Le Spectateur ou le Socrate moderne: X. Discours

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X. Discours

Citation/Motto

Nam genus, & proavos, & quae non fecimus ipsi,
Vix ea vostra voco.

Ovid. Metam. xiii. 140.

Car pour ce qui regarde la noblesse de notre extraction, ou les Ancêtres, dont nous sommes descendus, & tout ce que nous n’avons pas fait nous-mêmes, à peine doit-on s’en attribuer quelque mérite.

Metatextuality

Du desir que tous les Hommes ont pour la Gloire, de l’usage qu’ils en devroiet <sic> faire ; & des vains Titres qu’ils se donnent.

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On voit peu d’Hommes qui n’aient l’ambition de se distinguer dans le Païs où ils habitent, de se rendre considérables parmi ceux qu’ils fréquentent. Il y a une espece de grandeur & de respect, que les plus vils de tous les Hommes tâchent de s attirer dans le petit cercle de leurs Amis & de leurs Connoissances. Le plus pauvre Artisan, que dis-je ? Celui qui vit d’au-mônes, a sa troupe d’Admirateurs, & se plaît dans cette superiorité dont il jouit sur ceux qui sont à quelques égards au dessous de lui. Cette Ambition, qui est naturelle à l’Esprit de l’Homme, pourroit sans doute recevoir un fort heureux tour ; &, si elle étoit bien dirigée, contribuer autant à l’avantage d’un Homme, qu’elle lui cause d’ordinaire du trouble & de l’inquiétude. Je vai donc mettre ici quelques pensées que la méditation m’a fournies là-dessus, & que je n’ai lu nulle part ; mais je n’y observerai ni ordre, ni raison, résolu de les coucher sur le papier à mesure qu’elles me reviendront dans l’esprit. Toute la superiorité qu’un Homme peut avoir sur un autre, dépend des avantages qu’il possede, soit à l’égard de la Fortune, de l’Esprit, ou du Corps. Les premiers, qui consistent dans la Naissance, les Titres, ou les Richesses, sont ceux qui ont le moins de raport avec la Nature Humaine, & qu’on peut le moins apeller nôtres. Les avantages du Corps, qui se réduisent à la Santé, à la Force, ou à la Beauté nous touchent de plus près, & font plutôt partie de nous-mêmes que les précédens. Ceux de l’Esprit, qui renferment la Connoissance & la Vertu, nous sont plus essentiels & plus étroitement unis qu’aucun des autres. Quoi qu’on ne doive pas tant s’estimer pour les biens de la Fortune, que pour ceux du Corps, ou de l’Esprit avec tout cela, les premiers paroissent avec plus d’éclat aux yeux du monde. Comme la Vertu est la source la plus légitime de l’Honneur, on trouve que les grandes Charges insinuent qu’il y a du mérite dans les Particuliers qui les possedent. La Sainteté est attribuée aux Papes, la Majesté aux Rois, la Sérénité ou la douceur du Tempérament aux Princes, l’Excellence ou la Perfection aux Ambassadeurs, la 1Grace aux Archevêques, l’Honneur aux Pairs du Royaume, la Vénération aux Magistrats, & ce qui signifie la même chose, la Révérence à tous les Ministres de l’Evangile. Dans les Fondateurs des grandes Familles, ces titres d’honneur leur conviennent d’ordinaire & leur sont apliquez avec justice ; mais, à l’égard de leur posterité, il n’arrive que trop que ce sont plutôt des marques de la Grandeur extérieure que du Mérite personnel. La dénomination continuë toujours, mais la valeur intrinséque disparoît souvent. Le Lit de Mort expose dans son jour le vuide & le néant de ces titres. Un miserable Pécheur aux abois tremble depuis les piez jusqu’à la tête, lorsqu’il pense au nouvel état, où il est sur le point d’entrer, pendant que ceux qui l’environnent lui demandent, d’un ton grave, comment se porte Sa Sainteté ? Un autre s’entend donner le titre magnifique, d’Altesse ou d’Excellence, lorsqu’il se voit réduit à mourir, de même que le plus chétif de tous les Hommes. C’est alors que ces pompeuses Epithétes ressemblent plutôt à une Insulte ou à une Moquerie qu’à un véritable Respect. Il est certain que les Honneurs ne sont pas bien dispensez dans ce Monde ; le Mérite solide y est négligé, la Vertu y est oprimée, le Vice y triomphe. Le dernier Jour rectifiera ce desordre, & assignera à chacun une Station convenable à la dignité de son Caractere ; alors les Rangs seront ajustez comme il faut, & la Préséance sera bien réglée. Il me semble que nous devrions aspirer à nous avancer dans un autre Monde, ou du moins à y conserver notre Poste, & à surpasser ici en Vertu nos Inférieurs, afin qu’ils ne soient pas élevez au dessus de nous dans un autre Etat, où la Distinction est fixée pour toute l’éternité. L’Ecriture nous dit que les Hommes sont comme des Etrangers & des Voyageurs sur la Terre, & que la Vie est un Pélerinage. Divers Payens nous ont aussi representé le Monde sous l’idée d’une Hôtellerie, qui n’est destinée qu’à nous fournir ce qui nous est nécessaire dans notre passage. De sorte qu’il n’y a rien de plus absurde que de chercher notre repos ici bas, avant que d’être arrivez au bout de notre course, & que nous devrions plutôt songer à l’accueil qu’on nous y fera, qu’à toutes les commoditéz, dont nous pouvons jouir les uns au dessus des autres dans le chemin qui nous y conduit. Epictete s’est servi d’une autre espece d’Allusion, qui est fort belle, & capable de nous engager à être contens du Poste où la Providence nous a mis :

Citation/Motto

« Nous sommes, dit-il, sur un Théâtre, où chacun doit jouer de son mieux le rôle qui lui est marqué. Nous pouvons dire à la vérité que celui qui nous est échu, en partage ne nous sied pas bien, & que nous nous aquiterons mieux d’un autre. Mais ce n’est pas là de quoi il s’agit. Notre unique but doit être de jouer dans la perfection le rôle qui nous est donné. S’il ne nous convient pas, la faute n’en retombe point sur nous, mais sur celui qui distribue tous ces rôles aux Hommes, & qui est le grand Directeur de la Scène.2»
Le rôle, que ce Philosophe eut à jouer lui-même, ne pouvoit pas être fort agréable, 3puisqu’il passa toute sa vie dans l’esclavage. Le motif qu’il vient d’alléguer, pour se contenter de l’état où l’on retrouve ici bas, reçoit un nouveau degré de force, si l’on y joint que nos rôles seront changez dans un autre Monde, & que la supériorité du rang y sera proportionnée à l’excellence de la Vertu, que chacun aura pratiquée dans celui-ci, & à la maniere dont il s’est aquiré de son devoir. Il y a plusieurs beaux partages dans le petit Livre Apocryphe, intitulé La Sagesse de Salomon, ou plûtôt de Philon, pour faire voir le néant des Honneurs, & de ces autres Bénédictions temporelles, qui sont en si grande estime parmi les Hommes, & pour consoler ceux qui ne les possedent pas. L’Auteur nous y represente, en des termes aussi vifs que relevez, cet avancement d’un Homme de bien dans une autre Vie, & la surprise extraordinaire qu’il causera a ceux qui étoient ses Supérieurs dans ce Monde.

Citation/Motto

4Alors, dit-il, les justes s’éleveront avec une grande hardiese contre ceux qui les auront accablez d’affiction, & qui leur auront ravi le fruit de leurs travaux. Les méchans à cette vue seront saisis de trouble & d’une horrible frayeur : ils seront surpris d’étonnement en voyant tout d’un coup contre leur attente les justes sauvez : Ils diront en eux-mêmes, étant touchez de regret, & jettant des soupirs dans le serrement de leurs cœurs : Ce sont là ceux qui ont été autrefois l’objet de nos railleries, & que nous donnions pour exemple de personnes dignes de toutes sortes d’opprobres. Insensez que nous étions, leur vie nous paroissoit une folie, & leur mort honteuse. Cependant, les voilà élevez au rang des Enfans de Dieu, & leur partage est avec les Saints.
Si l’on veut voir la description d’une Vie passée dans les vanitez du siécle, au milieu de la pompe & de la grandeur, on n’a qu’à lire les versets suivans du même Chapitre. Mais puis qu’eu égard à l’état des choses, il est nécessaire qu’il y ait de l’ordre & de la subordination dans ce Monde, nous serions heureux si les Personnes élevées en dignité au dessus des autres tâchoient de les surpasser autant en Vertu, & de se rendre agréables par leur douceur & leur bienveillance ; & si d’un autre côté les Inferieurs pensoient aux moyens qu’ils ont d’améliorer leur sort à l’avenir, & de contribuer, par une juste soumission, au bonheur de ceux que la Providence a établis sur eux. C.

1C’est un titre qu’on leur donne en Angleterre, de même qu’aux Ducs, & qu’on ne peut guére bien exprimer en François que par celui de Grandeur.

2Il semble que l’Auteur ait paraphrasé ici la 24. Section de la Philosophie de cet illustre Payen.

3Cela est fort incertain, & il y a même grande apparence qu’il fut mis en liberté long-temps avant sa mort.

4Ch. V. i. 5. Traduction de Mr. de Saci.