Le Spectateur ou le Socrate moderne: LXIX. Discours

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Niveau 1

LXIX. Discours

Citation/Devise

Nimiùm ne crede colori.

Virg. Ecl. II. 17.

C’est-à-dire, Ne vous fiez pas trop à la couleur.

Niveau 2

Metatextualité

J’ai tâché, dans quelques-uns de mes Disours, d’amener les Gens à une conduite raisonnable, & à n’avoir ni trop bonne ni trop mauvaise opinion de leurs Personnes, soit qu’elles aient la Beauté ou la Laideur en partage. C’est à cause de cela même que 1j’ai publié les secrets de la Coterie des Laids, afin que tout le monde vît qu’il se trouve aujourd’hui quelques Ames assez nobles, pour n’avoir aucune honte de ce qu’ils n’ont pû prévenir & qui n’étoit pas à leur choix. D’un autre côté, 2mon Discours sur les Idoles tend à diminuer la vanité qu’on tire de certains avantages Personnels, ou de purs Dons de la Nature.
A l’égard de cette derniere espèce de Gens, soit Mâles ou Femelles, ils sont les plus insuportables de tous, & les plus difficiles à gouverner. On est dans un si cruel embarras sur le détail de leur conduite, qu’on souhaiteroit presque, pour son repos, qu’il n’y eût pas de telles Créatures au Monde. Ils se donnent de si grandes licences à eux mêmes, & ils en accordent si peu aux autres, que les Personnes, qui ont quelque chose à démêler avec eux, trouvent en gros, qu’il y auroit un bon profit, si l’on pouvoit les changer contre ceux à qui la Nature a été moins libérale. D’ordinaire le bel Homme a quelque chose de si gentil, & la belle Femme quelque chose de si mignon, qu’il est impossible de souffrir leur délicatesse. C’est pour cela que j’ai toûjours preferé la compagnie des Laids de bonne humeur, à celle de ces Gentilshommes qui sont assez gracieux pour omettre ou observer tout ce qu’il leur plaît, ou à celle de ces Beautez qui ont assez de charmes pour dire ou pratiquer ce qui seroit incivil dans toutes les autres. La Défiance & la Présomption sont deux Foibles également dangereux, qui viennent de ce que l’on ne se connoît pas, ou que l’on ne tâche pas de se connoître, à l’égard de ses bonnes ou de ses mauvaises qualitez. Mais je n’aurois jamais cru qu’on eût porté si loin les petites Coqueteries que je blâme, ni qu’on eût mis la Beauté en ligne de compte, lorsqu’il s’agit de vendre une Boisson à des Gens qui n’attendent aucune faveur de la charmante Vendeuse,

Metatextualité

si les deux Lettres suivantes ne me l’apprenoient.

Niveau 3

Niveau 4

Lettre/Lettre au directeur

Mr. le Spectateur,

Autoportrait

« Après vous avoir dit en gros que je, suis à tous égards une des plus jolies Filles qu’il y ait en Ville, il me suffira de vous dire en détail que mon Visage a le malheur d’être exactement ovale ; ce qui pourrait bien venir de l’inclination que j’ai à écouter & à parler aussi à mon tour. Ensuite de cet aveu, ne serez-vous pas surpris que j’ose prétendre à la Société, où le Spectateur & sa chère Hecatissa ont été reçus à bras ouverts ? Ce pendant il n’est rien de si vrai, & il est même inutile de me faire souvenir que je manque beaucoup de tout ce qui aproche du laid : Je sens trop bien mon indignité à cet égard : aussi ne veux-je servir que de mouche à la Coterie. Vous voïez avec quelle franchise je reconnois tous mes défauts, ce qui n’est pas un petit effort dans une Personne de mon Sexe, & que vous voudrez bien encourager sans doute en m’appuïant de votre credit.
L’incomparable Hecatissa ne saurait y former aucune opposition, puisque je ne risque pas de lui donner le moindre sujet de jalousie, & qu’un simple Escabeau placé au bas bout de la Table, est tout l’honneur où aspire &c. » Rosalinda P. S. « J’ai sacrifié mon Collier de perles à la Loterie, que le Public fait, pour lever une Somme d’argent, qu’on destine à pousser la Guerre contre l’Ennemi commun. D’ailleurs, Samedi dernier, environ les trois heures de l’après midi, je commençai à placer mes mouches de l’un & de l’autre côte du visage. »

Niveau 4

Lettre/Lettre au directeur

Mr. le Spectateur « J’ai lû le Discours que vous avez publié sur les Idoles, & je dois vous avertir qu’il y a six ou sept Cassez, en divers endroits de la Ville, qui sont tenus par des Créatures de cet ordre. Elles y de meurent assises toute la journée pour recevoir les adorations de la Jeunesse du Quartier. Il arrive même souvent que les Marchandises qu’on envoye dehors, ne sont pas déclarées quand il faut à la Douane, & que les Ordonnances ou les Décisions des Cours de Justice ne se lisent point au College en Droit, qu’on nomme le Temple, parcequ’une de ces Beautez retient trop long-tems les jeunes Marchands près de la Bourse, & qu’une autre empêche les Etudians de se rendre à leurs Cabinets. Vous seriez extasié de voir les Idolâtres offrir tour à tour de l’Encens à leurs Idoles, & de remarquer l’impatience de ceux qui attendent un coup d’œil favorable du haut de ces petits Thrônes, que tout le monde, à la reserve d’eux seuls, appelle des Reduirs. J’ai vû moi-même un Gentilhomme devenir pâle comme la Mort, sur ce qu’une de ces Idoles mit du Cucre dans la tasse de son Rival, & qu’elle dit ensuite d’un air indifferent, au Garçon qui servoit la Compagnie, Eh, petit Drole, d’où vient que vous ne donnez pas la Boëte au Sucre à ce Monsieur, afin qu’il en prenne ce qu’il voudra ? Il est certain d’ailleur, qu’un jeune Homme de grande esperance fut trouvé, avec du plomb dans ses poches, au-delà du Pont de Londres, où il avoit resolu de se noïer, parceque son Idole n’avoit pas voulu permettre qu’il bût dans la Tasse, où elle venoit de boire du Thé, sans l’avoir plutôt rincée.

Autoportrait

Je suis d’un âge trop avancé pour être Amoureux, & je ne vous donne pas cette information par un principe d’Envie ou de Jalousie ; mais il m’en coûte au pié de la Lettre.

Récit général

Ces jeunes Galans prennent tout ce qu’on leur donne pour du Thé ou du Caffe : Hier même j’en vis un qui s’en crevoit pour mieux faire sa Cour ; & tous les Rivaux s’épuisoient en eloges sur la Boisson, que toute la Chambrée trouvoit abominable. Pendant que ces jeunes Bavars remettent ainsi leur goût, avec leurs cœurs, à la merci de leur Idole, & qu’ils boivent à sa santé ; nous autres, Personnes graves, qui nous y rendons pour traiter de nos affaires, ou raisonner de Politique, sommes toujours empoisonnez à bon compte. Du reste, il y a des Liqueurs fortes pour les plus tendres Amoureux, & les Constitutions froides, qui ont besoin d’être animées pour envisager l’Idole. C’est ainsi que tous les Prétendans s’avancent, le plus qu’il leur est possible, & qu’ils s’échauffent jusqu’à ce qu’ils aient attrapé une bonne Fiévre ou un 3Diabetes. Je vous l’ai déja dit, & je vous en assûre de nouveau ; je n’envie point le profit des Idoles, ni les plaisirs de leurs Adorateurs : Je voudrois seulement qu’on ne traitât pas de simples Bourgeois, comme nous, en Idolâtres, & qu’après la publication de ma Remontrance, les Idoles ne missent de la mort aux rats que dans les tasses de leurs Esclaves, & qu’elles eussent un peu plus d’égard pour nous qui ne les aimons point.
Je suis, &c. T. T.
R.

1Voïez p. 85. – 89. & p. 156, - 162. & p. 252, - 254.

2Voïez p. 375, - 385.

3C’est un flux d’urine involontaire.