Le Spectateur ou le Socrate moderne: VIII. Discours
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VIII. Discours
Zitat/Motto
Ingenuas didicisse fideliter artes
Emollit mores, nec finit esse feros.
Emollit mores, nec finit esse feros.
Ovid. ex Ponto L. ii. 651.
Une bonne Education adoucit les mœurs & donne de la politesse.
Metatextualität
Des Effets de la bonne & de la mauvaise Education.
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Lorsque l’Esprit de l’Homme n’est pas cultivé, il ressemble à
une piece de Marbre qui sort de la Carriere, où l’on ne voit aucune de ses beautez, jusqu’à
ce que l’Ouvrier l’ait polie, & qu’il en fasse paroître les differentes couleurs, les
nuages, les veines & les taches dont elle est parsemée. C’est ainsi que l’Education met
au jour les vertus & les talens d’un bon Esprit, qui ne paroîtroit jamais ce qu’il est
sans un tel secours.
Les Passions des Hommes operent diversement, & produisent des effets d’une
nature bien differente, suivant qu’elles sont plus ou moins gouvernées par la Raison.
Lorsqu’on nous parle de ces Négres, qui, à la mort de leurs Maîtres, ou sur ce qu’ils
viennent à changer de service, se pendent au premier arbre qu’ils trouvent, comme il est
assez ordinaire dans nos Colonies de l’Amerique, qui peut s’empêcher d’admirer leur
fidélité, quoique la preuve en soit si terrible ? Jusqu’où ne porteroit-on pas cette
grandeur d’ame, toute sauvage qu’elle paroit dans ces pauvres Malheureux, si
elle etoit bien cultivée ? Quelle excuse peut-on alléguer pour le mépris que nous
temoignons à cette partie de notre Espece ? D’où vient qu’on ne les regarde pas du même œil
que les autres Hommes, & qu’on ne condamne qu’à une legere amende ceux qui les tuent ?
Que dis-je ? D’où vient que nous les privons autant qu’il est en notre pouvoir, de toute
esperance de bonheur dans cette Vie & dans l’autre, & que nous leur refusons les
moyens que nous croyons propres à l’obtenir ? Embarqué dans ce triste sujet, je raconterai
une Histoire, que j’ai aprise en dernier lieu, & qui est si bien attestée, que je ne
saurois la révoquer en doute. C’est une espece de Tragédie sauvage, qui se passa dans S.
Christophle, une de nos lsles entre les Caraïbes, il y a une douzaine d’années. Les Négres,
qui en furent les Acteurs, apartenoient à un Anglois, qui est aujourd’hui dans ce Royaume.
Nous voyons, par l’exemple de cette cruauté surprenante, de quels desordres l’Esprit Humain est capable, lorsqu’il n’est pas conduit par les régles de la
Vertu, & les lumieres d’une Raison cultivée. Quoique l’action, que je viens de
raporter, soit pleine d’horreur & criminelle au suprême degré ; avec tout cela, on peut
dire quelle naissoit d’un Principe, qui auroit pu donner de fruits excelens, s’il avoit été
mieux conduit, & dirigé par une bonne Education. De sorte que c’est un bonheur
inconcevable d’être né dans les Pays où les Vertus & les Sciences fleurissent ;
quoiqu’il faille avouer que, dans ces endroits-là même, il y a une infinité de pauvres
Ignorans, qui n’en savent guére plus que les Nations barbares, comme ceux qui ont eu
l’avantage d’une meilleure Education, s’élevent les uns au dessus des autres, &
atteignent à differens degrez de perfection. Mais pour revenir à notre Statuё formée d’un
bloc de Marbre, quelquefois nous la voyons simplemcnt commencée, quelquefois dégrossie,
& prête à devenir l’ébauche d’une Figure humaine ; quelquefois nous en voyons tous les
traits & les membres distincts, quelquefois elle nous paroît une Piéce achevée, mais on
n’en voit guéres, où la main d’un Phidias ou d’un Praxitéle ne pût ajouter de nouveaux
agrémens.
C.
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Allegorie
Si mes Lecteurs veulent bien me permettre de passer tout
d’un coup de cette allusion à une autre ; pour marquer la force de l’Education, je me
servirai du même exemple qu’Aristote a mis en usage pour expliquer son dogme des Formes
substantielles, lorsqu’il nous dit qu’une Statuё est cachée dans un bloc de
Marbre, & que le Statuaire ne fait qu’ôter ce qu’il y a de superflu & les parties
qui l’embarrassent. La Figure est dans la pierre, le Sculpteur ne sert qu’à la découvrir.
On peut dire que l’Education est al égard de l’Esprit Humain, ce qu’est la Sculpture à
l’égard d’un bloc de Marbre. Le Philosophe, le Saint, ou le Héros le Politique, l’honnéte
Homme ou le grand Génie trouvent souvent cachez sous l’envelope d’un Homme du commun,
qu’une bonne Education auroit pu déterrer, & mettre dans tout leur jour. C’est pour
cela même que je lis avec plaisir l’histoire des Nations barbares, & que j’aime à
contempler leurs Vertus dans toute leur grossièreté naturelle, à voit leur courage se
tourner en férocité, leur confiance en opiniâtreté, leur prudence en ruse, leur patience
en mélancolie ou en desespoir.
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Allgemeine Erzählung
Cet Anglois avoit au nombre de ses Esclaves une jeune
Négresse, qui passoit pour une grande Beauté entre ceux de sa Nation. Il avoit en même
tems deux jeunes Négres fort bien tournez & Amis intimes. Il arriva par malheur
qu’ils devinrent tous deux amoureux de la belle Négresse, qui auroit été charmée d’avoir
l’un ou l’autre pour son Mari, s’ils avoient pu convenir ensemble lequel des deux la
possederoit. Ils l’aimoient si passionnément, & ils étoient d’ailleurs si fidéles l’un à l’autre, que l’un ne pouvoit se resoudre à la céder à son Rival, ni à
l’épouser à moins que l’autre n’y consentit. Le tourment qu’ils enduroient servoit
d’entretien à tout le reste de la Famille, qui ne pouvait s’empêcher de remarquer
l’étrange complication de mouvemens, qui agitoient le cœur de ces pauvres Négres,
accablez sous le poids de leur Amour, & qui desesperoient d’être jamais heureux.
Après un long & rude combat entre l’Amour & l’Amitié, la bonne Foi & la
Jalousie, ils allerent un jour se promener dans un Bois, avec leur Maitresse : arrivez
ici à l’écart, ensuite de bien des sanglots & des lamentations, ils lui plongerent un
poignard dans le sein, dont elle mourut presque sur le champ. Un Esclave, qui travailloit
dans le voisinage du lieu où se passoit un si cruel spectacle, y accourut à l’ouie des
cris de la Personne mourante. Ce fut là qu’il vit le cadavre de cette jeune Fille étendu
par terre, avec 1es deux Amans à ses cotez, qui ne cessoient de le baiser, qui pleuroient
à chaudes larmes, & qui pénétrez d’une vive douleur & au desespoir, se frapoient
la poitrine. 1l courut d’abord à la Maison de l’Anglois, pour en donner avis à ses
Domestiques, qui, à leur arrivée, trouverent la Fille morte, & les deux Négres sur le
point d’expirer des blessures qu’ils s’étoient faites.
Metatextualität
Selbstportrait
Les refléxions sur la Morale & sur la Nature Humaine
sont les meilleurs moyens qu’on puisse employer pour se perfectionner l’Esprit, à aquerir
une véritable connoissance de soi-même, & par conséquent retirer nos
Ames du Vice, de l’Ignorance & des Préjugez où elles sont naturellement engagées.
C’est le but que je me propose dans tous mes Discours, & je me flatte d’avoir un peu
contribué jusques ici à polir nos mœurs : on avouera du moins que mon entreprise est
louable, de quelque manière que je l’exécute. S’il faut même ajouter foi à ce que
plusieurs Personnes, que je n’ai pas l’honneur de connoître, m’ont écrit à cet égard,
elles aprouvent mes efforts, & c’est ce qui m’encourage à les redoubler. Quoiqu’il en
soit, je me servirai de cette occasion, pour les remercier de leur bienveillance, &
les prier de me pardonner si je n’ai pas inséré leurs Lettres dans mes Feuilles volantes,
malgré tout le relief qu’elles y auroient donné. Mais si d’un côté des Eloges si bien
tournez avoient fait honneur aux Ecrivains ; de l’autre, si je les avois publiez
moi-même, il étoit à craindre que le monde ne m’en jugeât indigne.