Le Spectateur ou le Socrate moderne: LV. Discours

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LV. Discours

Citação/Lema

Nos duo turba sumus.

Ovid. Metam. L. I. 355

C’est-à-dire, Nous deux faisons tout le Genre Humain.

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Qui ne croiroit, que plus une Compagnie est nombreux, plus l’Entretien y est agréable & varié ? Mais l’Expérience fait voir que la Convention n’est jamais si bornée & si languissante, que dans les grandes Assemblées. Lorsque plusieurs Personnes traitent de quelque sujet, leurs disputes se passent à des formalitez, ou à des généralitez qui ne décident rien : Si nous venons même dans un petit Cercle d’Hommes & de Femmes, nous trouverons que le discours n’y roule d’ordinaire que sur le tems, les Modes, les Nouvelles, & de tels autres Lieux communs. Pour ce qui est des Coteries ou du Rendez-vous de quelques Amis, la Conversation y est plus libre & plus intéressante ; on y détaille mieux les choses ; mais elle est plus instructive & plus franche entre deux bons Amis, qui n’ont rien de caché l’un pour l’autre. Alors un Homme donne l’effort à tout ce qui lui vient dans l’Esprit, il découvre ses pensées les plus secretes à l’égard des Personnes ou des choses, & soumet, pour ainsi dire, son cœur à l’examen de son Ami.

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Narração geral

Ciceron est le premier qui ait observé, que l’Amitié augmente le bonheur & diminue la misere, en ce qu’elle redouble notre joie & qu’elle partage notre Chagrin. Tous ceux qui ont écrit depuis sur cet article, ont adopté la même pensée. Le Chevalier François Bacon a fort joliment dépeint tous les autres avantages, ou, pour me servir de son expression, tous les fruits de l’Amitié ; & j’avouë qu’aucun sujet de Morale n’a été mieux traité ni plus épuisé que celui-ci. Entre tout ce qu’on a dit de beau la-dessus, qu’il me soit permis de citer quelques Endroits d’un Auteur fort ancien, dont le Livre passeroit, dans l’esprit de quelques-uns de nos Modernes, pour le plus excellent Traité de Morale que nous aïons, s’il paroissoit sous le nom d’un Confucius, ou de quelque Philosophe Grec. Je veux parler du Livre Apocriphe, qui a pour titre L’Ecclesiastique de Jesus Fils de Sirach. Avec quelle délicatesse n’a-t-il pas décrit l’art de se faire des Amis, par une conduite obligeante & affable ? N’est-ce pas lui qui a établi pour Maxime, « Que nous devons avoir beaucoup de personnes qui nous souhaitent du bien, mais peu d’Amis ; » quoiqu’un habile Auteur moderne l’ait avancée comme de son crû ? Du reste,

Metatextualidade

voici de quelle maniere le Fils de Sirach s’exprime :

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Diálogo

1La douceur, dit-il, multiplie les Amis, & le discours affable attire de saluts obligeans. Vis en paix avec tout le monde, mais n’aie pour ton Conseiller qu’un seul entre mille. Quelle prudence nexige-t-il pas dans le choix de nos Amis ? Avec quelle noble simplicite, ou plutôt quels traits d’Esprit, ne dépeint-il pas la conduite d’un Ami perfide, qui n’a que son intérêt en vüë 2Si tu veux aquerir un Ami, ajoute-t-il, mets-le à l’épreuve, & ne te hâte pas trop de te fier à lui : Car il y a tel Homme qui est Ami pendant qu’il y trouve son avantage ; mais qui se retire au jour de l’adversité. D’ailleurs, il y a tel Ami, qui deviendra ton Ennemi, & qui après t’avoir fait querelle, découvrira ton foible, Il y a tel autre Ami, compagnon de table, qui ne perseverera point au tems de ton affliction : Quoique, dans ta prosperité ce soit un autre toi-même, & qu’il gronde tes Domestiques, Si tu viens à déchoir, il sera contre toi, & ne paroitra plus en ta presence.
Que peut-on dire de plus fort & de plus exact que ce qui suit ? 3Sépare-toi de tes Ennemis, & sois en garde avec tes amis.

Metatextualidade

Il vient ensuite au détail d’un de ces Fruits, que les deux célèbres Auteurs, que j’ai nommez dès l’entrée de cette Article, décrivent au long, & de là il passe à l’Eloge de l’amitié en genéral, qui est aussi juste que sublime.

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Diálogo

4L’Ami fidéle, dit-il, est une puissante Protection, & celui qui l’a trouvé, a découvert un trésor. Il n’y a rien qu’on puisse donner en échange pour un Ami fidéle, & son excellence est hors de prix. L’Ami fidéle est une Medecine qui suave la vie ; & ceux qui craignent le Seigneur le trouveront. Celui qui craint le Seigneur placera bien son son amitité ; car tel qu’il est, tel sera son Prochain,
c’est-à-dire, son Ami. Je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré une Expression qui m’ait tant plû, que celle qui compare un Ami à une Médecine qui sauve la vie, pour insinuer que l’Amitié adoucit les inquiétudes & les chagrins, inseparables de la Nature Humaine dans ce Monde. Je ne suis pas moins frappé de la beauté du dernier Verset, où l’Auteur nous dit, Que l’Homme de bien trouvera un Ami digne de sa Vertu.

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Il y a un autre Passage, qu’on ne manqueroit pas d’admirer, s il étoit dans un Païen.

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5N’abandonne pas, dit-il, un ancien Ami : car le nouveau ne l’égale pas. L’Ami nouveau est comme le Vin nouveau : quand il est vieux, tu le bois avec plaisir.

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N’est ce pas une Allusion bien soutenue, & une pensée fort vive, lorsqu’il parle dans un autre endroit en ces termes ?

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Exemplo

6Celui qui jette des pierres contre les Oiseaux, les chasse ; & celui qui fait des reproches à son Ami rompt l’amitié. Quoi que tu aies dégainé l’épee contre ton Ami, ne perds point esperance : car il y a moïen de retourner en grace. Quoique tu aies ouvert la bouche contre ton Ami, ne crain point ; car il y a moien de se reconcilier : Si ce n’est que tu lui fasses des reproches, que tu en agisses avec orgeuil, que tu aies revélé son secret, ou que tu lui aies porté quelque coup en trahison : car pour ces choses-là tout Ami s’enfuit. On peut remarquer ici & dans plusieurs autres Passages du même Auteur ces Comparaisons familiers, & ces expressions naïves qui sont si admirées dans les Moralitez d’Horace & d’Epictete. Les Chapitres suivans nous en fournissent de très-beaux Exemples sur le même sujet : 7Celui qui revéle, dit-il, les secrets qu’on lui confie perd son crédit, & ne trouvera jamais un Ami selon son cœur. Aime ton Ami, & sois lui fidéle, mais si tu trahis son secret, ne va plus après lui : Car comme on tâche de perdre son Ennemi, ainsi tu as perdu l’amitié de ton prochain : Celui qui laisse échapper un Oiseau de sa main, ne le recouvre plus, ainsi tu as laissé échapper ton Ami, & tu ne le ratraperas point : Ne le poursuis plus ; car il s’est enfui trop loin, & s’est échapé du filet comme un Chevreuil. S’il ne s’agissoit que d’une plaie, on peut la bander : il y a moïen de se reconcilier après avoir dit des injures ; mais in n’y a point d’esperance pour celui qui trahit les secrets.
Entre les differentes qualitez d’un bon Ami, l’Auteur met avec raison la Constance & la Fidélité pour les principales. Il y en a d’autres qui ajoûtent à celles ci la Vertu, le Savoir, la Discretion, l’Egalité dans l’âge & les biens de la Fortune, & ce que Ciceron appelle morum Comitas, la Politesse & la Civilité des mœurs. S’il me faloit dire mon avis sur un sujet si rébatú, je voudrois y joindre une certaine Egalité d’ame & de temperament, qu’il n’est pas facile d’aquerir. On contracte souvent amitié avec une Personne qui a les plus belles apparences du monde, lorsque tout d’un coup, après une année ou plus de commerce quelque mauvaise humeur cachée, qu’on n’avoit jamais apperçue & donc on n’avoit eu aucun soupçon, vient à éclater, & nous la montre dans tout son naturel. Il y a d’ailleurs une infinité de Gens, qui, en certains périodes de leur vie, sont de l’humeur la plus agréable que l’on puisse voir, & qui en d’autres, deviennent odieux au dernier point. Martial nous donne un fort joli Portrait d’un Homme de ce caractère dans l’Epigramme suivante :

Citação/Lema

Difficilis, facilis ; jucundus, acerbus es idem,
Nec tecum possum vivere, nec fine te.

Lib. XII. Epig. 47.

Citação/Lema

« Vous avec des endroits aimables,
Vous en aved d’insupportables,
Je ne puis plus les endurer ;
Mais sans vous je ne puis durer. »
Traduction du Compte de Bussi-Rabutin dans ses Lettres. T. IV. p. 111. Ed. de 1711.

On est fort malheureux d’être lié d’amitié avec une Personne, dont l’humeur est si changeante, qu’elle en devient tantôt aimable & tantôt odieuse. Mais puisque la plupart des Hommes se trouvent quelquefois dans une disposition d’Esprit digne d’envie, il seroit de la prudence d’emploïer tous nos soins pour nous y maintenir, & nous conserver toujours dans un état qui nous rend agréables à tout le monde.
C.

1Chap. VI. 6, 7.

2Ibid. v. 8, - 23.

3Ch. VI. 14.

4Ibid. v. 13, - 18.

5Chap. IX. 12, 13.

6Chap. XXII. 23, - 26-

7Chap. XXVII. 16, - 21.