction. La seconde étoit (dans le même esprit que la premiere) qu’à la promenade, l’un ne joignît point l’autre, quand celui-ci paroitroit occupé & peu disposé à la conversation : tout cela fut accepté : j’ajoûtai que nous pourrions nous écrire tant que nous le voudrions ou par honnêteté, ou pour entretenir un certain commerce en Philosophes, mais à une condition qui ôteroit toute contrainte de nos Lettres comme de nos visites ; c’étoit de ne nous faire de réponses que quand il nous plairoit, sans nous gêner & sans nous faire aucunes plaintes de notre négligence. Cela fut encore accepté : nous nous sommes vûs depuis sur ce pied-là ; nous nous rencontrons souvent en de belles allées en promenant nos rêveries ; mais nous ne nous parlons que quand nous y paroissons également disposez. Il s’en faut quelquefois tant que nous le soyons, que même il n’y en a pas un de nous qui le soit ; au contraire il y a des jours que nous nous rencontrons dans nos plus forts accès de Misantropie, & tout renfrognez. Le premier qui voit l’autre dans cette humeur le salue civilement & prend dans l’instant même une autre route. C’est ce que fît fort exactement il y a quelque jours, mon Confrere aussi sombre que moi, qui me vit le premier d’un instant : pour moi je trouvai quelque chose de si plaisant dans cette exactitude scrupuleuse, que nous avions réciproquement à respecter nos humeurs noires, qu’il m’en prit une grande envie de rire, à laquelle je ne pus résister ; mais craignant que mon Confrere ne s’en offensât, je lui en fis excuse, en lui disant que la singularité de notre conduite m’avoit frappé dans ce moment, comme une chose plaisante & nouvelle, quoique j’en fusse l’inventeur : je le priai de me pardonner la distraction que je lui donnois par mon excuse, dans la crainte de lui déplaire ; l’assurant que je ne lui en donnerois plus de pareilles, & que je suivrois régulierement nos conventions. Il prit la chose assez agréablement, soit qu’il se trouvât alors susceptible, comme moi, d’un changement subit, soit par une complaisance qui n’est pas toujours incompatible avec nos caractéres. Nous plaisantâmes en nous promenant, sur cette rencontre, & il se lia entre nous une conversation moitié agréable, & moitié sérieuse, sur laquelle je fis de petites Notes à mon ordinaire, pour m’en servir au besoin.

Le Spectateur suisse,Traduit en François. Second mois. Ou il est parle' Des petits Maîtres & de leurs Coёffures, &c.D'une sorte de Musique appellée italienne & de la belle Musique.Caracteres, rencontre, conventions & commerce de deux Misantropes, &c. Avis. On a fait à cet Ouvrage l'honneur d'en demander le second Mois avec quelque empressement; mais on m'a conseillé de me le donner qu'après les Vacances, pour des raisons qui m'ont paru considérables, & d'en faire imprimer toute la suite en caractéres plus menus que le premier Mois. Cette différence de caractéres ne doit pas faire de peine à ceux qui voudront faire des Recueils de tout les Mois. Ils n'auront qu'à regarder le premier comme un préliminaire; en effet, c'en est un en partie, & il n'est point extraordinaire qu'un préliminaire sois imprimé en plus gros caractéres. Je continuё à faire ma fonction de Spectateur que je trouve utile & agréable, mais un peu plus pour moi que pour le Public, auquel je ne dois point faire part de tout ce que je vois, ni de tout ce que je pense sur chaque ridicule que je découvre ; car il y auroit de l'inconve-nient à cela. Je garderai donc un peu pour moi par raison, & ne communiquerai à mes Lecteurs que ce que je jugerai à propos dans les circonstances sur lesquelles je me suis déja expliqué, ne voulant ni offenser ni donner lieu à deviner personne. Mais je ne sçai si je ne me ferai point deviner moi-même, en donnant ici une idée de mon caractere extraordinaire, singulier & misantrope, dont il m'est venu dans l'esprit que je pourrois régaler le Public, comme d'une piéce, au moins rare, si elle n'est bonne. On m'a observé en plusieurs endroits comme un original assez remarquable ; je me regarde moi-même sur ce pied-là quelquefois. J'en ris le premier, & je crois que ce n'est pas sans sujet ; on en jugera dans l'endroit où je parle de la rencontre d'un autre Misantrope & de moi. Mais auparavant de parler de cette rencontre, je suis bien aise de sçavoir ce qu'on pensera de quelques remar-ques que j'ai faites, & que je crois assez divertissantes. Avant d'entrer en matiere je commencerai par m'expliquer en peu de mots sur le stile & sur les Ouvrages d'esprit; pour répondre à ce qui a été dit par des personnes qui ont raisonné & décidé sur celui-ci, chacun à sa fantaisie, mais d’une maniere dont j'ai beaucoup plus de sujet d'être content que de m'en plaindre. Je serai fort court sur cet article, parce qu'il ne regarde guéres que ceux qui s'érigent en Juges sans appel des Livres qu'ils lisent, & je passerai de ce serieux au ridicule de beaucoup de petits Maîtres, &c. Quelques personnes qui ont lû le commencement de cette Traduction, ont dit que j'ecrivois de bon sens ; mais qu'il manquoit à cet ouvrage de l'agrément, & qu'il en valoit beaucoup moins d'être traduit si fidelement, parce que les meilleures pensées, & même les plus belles ont besoin d'un certain stile pour plaire. Je conviens du merite des agrémens& de celui du beau stile, mais si j'étois capable de pien penser, je ne croi pas que je fusse un capital du stile, comme font quelques Autheurs polis. Je prendrai la nature pour modèle ; elle seroit mon guide : je ferois en elle des pensées simples & naurelles ; elle seroit souvent le sujet même de ces pensées ; je la contemplerois : je tâcherois de la peindre, de l'exprimer. Qu'est-ce que sont les meilleures productions de l'esprit humain ? Ce ne sont que celles de la nature. Et que pourroit avoir notre esprit de beau ou d'agréable, qui ne fut emprunté d'elle, & si j'ose m'expliquer ainsi, peint en lui par la nature même ; nous voyons ce qu'elle nous présente, nous le pensons, & nous écrivons ce que nous avons pensé. Voilà ce que nous appellons nos ouvrages ou des ouvrages d'esprit ; s'ils sont beaux, je ne voi pas qu'ils ayent d'autre beauté que celle dont je viens de parler. Nos esprits sont à nos ames ce que nos yeux sont à nos corps ; nos yeux ne donnent point aux objets les belles ou agréables qualitez que nous y voyons ; ils nous servent à les y voir. Enfin les beautez de l'esprit humain ne paroissent être celles des objets ; mais ses défauts, ses folies, ses jugemens faux, & ses erreurs sont en lui-même. La nature lui offre ce qui est ; il est souvent capable de voir ce qui n'est pas, ou ce qui n'est que dans ses idées, & de l'attribuer aux objets mêmes comme une réalité. Ne pourrois-je pas dire aussi que notre cœur reçoit l'impression des beautez naturelles, mais que par quelque dérangement qu'y ont fait les passions, nous n'en sentons pas quelquefois le mérite, & ne voulons les trouver belles que revêtuёs & ornées de certaines choses que les hommes ont inventées, qu'ils ont appellées des agrémens, & dans lesquelles ils se sont accoutumez à trouver la beauté, souvent plus que dans les beautez mêmes de la nature. J'ai remarqué que le goût de quel-ques personnes de mérite se déclare pour la belle & pour l'agréable simplicité. Je ne connois encore rien dans l'art qui en approche, & même qui ne soit fort au dessous. Mais je parlerai de cela dans quelqu'autre endroit. J'envoye toûjours à mon Compatriote & mon Ami les petites remarques que je faits dans les lieux où je me trouve. En voici dont je lui fis part y a quelque tems, en lui écrivant sur plusieurs sujets. Je suis entré ce matin chez un Barbier. Un petit Maître du bel air, magnifique, paré comme une femme, & impatient de ce qu'on tardoit trop à l'aller adoniser chez lui, est entré un moment après moi, fort en colere, & s'est jetté brusquement dans la place où j'allois me mettre. J'ai eu dequoi exercer ma patience, en attendant que la tête de cet étourdi, eût toutes ses façons. Je ne sçavois pas que ce fût une si grande affaire. J'ai mis à profit le tems qu'il me falloit attendre, & je me suis appliqué à considerer & à con-templer cet original. Sa tailler étoit haute, de celles à qui sied bien une grande chevelure, ou une grande perruque qui en tient lieu ; c'est pourquoi j'ai trouvé fort étrange qu'il fist resserrer, accourcir, & presque anéantir sa petite perruque dans une assez grande bourse ; ensorte qu'on lui voyoit des ganaches pointuёs, de grandes oreilles, un col décharné, & une partie de ses petits cheveux, qu'il sembloit vouloir exposer aux yeux du public. J'ai admiré l'art, l'adresse & la patience du Barbier qui l'a peigné avec deux peinges, amis en détail toute sa frisure dans un certain ordre que je ne sçauroit dire ; j'ai vû aussi satiner la perruque & le visage, avec une métode particuliere & de loin ; en sorte que les assistans en ont eu leur part. Tout cela s'est fait avec beaucoup de patience de part & d'autre, je veux dire, de celle de l'Adonis & de celle de l'Adoniseur. J'ai demandé pourquoi l'on ne se servoit pas d'une tête de bois : j'ai appris qu'on arrangeoit mieux la frisure à l'air de la personne sur la tête même en original. J'ai trouve cela bien pensé. On a dépoudré le visage fort délicatement, puis mon homme s'est levé, essuyé, miré ; & après avoir tout mûrement consideré de front & de profil, non sans faire beaucoup de mine, il a paru fort content de sa tête. Vivent les têtes originales ou en original pour faire bien les choses, les têtes de bois ne sont pas faites pour des gens qui demandent un si haut degré de perfection : elles sont bonnes pour nous autres Philosophes qui pensons plus au dedans des nôtres qu'à l'arrangement de nos cheveux. Je faisois ces réflexions dans ma chaise quand mon tour est venu. L'on m'a tiré de ma contemplation en me présentant un fauteuil pour me raser. Je me suis mis entre les mains de mon Barbier ; & fermant les yeux, j'ai continué ma méditation sur ce que je venois de voir. Sont-ce-là des hommes, disois-je en moi-même? Quelle espece d'hommes ? quelles figures ? veulent-ils plaire aux femmes ? Et quelle sont les femmes à qui ces figures-là plaisent ? Cependant il y a beaucoup de ces hommes qui réusissent à plaire par cet ajustement, puisqu'ils le cultivent toujours avec les mêmes attentions. Il y a donc aussi des femmes qui les aiment ainsi coeffez ; le goût est donc bien changé ; mais celui du tems d'Auguste ne valoit-il pas bien celui du nôtre si rafiné, si poli ? Ovide connoissoit-il le bon goût des deux sexes de son tems ? N'est-ce pas lui qui a dit, Foma virum neglecta decet. Il y a une sorte de négligence qui sied bien à l'homme. N'est-ce pas là un des conseils qu'il donne aux hommes pour la bienséance & pour le bon goût ? D'où vient que nos hommes (je ne parle pas seulement des jeunes ; quantité d'hommes faits se mettent comme eux ;) d'où vient, dis-je, que des hommes galants & plis se parent comme des femmes & ont des manieres de coquettes ? Est ce qu'un air affecté, pincé, & de la coquetterie fait des qualitez plus aimables pour les femmes, qu'un exterieur & des manieres d'homme, ou pour mieux exprimer ma pensée, qu'un air & des manieres de Cavalier dans un certain goût ? ou si l'exterieur que demande Ovide est encore du goût des Dames, pourquoi ces hommes qui veulent leur plaire se parent-ils de ces bagatelles que la mode fait & de fait si souvent ? Pourquoi ne choisissent-ils pas une propreté simple, sans affection, avec un air & des manieres cavalieres, négligées & galantes en même tems ? Est-ce qu'ils ne sont point capables de cet air aisé & naturel ? ne seroit-il praticable que pour de veritables hommes ? Ceux-ci seroient-ils déchis de cette qualité ? Si cela est ainsi, je les trouve habiles de suppléer aux agrémens humains, & de s'en appliquer d'autres dans le goût feminin : je veux dire, d'employer pour plaire aux femmes, les mêmes moyens que celles-ci met-tent en usage pour plaire aux hommes ; j'ai pensé dire pour nous plaire, & j'eusse dit une sotise que les Dames auroient bien relevée, il ne faut point ici de terme collectif qui s'étende à mon espece ; car elle est l'antipode des petits Maîtres, & elle seroit un pauvre ragoût pour les coquettes. Dans le fond les agrémens dont je parle sont prudemment imaginez ; car il n'y a plus gueres de veritables hommes parmi les jeunes qui autrefois l'étoient le plus. De notre tems ils sont devenus presque femmes. Autrefois ceux d'une certaine sorte croyoient pouvoir plaire par quelque chose de viril, & les femmes par les ajustemens, par un air doux & gracieux, par la beauté, la fraîcheur, les lis & les roses ; aujourd'hui les personnes des deux sexes qui pensent à plaire, veulent avoir un mérite ajusté, riant & souriant, gracieux, fleuri & brillant: les femmes aiment ce brillant dans nos petits maitres autant que ceux-ci l'aiment dans les femmes ; c'est donc un même goût, & par consequent il a fallu des moyens communs pour se plaire réciproquement ; c'est ce qu'on a cherché & trouvé fort heureusement ; mais il y manque quelque chose : c'est dommage que ces hommes, à demi femmes par le cœur, ne puissent l'être par le visage autant qu'ils le souhaiteroient, je veux dire, qu'ils ne puissent empêcher leur barbe de croître, ils en seroient assurement plus beaux. Aussi quelques-uns se font depiler, mais c'est une affaire ; d'autres qui ont du courage, s'arrachent poil à poil cette barbe incommode deux ou trous fois la semaine, avec une constance qui donnerois bonne opinion d'eux, si elle avoit un autre motif. Mais il faut revenir aux perruques, en cet article est grave & mériteroit d'être épuisé par un habile homme. Une grande chevelure ou une grande perruque sied bien à une grande taille, mais un corps sans la proportion de ses parties naturelles ou ajoûtées, est desagréable à la vûё. La proportion est du goût de la nature, qui l'observe dans la formation des animaux, elle convient au bon goût qui en est le Juge comme des autres qualitez qui peuvent être ses objets, & qui ne s'accommoderoit pas d'une grande perruque sur la tête d'un petit homme, ou d'un petit homme dans une grande perruque. Nous avons pourtant vû ici des demi-hommes cachez & noyez dans de nostrueuses perruques : & nous voyons aujourd'hui des demi-perruques à de grands hommes, & ce que je trouve plaisant, à des hommes qui ne sont plus jeunes. Quel goût ! Autrefois en estimoit de grand cheuveux bouclez, ondez, flotans : les Poёtes en faisoient une des beautez leurs Déesses, on les a imitez dans les perruques naissantes, parce qu'on a cru que ce qui approchoit le plus de la belle nature, étoit le plus beau : les perruques Cavalieres, qui ont un air Cavalier en effet, sont en quelque sorte dans ce goût, & mirent de grands cheveux nouez : celles dont je veux parler sont d'un goût tout opposé, dont il faut laisser une idée à nos descendants, de peur que la mode ne s'en passe tout-à-fait, elles font toutes entieres les mêmes & fréquens mouvemens des têtes qui en sont parées. Le vent se joüe de la quantité de poudre dont elles sont couvertes, mais non pas des cheveux que je regarde moins comme une chevelure d'homme, que comme un peu court, & si court à quelques perruques que j'ai vûёs, qu'il pourrois être comparé à celui des barbers d'une certaine espece, mais avec cette différence que la nature frise celui-ci & le met dans un assez bon ordre, au lieu que quantité d'hommes travaillent & se perfectionnent tous les jours à friser, sur les têtes mêmes de nos Conquerants celui dont ils veulent être embellis, s'ils ont bien de la peine à le mettre dans l'ordre que l'on souhaite. En verité on y auroit bien à travailler d'une autre maniere à ces têtes ; mais je ne crois point qu'il y en ait d'assez bonnes pour les réformer, ou pour les fixer. Mais comment fixer des hommes si changeans ? Non seulement ils ne peuvent soutenir une coёffure ou un habit d'un bon goût, sans les quitter pour passer souvent d'un extremité à l'autre; il ne tient pas à eux non plus qu'à certaines femmes, qu'ils ne'en faissent de même de leurs visages. Les petites perruques d'aprésent cachent à quelques-uns une grande partie de leur front, & il y a des femmes qui font de même avec leur petites coёffures. Il semble qu'un grand front donne un aire de sagesse, comme un petit front marque un petit cerveau (quoique cela ne soit pas sans exception) ; mais à quoi serviroit d'avoir un air de sagesse ? Cela n'est pas mise, cela ne réjoüit point ; cela est même triste pour de certaines gens ; mais un air ratier que l'on se donne quelquefois par ce goût bizarre, divertit & réjoüit ; & il y a long-tems qu'on n'estime gueres ici, dans un certain monde que ce qui amuse, & fait passer un tems, souvent fort à charge. Ne diroit-on pas que la nature décline en hommes. Ceux dont je parle donnent à leur sexe une superiorité fort étenduё sur l'autre sexe. Je ne sçais pas trop bien sur quoi ils la fondent ; mais je croi qu'ils prennent de cet autre sexe ce qu'il a de moindre, la bagatelle, l'ajustement recherché & la coquetterie qui sont la ressource des pauvres femmes sequestrées par les hommes des affaires, des choses sérieuses & importantes, & qui se trouvent réduites à étudier & à pratiquer des modes, des coёffures, des habits & des mines pour plaire, ou pour ne pas tomber dans la mépris qu'en font d'une certaine maniere la plûpart des hommes aussi sottement, à mon avis, qu'ils cherchent à plaire à ces mêmes femmes par ces mêmes bagatelles. En verité il n'y a gueres de femmes de moindre valeur que cette espece d'hommes, & il y a plus de femmes qu'ils ne pensent, qui ont un mérite dans leurs petites têtes sont incapables de juger. Ils ne cherchent pas aussi à plaire à cette sorte de femmes ; mais à celles de leur espece & de leur goût ; cela est naturel, & il se forme par là une simpatie aussi solide que leurs caracteres, & que leur estime réciproque. J'avertis mes Lecteurs que je fais des exceptions à ce ridicule & à tout autre dans les deux sexes, & je les prie d'entendre que j'en fais par tout où la raison le veut, & de ne donner à tout ce que j'écris, qu'un eétenduё raisonnable qu'il ne m'est pas possible de fixer ici. Voici encore quelques remarques de Spectateur, que j'ai envoyées à mon Ami dans une autre Lettre. Je viens d'un Concert où ont été exécutez plusieurs morceaux de Musique, entr'autres d'une Musique qu'on appelle Italienne, & que quantité de Musiciens de ce pays-ci, & même des Violons assez communs, se mêlent des composer ; c'est une Musique séche qui n'a point de caractére, ou, si vous voulez, point de chant, & qui n'exprime rien. J'étois auprès de quelques person-nes d'esprit que je connois, & qui l'ont bien goûtée. Un de ceux-là qui me paroissoit comme enchanté, a été surpris de la figure que je faisois, & m'a demandé si je ne trouvois pas cela beau ? je lui ai répondu qu'oui, d'un air qui marquoit presque que non, tant j'´étois blessé de cette Musique, sur laquelle je lui ai fait plusieurs questions, j'ai compris par ses réponses, qu'elle étoit du goût d'aprésent & à la mode, enfin qu'elle lui paroissoit belle : j'ai bien vû qu'il étoit aussi un homme à la mode. Si l'on me demandoit ce que j'entends ici par un homme à la mode, je répondrois que je veux dire un homme qui suit les modes, dont l'empire est grand & absolu dans ce pays, qui trouve les choses belles quand la mode les rend telles, & qui ne manquera pas à les trouver laides quand elle les aura changées. Moi qui ne peux me défaire d'un certain goût que je croi fixe & permanent dans un petit nombre d'hommes, l'eusse voulu cependant être du goût à la mode deux heures seulement pour être aussi heureux que les autres pendant ce tems-là ; je me suis efforché de trouver cette Musique belle ; j'ai redoublé mes attentions pour en découvrir les beautez ; mais j'ai été la dupe de mes efforts, & je me suis vû réduit à mon personnage de Spectateur. J'ai donc envisagé les Musiciens & écouté une Musique que je ne pouvois entrendre ; je l'ai comparée à une autre bien differente que j'avois goûtée autrefois, & que les Musiciens n'oseroient mépriser, quoiqu'ils l'ayent abandonnée. Pour moi je l'aime toujours : elle a un caractere qui se fait sentir, ou plûtôt elle a differens caracteres qui la rendent touchante, propre à exprimer de belles & d'agréables passions, à attendrir, à réjoüir & même à élever l'ame en quelque sorte par une certaine noblesse, dont je ne vois point de traces dans les compositions de la plûpart de nos Orphées modernes. L'ancienne Musique dont je parle est quelquefois tendre, ou gaye, ou majestueuse ou d'un autre caractére. Elle est l'expression des passions. Je la compare en quelque maniere à la belle Poёsie, dont les beautez sont l'effet & en même tems l'expression des belles pensées inspirées aux bons Poёtes par les grand sujets ; ses sons sont pleins : ils ont de l'étenduё, de la force, de la douceur, ou quelqu'autre qualité propre à inspirer des sentimens. Leur assemblage forme une harmonie dont les beautez se font sentir à l'ame, qui n'a pas besoin d'attention pour les découvrir, ni de science pour les connoître. Quelle différence d’une telle Musique & même de la bonne Musique Italienne à celle que j’ai entenduë, ou plûtôt que j’ai ecoutée, comme je l’ai dit, sans l’entendre ! Cette derniere n’est du côté des voix, qu’un cri confus, une espece de hurlement métodique ; de la part des instrumens, ce sont des sons, non pas entiers, mais coupez, & j’ai bien envie de dire estropiez. Toute cette Musique n’est point une harmonie, & n’a point, je le dis encore, de caractére, ou si elle en a quelqu’un, je ne le connois pas, mais je juge sur les apparences que c’est celui en chaque Auteur en Musique est facile à acquerir & à remplir dans ce goût, car plusieurs de ceux qui du tems de Lully n’avoient pas dequoi se distinguer par l’exécution de sa Musique, ont à present dequoi s’illustrer par l’invention, si tant est que leur composition soit invention, dont je doute fort ; ce n’est peut-être qu’un assemblage bizarre, & souvent fait au hazard, de quantité de notes renfermées en différentes mesures, & coupées par des pauses ou intervales, en mille manieres différentes, qui se sont présentées à l’imagination du Compositeur, que n’a point échauffé le beau feu qui produit le chant & l’harmonie dans les grands Musiciens & dans les grands Poëtes, mais ceux-ci s’offenseront peut-être que je les croye animez d’un feu semblable à celui des Musiciens. Or ces Auteurs Musiciens se distin-guent particulierement par les Sonates, qui sont des diminutifs de sons & dont il est difficile de connoître le genie, si j’ose ainsi parler. La Musique de plusieurs de ces Sonates qu’on a exécutée dans notre Concert, est mutilée, fantasque, ratiere, extravagante, elle n’inspire rien, mais elle amuse ; & c’est assez pour le goût de la plûpart des personnes qui aiment les Concerts. Il y a long-tems que le solide n’est plus à la mode, même dans les plaisirs, qui sont plus estimez que jamais, &  dans la Musique qui est un des plus nobles. C’est à peu près comme dans la galanterie, une figure plaisante, ridicule, un petit Maître d’un air singulier, & d’un esprit de même, dont l’allure n’est ni marche ni danse ; & tient bizzarement de l’un & de l’autre, divertit & plait ; il est vrai qu’il ne va point un cœur des femmes d’un certain goût, non plus que la Musique bizarre qui ne passe point aussi les oreilles ; mais tout cela est de mise pour le grand nombre. On est las, je ne puis m’en taire, des beautez solides, des grandes beautez, qui, bien ménagées, pourroient faire le plaisir que l’on cherche vainement dans les bagatelles ; le goût en reviendra peut-être, non parce qu’elles sont solides & vraies beautez, mais parce qu’on se sera lassé des autres, qui reviendront à leur tour ; car il faut changer. La belle Musique fait un des plus semblables plaisirs des honnêtes gens de bon goût ; elle est noble : la douceur est un de ses principaux caractéres, elle l’embellit & la porte au cœur ; elle excite de belles passions : elle donne quelquefois de grands sentimens & de l’élévation ; elle parle au fond de l’ame ; elle a de quoi la toucher en différentes manieres, & de quoi lui plaire dans les différens états où elle se trouve. L’autre Musique parle aux oreilles, elle est violente & rapide ; la douceur n’est point son caractere : elle est un travail pour les Musiciens, une corvée. Pour moi, ce que j’ai souf-fert à l’entendre m’en a laissé une telle idée, que si j’avois à imposer, pour quelque mauvaise action, une peine plus que médiocre à quelque personne qui eût le goût bon & délicat, je la condamnerois à faire une fois tous les jours pendant un certain tems, la pénitence d’être d’un Concert semblable à cela qui m’a fait faire ces réflexions. J’ai raconté dans le premier mois une avanture qui m’étoit arrivé pour avoit voulu faire quelque société avec des personnes fort disposées à me mépriser, par ma qualité de Suisse, & par mes qualitez personnelles, Il est facile de comprendre que l’amour propre ne m’a point porté à faire ce recit. Mon extrême penchant pour une societé convenable, & ma répugnance à toute autre ont donné lieu depuis à une rencontre plus heureuse, que je raconterai encore avec aussi peu de vanité : elle a quelque chose de remarquable par la singularité des mœurs & des caractéres, & elle prépare à ce que j’ai dessein de donner bien tôt au Public & qui y aura du rapport. J’ai parle de la découverte que j’avois faite d’une Dame aimable & raisonnable. L’assemblage de ces qualitez est rare, & fera quelquefois un sujet pour cet Ouvrage. Cette Dame est absente pour quelque tems, & j’y perds beaucoup ; car je n’ai encore trouvé personne qui lui ressemble par le cœur & par l’esprit. Les belles qualitez de l’esprit & du cœur font le plus grand mérite que je connoisse, & peut-être le seul qui soit bien digne de ce nom. Elles font les belles passions : elles rendent précieux un sujet qui les possede, quelque médiocre qu’il soit d’ailleurs, & l’amitié de ceux qui les ont me paroît le plus grand bien, & le plus grand trésor dont on puisse s’enrichir en ce monde, où je ne vois gueres d’estime ni pour ces qualitez, ni pour le vrai mérite presque inconnu à tous autres qu’à ceux qui le goûtent, & qui ne peuvent être heureux sans le connoître, l’aimer & en être aimez. L’absence de la personne dont je viens de parler, a augmenté ma Misantropie, (car je suis un de ces amoureux du vrai mérite) & m’a fait désirer quelque societé, quoique j’aie été malheureux sur cet article jusqu’à présent, mais ne pouvant simpatiser avec aucunes de ceux que je vois, parce que je suis d’un caractére fort extraordinaire, j’ai pris le parti de me partager entre la Ville & la Campagne. Dans ce dessein j’ai choisi une belle solitude près d’une grande Ville. Là je vis une partie de tems en vrai Misantrope, sans y regreter le monde, où je vois peu de ce dont j’aurois le plus de besoin, je veux dire, de la raison ; je n’y trouve presque que des foux & des folles ; ce qu'il y a de plus rare à mon sens, parmi ces animaux qui se qualifient de raisonnables, est cette qualité de raisonnables qu’ils se donnent. Le goût des bonnes choses n’y est pas plus ordinaire ; je dis de ce qui pourroit rendre la vie plus douce & plus agréable mille fois que ce qu’ils cherchent la plûpart des hommes & des femmes, en qui je croi voir plus d’instinct, non seulement que de raison, mais que de goût pour les vraies convenances, & que d’envie d’acquerir des avantages propres à adoucir les peines de la vie, & à faire sentir quelques plaisirs solides en honnêtes gens ; de sorte que ceux qui sont dans ce goût ont bien de la peine à trouver quelqu’un à qui parler. Cela a contribué à me faire un caractere singulier, bizarre, bouru & m’a fait regarder de plusierus comme un personnage fort extraordinaire. Je le suis en effet, & d’une humeur qui me paroît plus plaisante que tout ce que je vois ailleurs ; je ne croi pas être taxé de vanité par mes Lecteurs, si j’en parle quelquefois en Spectateur de moi-même ; je dis, en Spectateur naturellement éloigné de ce sot orgueil qui empêche une infinité d’hommes de se réjoüir de leur propre ridicule. Pour moi je trouve mon compte à envisager le mien pour mon plaisir, & à le montrer à des gens qui ne me connoissent pas ; dont la plûpart sont aussi ridicules que moi, & le sont peut-être davantage, parce qu’ils ne croyent pas l’être comme moi ; enfin dont l’estime & le mépris me sont également indifférens. Je suis donc un original, Misantrope par accés ; & solitaire à la campagne tant que cela me tient ; or cela me vient quelquefois des Lunes entieres, après quoi je retourne dans quelque ville où je reprends mon personnage de Spectateur, beaucoup plus commode que celui d’Acteur pour ceux qui sçavent s’y borner ; mais il est difficile de s’y borner, je veux dire, de penser, & de se tenir en repos au milieu des occasions infinies qui donnent envie de parler ou d’agir, & nous font souvent dire ou faire quelque sotise. Ainsi mon emploi en ville est de voir & de penser ; j’y fais des provisions en ce genre pour ma solitude, pour mes rêveries, & pour cet Ouvrage : mes recoltées sont abondantes : car je voyage souvent, en Spectateur errant & universel, qui ne me borne, ni à la Suisse, ni à la France, ni à l’Europe, ni au tems où nous vivons. Retourné à ma solitude, je me repais d’idées & d’imaginations comme quantité de Visionnaires mes Confreres, mais peut-être avec quelque différence ; j’y fais la rêvue de mes provisions ; je les débrouille & les mets dans un certain ordre. C’est-là mon occupation actuelle dans ce beau lieu que j’ai choisi, dont l’agrément y a attiré plusieurs personnes de l’un & de l’autre sexe, qui demeurent dans le voisinage, & qui y ont fait des cotteries, que je rencontre souvent à la promenade. Mes manieres, qui sont quelquefois d’un homme absorbé dans ses pensées, m’on fait regarder de ces cotteries avec une curiosité qu’on a presque toujours pour les choses extraordinaires ; c’en est une en effet, & assez remarquable, qu’un homme qui s’occupe à penser presque sans autre action exterieure, que celle de promener ses pensées ; comme c’en est une au contraire fort ordinaire dans le monde d’y voir des gens se donner tous entiers à l’action, & renoncer presque à la réflexion qui devroit dire le guide des entreprises, de la conduite & des actions. L’estime n’a gueres de part à la curiosité qu’excite la singularité des hommes de mon espece : aussi suis-je remarqué de la plûpart de ceux dont je parle, comme un songe-creux, un Philosophe, & peut-être comme un homme qui paroît avec le cerveau dérangé : l’on m’y voit quelquefois un air sérieux, d’autrefois un air riant, ou triste, ou contemplatif, ou distrait ; enfin un visage diversifié & peut-être comique, par la diversité des idées dont je me repais, parmi lesquelles il y en a veritablement de comiques ; car je m’accommode de ce genre-là, & j’en trouve dans mes privisions ; si je le devient alors moi-même, cela n’échappe pas à mes Spectateurs ; je les regarde aussi de tems en tems du coin de l’œil & d’assez loin, & il me semble que je devine à leurs mines & à leur manière de se parler après m’avoir considéré, qu’ils m’observent comme une espece de fou ; aussi je suis un objet agréable pour eux par ma singularité, comme ils en sont un pour moi par leur curiosité inquiete, & je leur pardonne tout ce qu’ils peuvent penser à mon sujet, comme je les croi disposez à me pardonner tout ce qu’un homme tel que je leur parois, pourroit penser sur leur compte. Il est vrai que ceux qui, comme moi se sequestrent de la societé humaine pour se livrer à leurs propres réflexions, sont souvent suspects de folie, & je comprends aisément que ceux qui réflechissent sur la folie des hommes, ne sont souvent que des fols d’une espece plus remarquable & plus folle que les foux ordinaires dont le monde est plein ; enfin je ne trouve pas impossible que je sois de cette espece remarquable avec mes provisions imaginaires, dont un Marchand ou un Financier se moqueroit, & me condamneroit aux Petites-Maisons. Je croi pourtant sentir le mérite de mes possessions imagi-naires, par le plaisir qu’elles me font & je n’y renoncerois pas pour des finances ni pour des pierreries. Parmi les différentes cotteries dont j’ai parlé, il y en a une plus petite que les autres, & qui me parut la plus raisonnable dès le commencement de mon séjour ici, à en juger par les manieres que j’avois quelquefois remarquées, & par la phisionomie de ceux qui la composoient ; j’en fus rencontré aussi à la promenade. Ils eurent, comme les autres, quelque envie de faire connoissance avec moi, & firent des mouvemens pour me joindre. Mais me trouvant sauvage & me voyant gagner les bois, ils me députerent un des leurs, homme d’esprit, qui me rendit une visite, sous prétexte de voisinage. Je le reçus bien. La conversation fut spirituelle de son côté ; mais je lui fis entendre que j’aimois la Campagne pour y revêr seul, dans une liberté que les visites alterent presque toujours, & j’ajoûtai que je regardois les visites comme une servitude de la societé. Il parut de mon sentiment, & quelque tems après il se retira, après m’avoir parlé d’une manière qui me fit croire qu’il m’avoit entendu, qu’il me prenoit pour ce que j’étois, & qu’il n’étoit point offensé de l’espece de déclaration que je lui avois faite. Je crus être debarassé de visites, & je le fus en effet, mais je reçus le lendemain une Lettre de la petite Societé, que ce Député avoit apparemment entretenue de notre conversation. Elle marquoit que plusieurs de cette Compagnie étoient à la Campagne dans le même dessein & dans le même goût que moi : qu’ils voyoient bien que j’étois Philosophe : qu’il y en avoit aussi parmi eux, en hommes & en femmes ; qu’ils avoient souhaité raisonner avec moi & sçavoir mes sentimens sur des questions interessantes de la bonne Philosopie ; mais que puisque je voulois être tout-à-fait solitaire, ils me prioient d’agréer que nous eussions au moins quelque commerce de Lettres, & qu’ils ne me demandoient de répon-ses qu’a mon loisir. Ils avoient joint à cette Lettre plusieurs questions sur lesquelles ils commençoient à me prier fort civilement de leur marquer ce que je penserois quand je me trouverois disposé à cette complaisance. Cette Lettre me faisoit beaucoup d’honneur & m’eût donné quelque tentation ; mais la qualité de Philosphes, & la circonstance des deux sexes me fit peur. Il y a long-tems que je croi voir que l’on n’est presque Philosophe que par temperamment ou par humeur, & sans consulter la raison. Ce temperamment est souvent une disposition à la folie. Les femmes qui donnent beaucoup dans le raisonnement, y fon sujettes ; & je ne sçai si la plus grande partie des hommes qui se moquent des ces femmes, valent mieux qu’elles. J’entends par caractére ou temperamment Philosophique, un grand penchant à raisonner & à réflechir, & un goût dominant pour de certaines Speculations. Pour revenir à la Missive, je ne pus refuser ce que l’on me demandoit si honnêtement ; d’ailleurs ceux qui m’écrivoient me parurent plus sensez que des Philosophes ordinaires. J’en jugeai ainsi par le choix de leurs questions que je trouvai raisonnables. Je leur envoiai, après quelque tems, mes sentimens par écrit sur ces questions, dont plusieurs sont spirituelles, d’autres divertissantes, & d’autres belles & touchantes pour les personnes d’esprit. J’en ai gardé des copies pour faire part quelquefois au Public des moins mauvaises. Me voilà insensiblement érigé dans ce canton en Philosophe consultant ; emploi infructueux du côté de la fortune, & que nul Avocat ni Medecin ne m’envieront. Je donne mes déliberations gratis ; en récompense l’emploi n’est ni assujettissant ni incommode, tout au contraire de celui des Jurisconsultes, & encore plus de celui des Medecins. Depuis ce que je viens de raconter, je me suis rendu un peu plus praticable à l’égard de ceux de la petite cotterie ; mais je ne me contrains point. Ils veulent bien me souffrir sur ce pied-là, & causer avec moi quand je les joins à la promenade. Il y a quelque tems que me reposant sur un banc, un de ceux dont je parle vint s’y asseoir. Nous nous saluames d’un air honnête & serieux. Je le reconnus confusément pour être de la petite Societé ; sa mine & son air me parurent d’un Misantrope comme moi, & je connus depuis qu’il l’étoit en effet & fonciérement, mais dans ce moment ni lui ni moi n’étions point dans notre humeur dominante ; nous n’en avions alors qu’une legere teinture qui est, je croi, l’air le plus agréable que l’on puisse voir sur le visage de gens faits comme nous, même en la présence de nos Maitresses ; car je n’ai jamais vû ni oui dire que l’amour qui fait l’étranges métamorphoses, & qui se joüe de rendre un avare liberal, ait pu encore rendre gracieux un vrai Misantrope. Après quelque conversation sur plusieurs sujets, & entr’autes sur ce que j’avois répondu aux questions de sa Compagnie, il me dit que la manière de philosopher par écrit étoit longue & penible, & que la conversation seroit agréable & utile en même tems pour des personnes qui aiment à raisonner judicieusement, à approfondir & à éclaircir, à mesure qu’elles se présentent, les difficultez & les obscuritez qui ne se trouvent que trop dans les sentimens & dans les raisonnemens de chacun ; j’en convins, comme d’une chose que j’avois souvent pensée moi-même ; il me dit encore que les personnes d’un caractére extraordinaire sentoient quelquefois un grand besoin de raisonner de cette manière avec leurs semblables ; j’en convins aussi en homme qui sentois ce besoin depuis longtems : il ajouta, parlant un peu moins sérieusement qu’il n’avoit fait jusques là, qu’il lui paroissoit que nous étions tous deux dans le cas, que nous ne ferions peut-être pas mal de nous assortir pour notre avantage commun, & qu’il pourroit se former entre nous quelque simpatie : j’admirai le besoin de la Societé, si naturel aux hommes, faire en excepter ceux mêmes qui haïssent les hommes ; j’avois le même penchant que lui, mais le malheur que j’ai toujours eu de ne pouvoir simpatiser avec aucun de ceux qui ont souhaité de lier avec moi, m’avoit déterminé à la défensive sur toutes les offres de cette nature qui m’étoient faites de tems à autre. Je lui répondis qu’il me faisoit honneur, & que je l’estimois trop pour souhaiter qu’il fût disposé à simpatiser avec moi ; que j’étois un des plus déterminez Misantropes dont il eût peut-être jamais entendu parler, & que deux hommes de mon espece auroient plus de disposition à se quereller cinq ou six fois le jour, qu’à faire une agréable societé ; que je croyois devoir pour son avantage, lui parler avec cette franchise, & le prier au surplus d’être persuadé que je perdois beaucoup plus que lui à être de cette humeur ; il prit la chose en galant homme : car tous les Misantropes ne sont pas ce qu’on les croit ordinairement. Son procedé fit quelque impression sur moi : je sentis dans ce moment le malheur d’être devenu une espece de Sauvage, presque impraticable, & incapable d’un commerce ordinaire. Je ne pouvois me résoudre à perdre un homme en qui je croyois voir une partie de ce qui sembloit me convenir ; je sentois aussi qu’il me falloit une convenance plus forte ; qu’autrement j’aurois trop à contraindre mon humeur fâcheuse, & que je ne pourrois même le faire si bien, que je ne m’échapasse souvent. Je lui marquai la peine que me faisoit l’incompatibilité de nos caractéres, fondée sur cela même, qu’ils étoient semblables au fonds ; mais dans la pensée d’éprouver un sujet en qui je trouvois de la raison & qui me paroissoit disposé à m’offrir son amitié, je lui proposai un expedient pour avoir quelque commerce ensemble qui convint à mon humeur ; expedient singulier : c’étoit de nous voir à la promenade de la manière que je dirai, mais de ne nous point voir chez nous, ou si nous nous y voyions, que celui qui iroit trouver l’autre, ne se formalisât point, quand on lui feroit dire qu’on n’y seroit pas, quelque assuré qu’il pût être du contraire ; ma raison étoit qu’entre gens qui sentent le prix du tems & de la liberté, & qui veulent vivre à leur fantaisie, plûtôt qu’à celle d’autrui, il est rare qu’une visite soit autant du goût de celui qui la reçoit, que de celui qui la fait ; ce dernier prend son tems & son humeur ; il ne dérange point ses affaires ; il ne se contraint point, mais il dérange quelquefois les affaires, & contraint l’humeur de l’autre, qui tâche poliment de le bien recevoir & de lui faire bonne compagnie, quoiqu’il ait toute autre chose en tête ; voilà le motif de la premiere clause que je proposai pour être executée réciproquement & sans distinction. La seconde étoit (dans le même esprit que la premiere) qu’à la promenade, l’un ne joignît point l’autre, quand celui-ci paroitroit occupé & peu disposé à la conversation : tout cela fut accepté : j’ajoûtai que nous pourrions nous écrire tant que nous le voudrions ou par honnêteté, ou pour entretenir un certain commerce en Philosophes, mais à une condition qui ôteroit toute contrainte de nos Lettres comme de nos visites ; c’étoit de ne nous faire de réponses que quand il nous plairoit, sans nous gêner & sans nous faire aucunes plaintes de notre négligence. Cela fut encore accepté : nous nous sommes vûs depuis sur ce pied-là ; nous nous rencontrons souvent en de belles allées en promenant nos rêveries ; mais nous ne nous parlons que quand nous y paroissons également disposez. Il s’en faut quelquefois tant que nous le soyons, que même il n’y en a pas un de nous qui le soit ; au contraire il y a des jours que nous nous rencontrons dans nos plus forts accès de Misantropie, & tout renfrognez. Le premier qui voit l’autre dans cette humeur le salue civilement & prend dans l’instant même une autre route. C’est ce que fît fort exactement il y a quelque jours, mon Confrere aussi sombre que moi, qui me vit le premier d’un instant : pour moi je trouvai quelque chose de si plaisant dans cette exactitude scrupuleuse, que nous avions réciproquement à respecter nos humeurs noires, qu’il m’en prit une grande envie de rire, à laquelle je ne pus résister ; mais craignant que mon Confrere ne s’en offensât, je lui en fis excuse, en lui disant que la singularité de notre conduite m’avoit frappé dans ce moment, comme une chose plaisante & nouvelle, quoique j’en fusse l’inventeur : je le priai de me pardonner la distraction que je lui donnois par mon excuse, dans la crainte de lui déplaire ; l’assurant que je ne lui en donnerois plus de pareilles, & que je suivrois régulierement nos conventions. Il prit la chose assez agréablement, soit qu’il se trouvât alors susceptible, comme moi, d’un changement subit, soit par une complaisance qui n’est pas toujours incompatible avec nos caractéres. Nous plaisantâmes en nous promenant, sur cette rencontre, & il se lia entre nous une conversation moitié agréable, & moitié sérieuse, sur laquelle je fis de petites Notes à mon ordinaire, pour m’en servir au besoin.