Le Spectateur ou le Socrate moderne: VII. Discours

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Nível 1

VII. Discours

Citação/Lema

Perierunt tempora longi Servitii.

Juv. Sat. iii. 124.

Nos longs services sont comptez pour rien.

Metatextualidade

Des Grands & de ceux qui sont à leur service, ou qui leur font la cour.

Nível 2

J’ai exposé autrefois aux yeux du Public le malheureux état de ceux qui exercent quelque Métier, ou quelque Négoce dans le monde, & qui souffrent de ce que leurs Chalands d’un ordre supérieur ne sont pas exacts à les payer ; mais il y a une autre sorte d’Hommes, qui méritent plus de compassion que ceux-là ; je veux dire les prétendus Favoris des Grands, qui se mettent sous leur protection, afin d’avoir part à leur amitié, & d’obtenir des marques de leur bienveillance. Il est certain que ceux-ci, soit à l’égard de l’hommage qu’ils rendent & qu’on reçoit, ou des esperances dont on les flatte, deviennent une sorte de Créanciers ; & que ces Dettes, où l’Honneur est intéressé, devroient s’aquitter des premieres, suivant la Maxime reçue dans le monde. Lorsque je parle de ceux qui dépendent des autres, je n’ai point en vue ces Effrontez qui n’ont aucun mérite, & qui, sans la moindre vocation, se fourrent dans la compagnie de leurs Supérieurs. Aussi les Grands ou les Patrons, que j’ai en vue, ne sont pas ceux qui n’ont aucun pouvoir d’assister leurs Amis ou qui n’y sont pas obligez ; mais je parle de ces liaisons, où le pouvoir & l’obligation se trouvent d’un côté, pendant que le mérite & l’attente se font remarquer de l’autre. Ceux qu’on peut apeller chez nous Patrons & Cliens, sont, si je ne me trompe, le tiers de la Nation ; le manque de mérite dans les derniers en retranche bien quatre-vingt-dix-neuf de cent ; & le manque de pouvoir dans les autres les réduit au même nombre. Avec tout cela, qu’il me soit permis de dire, que celui qui veut employés le tems & le bien d’un autre à son service, sans avoir aucun moyen de le récompenser, est aussi injuste que celui qui prend des marchandises d’un Détailleur, sans avoir dessein, ou être en état de le satisfaire. Du petit nombre de ces Cliens qui me restent à examiner, il n’y en a pas un en dix qui réusisse : Et un Homme fort raisonnable, que je connois, en est si bien persuade, qu’il aima mieux mettre son Fils chez un Forgeron, que dans une Maison de qualité, où on lui offroit une place de Page. On ne voit pas revenir plus d’estropiez de l’Armée, que du service des Grands Seigneurs ; quelques-uns de ces malheureux perdent l’usage de la parole, d’autres la mémoire, plusieurs l’esprit ou la vie même ; & je ne voi presque jamais un Homme accablé de chagrin, que je n’en conclue, qu’il est au Service de quelque Grand. J’en ai connu divers, à qui l’on avoir fait attendre un bon Emploi, d’un Mois à l’autre, durant l’espace de vingt années, & qui au bout du compte n’ont tien obtenu. Il est assez ordinaire qu’un Homme élevé à un Poste considérable en use d’abord d’une toute autre maniere avec ses Amis, & que dès ce moment il vous traitera comme votre fortune dépendoit de lui. Ne vous attendez plus à être consulté, non pas même dans les affaires qui vous regardent jamais souvenez-vous que votre Patron se croie d’une Espece au dessus de la vôtre, & qu’il n’y aura plus de communication libre entre vous deux. S’il vient à perdre son Emploi, vous êtes de nouveau son intime, & il prend en mauvaise part, si vous lui-rendez le même Espece qu’il avoit exigé de vous lorsqu’il étoit dans sa grandeur. Il sembleroit qu’un Homme ne put jamais avoir bonne grâce à jouer un tel personnage ; mais ceux qui connoisent le monde l’ont vu plus d’une fois. J’ai souvent eu pitié moi-même d’un Homme, qui prétendoit avoir de la répugnance pour toute sorte de bassesse, & qui malgré tout cela pouvoir perdre des heures, des mois & des années à faire sa cour à un grand Seigneur, qui n’avoit aucune envie de lui rendre un bon office. On doit aussi prendre bien garde que les Grands ont un privilége qui leur est particulier, je veux dire qu’ils sont fort lents à recevoir les impressions des services qu’on leur rend, & fort promts à sentir les injures qu’on leur fait, ou à se choquer de tout ce qui les croise. Ceux que la Fortune élevé au dessus des autres, à moins qu’ils n’aient un génie supérieur sont exposez à de si furieux vertiges, qu’ils ne voient plus les choses du même oeil : C’est pour cela qu’ils méprisent leurs anciens Amis, & qu’ils tâchent de se faire de nouvelles Créatures. De là vient qu’ils vous ôteront souvent un Emploi, à vous qui êtes du nombre des premiers, pour le donner à un inconnu, qui ne s’y attendoit pas, & qui est tout surpris de se voir dans leurs bonnes grâces. Mais s’il vous arrive de témoigner quelque chagrin à cette occasion, vous êtes perdu sans ressource ; vous allez parler pour un bizarre de mauvaise humeur, qui ne peut souffrir le moindre petit revers, & tout le monde fera sa cour à vos dépens. Quoiqu’il en soie, plaignez-vous ou ne vous plaignez pas, il n’en fera ni plus ni moins, & l’on vous traitera de même à peu près, que certaines bonnes Meres en usent avec leurs Enfans, qu’elles fouettent jusqu’à ce qu’ils pleurent, & qu’elles fouettent de nouveau pour les obliger de se taire. Il n’y a que deux moyens pour réussir auprès des Grands, l’un est de leur paroître un Homme de conséquence, & l’autre de leur devenir agréables. On ne sauroit faire usage du premier, à moins qu’on n’ait pas besoin de leur secours, ou qu’on n’ait l’adresse de le cacher ; à l’égard de l’autre, il ne faut que donner dans leur goût & dans leurs plaisirs, ce qui est le plus sérvile de tous les Emplois qu’il y ait au monde, si votre inclination ne vous y porte d’elle-même. En effet, pour se rendre agréable à un autre, sur tout à une Personne qui est au dessus de vous, il ne suffit pas d’avoir de bonnes & belles qualitez ; mais il faut en avoir qui s’accordent avec son humeur. Ses vices & ses partions doivent être à l’avenir la règle de votre conduite. Lorsque vous avez poussé jusque-lâ, il est à craindre qu’il ne vous fasse quelque jour un crime de votre complaisance, & qu’il ne vous éloigne pour des Vices où il a eu part, & où il vous a plongé lui-même. Il en est d’un Client comme d’une jeune Fille, qui a perdu tous ses charmes avec son innocence ; les soins qu’il a pris lui deviennent inutiles, & il n’est plus animé de cette Vertu qui le rendoit capable de ressentir l’injure qu’on lui fait. Je ne finirais point, si je voulais examiner tous les petits artifices que les Patrons mettent en usage, pour se débarraser d’un Client, & le recommander à une autre Personne, qui est moins en état de lui rendre service. Ils vous diront qu’ils sont fâchez de votre mauvaise conduite, qui ne leur permet pas de s’employer en votre faveur, qu’un tel, qui peut-être, n’a jamais entendu parler de vous, s’opose à votre avancement ; & si vous avez quelque mérite au dessus du commun, ils vous diront à l’oreille que ce n’est que par envie qu’on néglige un Homme de votre sorte, ou quelque autre chose de cette nature. Après qu’un pauvre malheureux a effuye mille déboires, & qu’il a perdu le tiers de sa vie à faire inutilement sa cour, ce qu’il y a de plus cruel, & dont j’ai vu moi-même un ou deux exemples, est qu’on trouvera fort mauvais qu’il se retire & qu’il, veuille destiner le reste de ses jours à son propre usage. Lorsqu’on refléchit sur tout cela, & sur une infinité de bons Naturels qui ont échoué dans le monde, pour s’être attendus à la faveur des Grands, on ne peut que s’affliger d’un si triste objet. Ainsi, j’en détournerai la vue, résolu de parler, dans un autre Discours, de ces honnêtes Patrons, qui s’aquitent avec plaisir de leur devoir, & qui ressemblent â ces bons Génies de Platon, toûjours occupez à faire du bien à ceux qu’ils protegent ; pendant que les autres d’un caractere oposé ressemblent aux Dieux d’Epicure qui vivent dans une honteuse indolence, & qui, au lieu de répandre des bénédictions sur ceux qui leur offrent de l’encens, leur envoient des tempêtes & des orages. T.