Le Spectateur suisse: Premier mois

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Le Spectateur suisse,
Traduit en François.

Premier mois

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Avertissement du Traducteur.

Metatextuality

L'Autheur de cet Ouvrage, ne parlant facilement que sa langue naturelle, n'a pû écrire dans une autre. Le séjour que j'ai fait en son pays, m'a mis en état d'en faire la Traduction que je donne ici ; & cet Autheur, qui m'a paru homme de bon sens, m'a engagé à la faire le plus fidélement qu'il seroit possible, parce qu'il a une vraye curiosité de savoir, si ce qu'il écrit & envoye dans son Canton à un de ses amis, sera du goût des François. J'ai pris le parti de ne rien changer du tout à ses pensées. Je donne ici précisément les mêmes & dans leur même suite. Elles m'ont paru raisonnables, & j'ai compris que la lecture de quelques-uns de nos meilleurs Livres auroit pû donner à l'auteur Suisse, qui entend beaucoup mieux le François qu'il ne le parle, des idées plus nettes qu'il ne les eût eues sans cela. Voici de quelle maniere commencent les premieres feuilles qu'il m'a données.

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General account

Selfportrait

Je suis né dans un endroit de la terre, où les hommes ont plus de bon sens que d'esprit ; j'entends de cette sorte d'esprit qui fait paroitre & plaire dans la conversation.
Je me trouve depuis quelque tems chez une Nation, où ceux qui en composent la partie la plus remarquable ont presque tous plus d'esprit que de raison. J'y fus reçu, à mon arrivée, dans une societé de personnes des deux sexes & du grand monde d’une ville Capitale ; leur goût & leur attention principale etoit de se plaire les uns aux autres, & de s'assûrer réciproquement qu'ils y réüssissoient. Quelques petits Maîtres en étoient. Il se forma une antipathie entre un de ceux-ci, qui avoit de cet esprit dont j'ai parlé, & moi. Elle étoit fondée sur l'opposition de nos caracteres, de nos manieres & de bien d'autres choses. Je parlois un mauvais langage & je parlois peu : j'étois simple dans mes façons d'agir, dans mes pensées & dans mes expressions : je n'avois guerres d'une certaine politesse superficielle, mais qui donne de grands avantages dans ce pays, & je marqois avoit peu de goût pour le faux brillant & pour la bagatelle qui y sont fort en crédit. On jugera facilement que ces qualitez devoient me rendre desagréable à un homme qui n'avoit en tête que de plaire à ceux de son espece & à quelques femmes à peu près de cette même espece, & qui faisoit son capital d'être agréable, d'amuser & de divertir. Je m'avisai, un jour qu'il faisoit beau, d'entrer dans un Jardin de la ville où nous nous promenions quelquefois assez tard. J'y entendis, sans être vû de personne, quelques éclats de rire ; & je compris bien-tôt que l'on rioit à mes dépens. Le petit Maître, qui avoit étudié ma figure, ma mauvaise grace, & ce qu'il trouvoit de pitoyable dans ce que je pensois, faisoit de toute ma personne une espece de satyre. Il la conclut enfin par dire qu'il avoit toûjours crû qu'un homme de ma nation étoit plus corps qu'esprit, plus animal qu'homme, & avoit plus d'instinct que de raison : qu'un suisse étoit fixé à la matiere, presque incapabe de proter ses vûёs à quelque chose de plus relevé ; enfin stupide, & plus propre à labourer la terre, qu'à penser ; & que je l'avois confirmé dans cette opinion. Quelques personnes de la compagnie me défendirent foiblement ; d'autres ne dirent rien & ne penserent peut-être pas plus à mon avantage. Pour moi dont la bile s'échaufoit un peu, je me retirai secrétement. J'allai faire des réflexions, tout Suisse que j'étois, & je conclus à dissimuler pour certaines raisons, & à continuer de voir encore cette espece d'amis de tems à autre, mais plus rarement. J'en fus toûjours bien reçu. Les personnes polies ne disent des injures à d'honnêtes gens, que dans leur absence. Un jour que j'étois de la compagnie, une Dame y apporta deux Livres. C'étoient le Spectateur Anglois & le Spectateur François. On en lut quelque chose, & chacun jugea, suivant son goût, de l'un & de l'autre de ces Ouvrages, & de la difference de l'un à l'autre. J'en jugeai aussi ; je m'expliquerai peut-être là-dessus, si mon jugement passe pour valoir quelque chose.

Metatextuality

Ces deux Ouvrages me firent faire des réflexions, qui se joignirent à celles que je faisois souvent sur l'avanture du Jardin. Il me vint une pensée d'être Spectateur aussi de ces gens qui rioient à mes dépens. & de ceux qui leur ressembloient, & d'en dire mon sentiment au Public, à la maniere des deux Autheurs que l'on venoit de nous annoncer : mais sans désigner personne, sans même donner à deviner personne, & sans sortir du caractere d'honête homme qui m'a toûlurs paru fort éloigné de cette satyre, qui attaque les défauts des particuliers ou des compagnies. Enfin je résolus de plaisanter sur des sujets généraux, mais sans imiter quelques Autheurs qui ont donné lieu à des interprétations offençantes ; ce que j'ai toûjours crû qu'un homme sage & amateur de la paix devoit éviter avec soin.
Je m'arrêtait donc à cette idée de Spectateur, & je commençai à envisager le Spectacle, non du monde entier, mais de cette partie du monde qui est l'homme. Je le trouvai divertissant & fort varié dans les deux sexes & dans les différents états & âges de l'homme. La matiere dont j'avois besoin pour cet Ouvrage me parut inépuisable dans les diverses especes de folie, dans les différentes passions, & dans les caracteres, tant sérieux que comiques que donnent ces passions aux deux sexes ; dans les ambitieux & dans les avares ; dans les petits Maîtres & dans les Coquettes ; dans les Sçavans sans goût & sans mérite ; dans ce qu'une partie de ces caracteres fait souffrir à une partie de ceux qui les pratiquent. Cette quantité d'objets ridicules, & celle des autres objets dont la vûё est triste quand on s'y arrête, me fit souvenir de Démocrite & d'Héraclite, deux anciens Philosophes qui ont été véritablement spectateurs, l'un du ridicule de son tems, & l'autre du pitoyable ; il me sembla aussi que quelques Autheurs modernes, fort estimez, avoient fait le même personnage, entr'autres Montagne, Mrs. Pascal & de la Bruyere, l'Autheur des Réfléxions attribuées à Monsieur de la Rochefoucault, & d'autres, qui ont fait, de l'Intérieur de l'homme, en partie l'objet de leur attention ; je trouvois aussi qu'il convenoit mieux à un Autheur modeste, de prendre la qualité de Spectateur que celle d'Autheur, puisqu'il étoit beaucoup plus l'un que l'autre ; enfin il me parut que la maniere d'écrire des deux Ouvrages modernes que je venois de voir, devoit convenir aux Lecteurs, par la diversité, dont un Livre qui se distribuё en feüilles ou en petites brochures, l'une après l'autre, est susceptible ; par la nouveauté des sujets dont l'Autheur peut parler dans ces différentes feüilles, & par la facilité que lui donnent les jugemens que fait le Public sur chaque piéce, de se corriger de ses défauts, & de s'accommoder au goût de son siécle.

Metatextuality

Je me déterminai donc a donner ici un Spectateur de ma Nation : voici le projet que j’en fis, & qui est rélatif à une partie de ce que je viens de dire.
Je ne voudrois pas m’ériger en Démocrite ; car si ce Philosophe revenoit au monde pour y faire son ancien personnage, nous trouverions qu’il riroit trop, le goût d’aprésent, demande la diversité ; je penserois encore moins à imiter ce grand pleureur d’Héraclite, quoique la méchanceté de la plûpart des hommes, & les miseres humaines soient propre à former un Spectateur mélancholique, & à donner lieu à des réflexions tristes, mais judicieuses, capables de détacher de la vie, & en quelque manière de soy même, & de faire penser à ses vrais interêts ceux qui s’y trouveroient disposez ; mais il n’y a guéres de personnes disposées à entrer dans ces vûës sérieuses, & je ne pense point à l’écrire pour un si petit nombre. La plûpart des Lecteurs demandent de ce qui plaît dans le moment ; de ce qui réjoüit ; il leur faut du plaisant agréable, ou du plaisant ridicule, ou au moins du beau ; il s’accommodent assez de ce dernier, pourvû qu’il soit de leur gout ; la beauté dans ce cas a le privilege de leur plaire, & de valoir presque autant pour eux que l’agréable, ou le ridicule qui les réjoüit. Il faudroit donc pour se faire goûter ici, si l’on en étoit capable, s’attacher à donner de l’agréable & du beau ; mais exclure ce qui sentiroit l’utile, ou le cacher & l’envelopper si bien dans ce qui conviendroit au goût & au genie de la plûpart des Lecteurs, qu’il ne parût point qu’un Autheur voulût tâcher de les rendre plus raisonnables ; mais seulement qu’il voudroit les desennuyer ou les divertir. On n’aime guéres les leçons ni l’utile ; & l’on a peut-être raison ; de quoi cela sert-il à des gens qui en sçavent assez pour être plus raisonnables quand ils le jugeront à propos, & à qui les bonnes intentions manquent plus que la science de bien faire. Il y a des hommes capables d’écrire judicieusement ; je doute qu’il y en ait de capables de la faire avec un succès considerable ; les meilleurs ouvrages dans ce genre ont été approuvez & goûtez : on les a trouvez bons ou beaux, on les a lûs avec plaisir, on a été persuadé de la verité & de l’utilité des réfléxions qu’ils contiennent, on a prêché aux autres ces veritez ; on en a débite encore les plus belles, quand on s’est avisé de les relire ; mais on n’en profite guéres, & ces ouvrages destinez à la réforme de l’esprit, du cœur & de la conduite, ont presque le même sort des ouvrages faits pour plaire ; ils amusent & donnent quelque réputation à leur Autheurs : il y a bien de l’apparence que ces Autheurs ont souhaité quelque chose de plus que de la réputation ; je veux dire, corriger une partie des hommes qui liroient leurs ouvrages ; mais on ne s’apperçoit guéres de la réforme de ceux qui ont lû ce qu’on a écrit de meilleur dans cette vûë. Un Autheur qui a le secret de plaire par des Contes plaisans ou par des avantures interessantes avec quelque peu de vraisemblance, ne perd point son tems : il parvient à sa fin ; ce que n’on pas fait ceux dont je viens de parler : il a voulu plaire, & il plaît ; c’est qu’il a écrit dans le goût des Lecteurs.

Selfportrait

Ce goût là n’est pas tout-à-fait mon compte, à moy qui m’avise d’être Autheur ;
qui aurois moralisé à ma fantaisie comme beaucoup d'autres, & qui, comme eux, aurois été approuvé & goûté de ceux de mon sentiment ; car quoique la vraie raison soit unique, il y a plusieurs partis, & je pourrois dire plusieurs systêmes de raison dans les differens esprits des Lecteurs, & les Lecteurs conviennent toûjours de bonne grace de ce qu’avance un Autheur quand il pense comme eux ; ils en sont plûtôt persuadez, qu’ils n’auroient seulement fait attention à un sentiment contraire : or je ne pouvois guéres manquer de donner dans quelqu’un de ces systèmes de raison qui ne sont que des fantaisies, puisque j’ai les miennes, & que mes sentimens ne font pas tout-à-fait singuliers ; mais j’ai choisi, quant à present, le systême de plaire pour tâcher de me faire lire ; qu’on ne me taxe point ici de présomption : je ne m’attends pas â plaire, mais j’en veux faire l’essai ; ceux qui lisent pour leur plaisir, doivent me sçavoit gré de mon dessein : qu’ils ne se préviennent donc point à mon désavantage, de peur que cette prévention ne fasse dans leur goût quelque dérangement qui pourroit me faire échoüer, & peut-être même, sans qu’il y eût beaucoup de ma faute, & les priveroit, par un dégoût anticipé de ce que je pourrois écrire de passable, si tant est que je le puisse. Je ne dois donc point espérer de plaire, si je ne donne du beau ou du plaisant, & même de l’un & de l’autre ; car il est de conséquence de diversifier dans un ouvrage comme celui-ci : il me faut de plus mettre cela bien en œuvre, autrement je serai traité d’Autheur sans sel, trivial & plat ; & si l’on joint ces qualitez sur mon compte, à celle que me donne le climat où je suis né, je ferai plus de pitié que je ne donnerai d’envie de lire les productions d’un esprit Suisse. Pour éviter un inconvenient si terrible dans le métier d’Autheur, voyons un peu à prendre bien nos mesures : Premierement il me faut en partie du beau, mais du beau qui ne soit point usé ; tel enfin, qu’il convienne à une Nation dont le goût est si sujet à changer, qu’on peut convaincre aisément les mêmes hommes de trouver à present fades ou ridicules des productions d’esprit qu’ils ont trouvées belles, il n’y a pas fort long temps : le mérite de plusieurs choses n’est guéres pour eux que dans la mode & dans la nouveauté, & cette mode est souvent plus dans la bagatelle & dans ce qui frape d’une premiere vûë, que dans le mérite des choses ; dans ce qui paroît, que dans ce qui est ; dans le stile, l’expression, le tour & les agrémens du discours, que dans le fond de la pensée ; ainsi je vois bien que ce n’est pas une petite affaire que de servir en beau cette Nation inconstante & d’une maniere qui lui plaise ; il y a pourtant des beautez si touchantes, & dont le goût est tellement dans le fond de la nature, que toute la bizarerie humaine, & l’inconstance n’ont pû l’en déloger : il faut que je fasse l’essai de ces beautez-là, qu’heureusement pour mon dessein tout le monde ne voit pas en de certaines choses, & que beaucoup des gens d’esprit n’y vot pas en de certaines choses, & que beaucoup des gens d’esprit n’y voyent guéres, apparemment par défaut d’attention : voilà ce qui regarde les beautez qu’il faut tâcher de mêler dans cet ouvrage. A l’égard du plaisant, je n’en manquerai pas, ni même de plaisant ridicule : je n’ai qu’à être Spectateur, non de ce que beaucoup de personnes appellent le peuple, mais de ces personnes mêmes qui le méprisent, & qui se croyent fort au dessus de ce peuple par de certaines qualitez de l’esprit ou du cœur, acquises ou naturelles, par la science ou par la délicatesse & le rafinement : c’est dans une partie de cette espece de peuple, aussi peuple que celui qu’il méprise, que je vois un fond de plaisant pour mon Spectateur, je dis un grand fon, dans la folie, dans un sot & sérieux attachement à la bagatelle, & dans la ridicule alternative de l’estime & du mépris que l’on fiat de certaines choses, par ces seules circonstances, qu’elles sont ou anciennes ou nouvelles, ou qu’elles sont à la mode, ou qu’elles n’y sont pas, ou qu’elles n’y sont plus ; enfin dans beaucoup d’autres choses dont je parleray.

Metatextuality

Mais il est tems de commencer : voici un fragement de la premiere lettre que j’ai écrite d’ici à un Suisse de mon Canton.

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Letter/Letter to the editor

Un des premiers choses que j’ai remarquée ici par opposition à ce qui avoit été observé sur ma Nation, est une délicatesse dans le goût, qui cache à ceux qui ne voyent pas bien claire une grossiereté très-réelle. On n’y cherche guéres d'autre plaisir, d’autre bonheur, que dans ce qui se goûte par les sens : il est vrai que l’on y fait plus de façons que dans nôtre païs, & c’est en cela que consiste une partie du rafinement qui distingue si fort ces hommes polis de nos autres. Il faut des corps à leurs sens, mais ils sont dans l’usage de ne les aimer que façonnez, préparez, ornez ; ils y employent tout l’art dont il sont capables ; ils les revêtent des formes les plus agréables que peut inventer leurs esprit souvent appliqué à ces objets, & fertile en de telles inventions : par exemple ils aiment à manger, mais ne croyez pas que ce soit ordinairement ou pour se nourrir ou même pour le plaisir du goût seulement ; il y a ici des viandes savoreuses & excellentes qui n’ont pas tout ce qu’il faut pour leur convenir par ces seules qualitez, car il faut encore qu’elles plaisent à la vûë : sans cette circonstance, un mets n’a pas tout ce qui lui est nécessaire pour être goûté par des gens accoûtumez à un rafinement que la délicatesse leur a donné ; ce mets pourroit même les dégoûter & les mettre en colere, au lieu de les mettre en appétit. La nature leur avoit donné un besoin, ils s’en font fait eux-mêmes un autre qu’est devenu une affaire sérieuse, & qui a fait l’établissement de plusieurs Arts dans lesquels on se distingue & se fait estimer par son adresse & par sa patience : ces Arts sont en grand nombre & fort différens les uns des autres, On en fait, dans son premier âge un apprentissage aussi sérieux que l’étude de la jeunesse destinée aux emplois graves ; plusieurs familles se dévoüent à ces Arts, Père, Mere, Enfans, Domestiques même : entrez dans leurs maisons, vous verrez que les uns passent leur vie à arranger méthodiquement dans la viande de petits morceaux de lard, taillez exprès ; l’emploi des autres est de faire des mélanges d’un grand nombre de choses d’un goût & d’une nature, toutes différentes, pour en composer un goût, qui seroit détestable pour des personnes qui n’auroient point appris à le trouver bon ; mais il est exquis pour ces gens-ci qui ont perfectionné la nature, & qui ont fait un autre goût plus fin & meilleur que celui des hommes simples & naturels ; aussi ne mangent-ils point naturellement comme vous & moy, mais avec attention & réflexion. Ils connoissent le mérite de leurs mets, & jusqu’où va ce mérite ; ils s'y trompent rarement, & ils auroient une qualité estimable de moins en de certains endroits où l’on se pique d'un goût délicat, s’il leur arrivoit de prendre le change là-dessus ; ils sont charmez, quand l’Ouvrier a attrapé le point d’excellence dans une sauce : j’ai pensé dire le point d’élegance, & je croi que je n’aurois point trop mal dit, car le degré de perfection en ceci n’est pas moins recherché que dans l’éloquence, ni peut-être moins estimé : il y a des choses à remarquer qui vos feroient passer de la vûë de ce ridicule, à une pensée sérieuse, qui est que cette délicatesse de goût, ne tendant qu’à augmenter le plaisir de l’animal, n’est tout au plus qu’une grossiereté délicate, ou, si vous l’aimez mieux ainsi, qu’une délicatesse grossiere par sa fin, & aussi sorte en elle-même que pourroit être belle la délicatesse qui auroit pour objet des choses que l’on peut penser. Mais ces hommes qui nous trouvent si attachez à la matiere, sont presque tout pour leur animal, & presque rien pour leur esprit. Les hommes y sont galants, mais qu'est-ce que cette galanterie? des manieres, des mines, des paroles qui cachent ou déguisent le fond de leur cœur, & il n'y a guéres dans ce coeur que de l'instinct : par où croiriez-vous qu'une femme plaise ordinairement à un homme au dessus du commun & qui a de l'esprit? c'est (oserai-je le dire) presque uniquement par les seules choses qui la rendroient l'objet des désirs brutaux d'un manant : si cette femme a quelques belles ou aimables qualitez, quelque mérite, tant mieux pour elle, ce sera un accompagnement pour sa beauté ; mais, si avec quelque qualité rare du cœur ou de l'esprit, elle n'est, au reste, que passable, elle ne fera pas fortune ici ; l'on y fait peu d'attention au mérite d'une femme, s'il n'est enchassé dans un corps qui plaise, & il y a ordinairement bien d'autres façons & un autre art pour rendre ce corps capable de plaire à la vûё, que pour rendre agréables à cette vûё les mets dont j'ai parlé : beaucoup de gens & de métiers font employez à faire ou des couleurs ou des colifichets, sans lesquels la beauté ne seroit point à la mode, & par conséquent ne plairoit pas on ne sçauroit se contenter ici dans un certain monde, des agrémens que donne la nature, lors même qu'ils sont soutenus par la jeunesse & par l'embonpoint : on y joint des bagatelles faites avec beaucoup d'art, & que des hommes bien-faits & vigoureux, qui seroient propres à servir utilement la Patrie, passent leur vie à faire ou à débiter, & à en faire l'éloge fort sérieusement : ils n'y perdent pas leur rhetorique ; on ajuste à sa figure, je ne sçai combien de choses que la mode fait & défait, & une femme avec ces armes offensives fait des conquêtes, il faut cela pour le goût de ces hommes délicats qui connoissent le mérite des choses. Comme les femmes veulent plaire à quelque prix que ce soit, le goût des hommes, tel que je l'ai marqué, à plusieurs égards, ne les dégoûte point des hommes, ou du moins elles les prennent comme elles les trouvent ; elles font donc leur capital de cultiver ce qu'ils aiment en elles, elles renouvellent tous les jours leur teint & redressent leur taille ; elles mettent dans tout son jour ce qui leur est avantageux, en font parade, ajoûtent où la nature a été avare à leur égard, & retranchent, si elles le peuvent, de ce qu'elle leur a prodigué ; elles en retranchent, dis-je, aux dépens de leur santé & de la durée de leurs apas ; contentes & charmées de faire pas des agrémens sur lesquels elles ne peuvent compter & qui durent si peu, des conquêtes qui durent encore moins : à l'égard des hommes, il y en a beaucoup du même caractere, ils passent leur plus bel âge à faire des conquêtes de femmes sur le même pied, d'autres se contentent de se laisser conquerir eux-mêmes tantôt par une femme & tantôt par une autre, & à l'envie l'une de l'autre. Si vous sçaviez combien de telles victoires coûtent à ces pauvres femmes en habits, en complaisance, en dissimulation & en sacrifice ; je ne sçai si cela vous feroit rire, ou si cela vous feroit pitié.

General account

Enfin, ce qui plaît á la vûё, est ici l'article essentiel : on ouvre les yeux de son corps pour en faire des découvertes, on n'ouvre presque point ceux de l'âme pour découvrir des qualitez de l'âme ; car ce n'est point par cette partie si considérable que l'on cherche à être heureux.
Il y a cependant ici des gens qui ont le goût plus solide, j'en connois un depuis peu qui veut se marier : il cherche une femme qui l'attache & le fixe, qui ait de l'esprit & soit belle, & capable par ces deux qualitez de faire son bonheur : il espere trouver cela plus facilement, parce qu'il a assez de bien & de désinteressement pour ne point marchander une femme, & il a raison : ses sentimens sont ici for rare & je l'en ai félicité ; j'ai fait plus, j'ai bien voulu l'aider à chercher ce qu'il souhaite ; je trouvai, il y a quelques jours dans une maison où l'on ne reçoit guéres que des gens raisonnables, un trésor en fait de femme :

Heteroportrait

on voit en celle-ci un esprit aisé, joint à un caractere, tel qu'on pourroit le souhaiter dans un fort honnête homme ; sa phisionomie, son air spirituel, fier & modeste, semblent annoncer sa belle ame & son merite, mais un mérite affable & sans orgueil elle a de la raison & de l'agrément ; enfin c'est un beau naturel bien cultivé.
Comme une conversation libre sur de certains sujets fait paroître le mérite & le fait sentir bien vite, j'ai été touché du sien dès la seconde fois que je l'ai entretenuё, parce qu'elle a bien voulu parler de ce qui me faisoit plaisir ; je l'ai donc fort estimée dès ce tems-là, & j'ai été tenté, malgré les sentimens que la raison me donne sur le mariage, de faire ce que plusieurs ont fait en pareilles conjonctures, je veux dire de penser à la Dame pour moi ; car on n'en trouve pas souvent de cette sorte : mais je m'en suis fait quelque scrupule, je l'ai indiquée à mon ami, & l'ai mené chez elle, en l'assurant que je comptois lui rendre le plus grand service qu'il pût jamais souhaiter de personne : mais vous allez admirer combien je suis peu propre à commencer réguliérement une affaire de cette nature : je n'avois point pris garde que cette Dame n'est pas régulierement belle : mon ami l'a trouvée assez belle en gros, mais il n'étoit pas homme à s'en tenir au gros, cela est bon à des gens materiels comme nous autres Suisses : ses premieres attentions ont eu peu objet le détail du visage de cette femme ; comme il est entendu & expert là-dessus, il a bien-tôt vû quelques défauts dans le tour de son visage, dans sa bouche & dans quelques disproportions défauts enfin avec lesquels une femme ne peut être ce qu'on appelle belle : or la beauté étoit une piéce de conséquence dans le plan qu'il s'étoit fait ; mais ces défauts exclurent la beauté pour un homme comme lui, & il n'est pas d'humeur à déranger sa résolution dans un article qui lui a paru de conséquence pour son bonheur : qu'est-il arrivé? il n'a point été tenté de faire attention au mérite de la Dame comme il l'avoit faite au reste. Il ne pense point à l'épouser : j'ai dit à ce Cavalier que pourvû qu'une femme fût aimable d'une premiere vûё, je me sentois porté uniquement & avec empressement à la recherche de ses qualitez intérieures, & que si je me déterminois jamais à me mettre sous le joug du mariage, ce seroit bien plus pour les douceurs de la sympathie & de la société, que pour autre chose : mais il n'a point été touché de ces raisons, & il m'a paru persister dans la nègative : vous allez peut-être croire qu'il n'est pas quitte de mes conseils ; point du tout, je fais mon cour à présent à cette aimable personne pour moi-même, j'ai lui ai tout dit, elle n'en a fait que rire ; je vous donnerai des nouvelles de nôtre commerce, il est aisé & agréable, parce qu'elle veut bien me souffrir comme si j'avois du mérite, en considération du désir que j'ai d'en acquerir pour tâcher à me rendre un peu digne d'elle : ne manquez pas a me féliciter d'une rencontre si heureuse. Je vois qu'il faut s'intriguer un peu pour avoir du bon en hommes ou en femmes, je vous assure qu'on en trouve de tems en tems dans ce paїs-ci comme ailleurs, & même du vrai mérite, dont les grands & les personnes qui ont beaucoup de bien pourroient faire d'une certaine maniere de bonnes & de belles acquisitions, & même d'agréables & d'utiles pour la societé, l'aimable commerce, l'amitié, l'éducation de leur enfans, enfin pour leurs interêts & pour leurs plaisirs : mais on néglige le mérite des deux sexes, même en ce qui regarde ces choses qu'on a si fort à cœur, l'interêt & le plaisir ; j'en parlerai ailleurs, car j'aime cet article-là, & peut-être n'en parlerai-je pas tout-à-fait infructueusement, quoique, à dire la verité, les qualitez les plus estimables soient presque toûjours dans l'obscurité, ou du moins fort au dessous du mérite des fins vins de Champagne & de Bourgogne, & du talent d'un Cuisinier, qui avec un palais sûr & toute l'attention que demande son emploi, sçait réveiller souvent l'appétit de son maître, & encore bien mieux celui de ses créanciers.
Fin