Le Spectateur ou le Socrate moderne: LVII. Discours
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Livello 1
LVII. Discours
Citazione/Motto
At genus immortale
manet, multosque per annos
Stat fortuna Domûs, & avi numerantur averum.
Stat fortuna Domûs, & avi numerantur averum.
Virg. Georg. IV. 208, 209.
C’est-à-dire, Leur race est immortelle, la Famille se perpétue dirans une longue suite d’années, & pour compter un nombre infini de ses Aieux.
Livello 2
Metatestualità
Après avoir entretenu mes Lecteur
de différentes Coteries bien singuliers, tant anciennes que
modernes, je n’avois pas dessein de les fatiguer par de
nouveau Recits de cette nature ; mais informé depuis peu
qu’il y en a une, que je ne saurois appeler ni ancienne ni
moderne, & qui est la plus grande Curiosité qu’on ait
jamais vûë en ce genre, je croi que le Public
m’aura quelque obligation si je lui en fais part, &
qu’il n’en sera pas moins surpris, que je l’ai été moi-même.
Livello 3
Racconto generale
Au milieu des plaintes qu’un
de mes Amis me faisoit à l’égard d’un Artisan, qui est
son Allié, après me l’avoir dépeint comme un miserable
& indigne Fainéant, qui négligeois sa famille, &
qui passoit la meilleure partie de son tems à boire
bouteille, il ajoûta, pour le dernier trait de son
Caractere, qu’il étoit Membre de la Coterie éternelle.
Frappé de ce titre, aussi ronflant que superbe,
Metatestualità
j’eus la curiosité de lui
en demander un petit détail, qu’il me donna de la
maniere suivante.
Livello 4
Eteroritratto
« La Coterie éternelle
est composée de cent Membres, qui partagent entre
eux les vingt quatre heures du Jour & de la
Nuit, en sorte qu’il y en a toujours quelques-uns
ensemble, d’un bout de l’année à l’autre, sans
qu’aucun ait la présomption de se retirer, jusqu’à
ce qu’ils soient relevez par ceux qui doivent
occuper leur place C’est ainsi qu’un Membre de
cette Societé ne manque jamais de compagnie,
lorsque le cœur lui en dit, soit qu’il se trouve
lui-même en faction ou non, qu’il veuille boire un
coup le matin, à midi, le soir, ou vuider
bouteille après minuit. Le Boursier de la Coterie,
qui se met dans une grande Chaise à bras au haut
bout de la Table, ne meurt jamais, parceque chacun
d’eux s’y place tour à tour, &
que celui qui l’occupe ne doit point la quitter,
jusqu’à ce que son Successeur soit prêt à la
remplir ; en sorte que le Siege n’a pas été vacant
de memoire d’Homme. Cette Coterie fut instituée
vers la fin, ou, selon d’autres, vers le milieu de
nos Guerres civiles, & continua, sans
interruption, jusqu’au tems du grand Incendie de
Londres, qui les dispersa pour quelques semaines.
Le Boursier, qu’il y avoir alors, garda son Poste,
jusqu’à ce qu’il fut sur le point de sauter en
l’air avec une Maison voisine, qu’on avoit minée
& qu’on abatit pour arrêter le feu Il ne
voulut abandonner sa Chaise, qu’après avoir vuidé
toutes les bouteilles qui étoient sur la Table,
& reçu des ordres positifs & réïterez de
la part des Confreres. Aussi tous les Membres de
cette Societé lui donnent-ils de nos jours des
Eloges qui le mettent fort au-dessus de ce fameux
Capitaine, dont Mylord Clarendon parle dans son
Histoire, & qui se laissa brûler avec son
Vaisseau, pour ne vouloir pas le quitter sans un
ordre de l’Amiral. On dit que vers fin de l’année
du grand Jubilé 1700, la Coterie examina, dans une
Assemblée générale de tous ses Membres, si elle
devoit tompre ou continuer ses seances, &
qu’après bien de Harangues & des Disputes, de
part & d’autre, il y fut resolu, d’une
commune voix, nemine contradicente,
qu’elle tiendroit bon durant tout ce nouveau
Siecle. Ce petit abregé suffira, si je ne me
trompe, à l’égard de l’Etablissement & de la
continuation de cette admirable Coterie ; mais il
est à propos d’ajoûter quelque chose des mœurs
& du caractere de ses divers Membres, suivant
les plus exactes informations que j’en ai pû
avoir. On voit en gros, par leurs Registres, que
depuis leur premiere Institution ils ont fumé
cinquante Tonneaux de Tabac, & qu’ils ont bû
trente mille 1Pieces
d’Aile, mille Barriques de Vin rouge de Portugal,
deux cens Pipes d’Eau-de-vie, & un 2Barril de
petite Biere. Il paroît aussi qu’ils ont use une
infinité de Jeux de Cartes. Ils observent
d’ailleurs la même Loi que la Coterie de Ben
Johnson pratiquoit, & qui ordonne que le Feu
ne s’éteigne jamais, Focus perennis esto, tant
pour la commodité d’allumer leurs Pipes, que pour
remedier à l’humidité de la Chambre, où ils
s’assemblent. Ils ont une vieille Femme, qui leur
sert de Vestale, pour entretenir le
Feu, & qui a deja vû éteindre & rallumer
celui de la Verrerie plus de cent fois. Cette
Societé regarde toutes les autres avec le dernier
mépris, & traite de miserables tombées des
nuës celles mêmes du Kit-Cat & du Mois
d’Octobre. Presque tous les discours de ces dignes
Buveurs ne roulent que sur ce qui s’est passe dans
leurs Assemblées, où tels & tels Membres ont
bû à leur tour une semaine entiere, sans quitter
la compagnie ; où tels autres ont fumé cent Pipes
dans une séance, & où d’autres n’ont pas
manqué d’aller boire leur petit coup à dejeuner
depuis vingt années. Quelquefois ils parlent tout
extasiez de quelques Barrils d’excellente Aile,
qu’il y eut dans leur Cabaret, sous le reine de
Charles ii ; & quelquefois ils reflechissent
avec étonnement sur certaines Parties au 3Whisk, qui ont été gagnées par
quelques-uns de leurs Membres, lorsqu’il n’y avoit
presque plus d’esperance. Ils le plaisent à
chanter à toute heure de vieilles Chansons, pour
s’encourager les uns les autres à s’humecter le
gosier, & à se rendre immortels à force de
boire : Ils ne s’épargnent pas non plus d’autres
Exhortations édifiantes qui visent au même but.
Ils ont quatre Assemblées genérale
tous les ans, pour disposer des Places vacantes,
nommer des Gens de service, confirmer leur
Vestale, ou en élire une autre, & regler ce
que chacun doit fournir pour le Charbon, les
Pipes, le Tabac, & autres besoins. Leur Doïen
a survêcu deux fois toute la Coterie & il
s’est soulé avec les Grands Peres de quelques-uns
des Membres qu’on y voit aujourd’hui. »
1Le mot Anglois But signifie une Furaille, qui contient 2 Barriques, ou 126 Gallons, dont chacun fait à peu près 4 Pintes de Paris. D’ailleurs, l’Aile, ou Ale est de la Biere douce, & sans houblon
2Il y a dans l’Anglois Kilderkin, qui es tun Barril de 64 ou de 72 Pintes.
3C’est un Jeu aux Cartes fort commun en Angleterre.