Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "LI. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.1\051 (1716), S. 335-340, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1132 [aufgerufen am: ].


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LI Discours

Zitat/Motto► Hîc vivimus ambiciosa
Paupertate omnes.

Juv. Sat. III. 182, 183.

C’est-à-dire, C’est ici un foible commun à bien des gens de nourrir une grande ambition dans une grande pauvreté. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► La force de la Coutume nous engage souvent à faire certaines demarches, qui ne sont point du tout convenables. Je pourrais démontrer, par divers Exemples, qu’elle nous fait agir contre les regles de la Nature, du Droit & du Sens commun ; mais je me bornerai ici à examiner l’effet qu’elle produit sur nous, lorsqu’il est question de se mettre en deuil. La Coutume, qui nous oblige à marquer, par nos Habits, la douleur que nous cause la perte de nos Proches, est venue sans doute de l’affiction sincere de ceux qui en étoient trop accablez pour avoir soin de s’ajuster proprement. Il semble que les mêmes Personnes prirent dans la suite des Habits conformes à leur état & à la situation où elles se trouvoient alors, pour ce justifier en quelque maniere de ce qu’elles ne se divertissoient pas avec les autres, & n’avoir rien autour d’elles de si gai ni de si voïant, qui pût choquer la tristesse de leur ame, ou les ren-[336]dre suspects d’insensibilité. Cette louable Coutume, qui distinguoit les Personnes affligées des autres, s’est perdue à la longue, & les Habits de deuil servent aujourd’hui de parure aux Heritiers & aux Veuves. On ne voit que magnificence & solemnité dans l’Equipage d’une Dame qui est privée de son Mari, & tout respire la joie dans la Pompe d’un Fils que la Mort a délivré du joug d’un Pere qui laisse de grands Biens. D’ailleurs, cette espece d’affliction est devenue une partie essentielle du Cérémoniel établi entre les Princes & les Rois, qui se traitent de Freres dans le stile de toutes les Nations, & qui mettent des Habits couleur de pourpre, aussi-tôt qu’un Prince, leur Ami ou Allié, vient à mourir. Les Courtisans, & tous ceux qui voudroient passer pour tels, ne manquent pas d’abord d’être saisis de tristesse depuis la tête jusqu’aux pieds ; & l’on peut même reconnoître, par les boucles d’un simple 1 Huissier de la chambre, quel degré d’amitié ou de liaison il y avoit entre le Monarque défunt & celui qu’il sert. L’Habit & les manieres d’un véritable Courtisan sont hieroglyphiques en pareille occasion : Il ne vous parle presque jamais qu’à l’oreille, & l’on peut voir qu’il n’a pas manqué de prendre lan-[337]gue, pour s’ajuster dans toutes les regles de la Bienseance.

L’envie que les Hommes ont en genéral, de paroître plus qu’ils ne sont, fait que tout le monde veut imiter la Cour à l’égard des Habits. Telle Dame, qui étoit hier aussi bigarrée que l’Arc-en-ciel, paroît aujourd’hui, que la Cour se met en deuil, aussi sombre que le Nuage le plus épais. Cette marote n’attaque pas seulement ceux donc le Bien peut fournir à la dépense qu’il faut pour changer leurs Equipages, ni les Personnes qui ne sauroient où emploïer leurs gros revenus, s’il n’y avoit tous les jours de nouvelles Décorations, qui les engloutissent ; mais elle domine ceux qui ont tout juste de quoi s’habiller. Un de mes anciens Amis, qui a quatre-vingt-dix livres Sterlin de revenu, & qui est fort entêté de la Mode, a beaucoup de peine à soutenir la moralité des Princes. Il fit un Habit noir pour le deuil du Roi d’Espagne ; il le fit tourner pour celui du Roi de Portugal, & il garde aujourd’hui sa chambre pendant qu’on le décrasse pour lui servir au deuil de l’Empereur. Il est d’une grande économie avec toute son extravagance, puisqu’il se contente de mettre des Boutons noirs à son Habit de drap gris de fer pour les petits Potentats de l’Europe : à cela prés qu’il ajoute un Crêpe autour de son Chapeau, lorsqu’il s’agit de la mort d’un Prince dont il a remarqué les Exploits dans la [338] Gazette. Mais quelques complimens qui se fassent à cette occasion, les veritables Affligez, qui menent le plus grand Deuil, sont les Merciers, les Marchands d’Etoffes de soie, de Dentelles, & de Galanteries. Un Prince, qui seroit d’une humeur compatissante & d’une genérosité Roïale, ne pourroit que sentir une extrême inquietude à la vûë de sa Mort, s’il pensoit au nombre infini de Personnes, que cet accident seul va reduire à la mendicité : Il ne croiroit pas indigne de ses soins d’exiger que tous les Princes, à qui l’on notifieroit la nouvelle de sa Mort, en voulussent borner le Deuil dans l’enceinte de leurs Cours : Il compteroit même qu’un Deuil universel n’est pas fort éloigné de la Cérémonie qui se pratique parmi les Nations barbares, qui tuent leurs Esclaves pour honorer les obsèques de leurs Rois.

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Je m’étois rompu la tête plusieurs Mois de suite, pour deviner le caractere d’un Homme, qui venoit de tems en tems à notre Casse, & qui après avoir lû les Nouvelles, concluoit toûjours par ces mots : Dieu soit loué ! tout les Princes étrangers se portent bien. Si vous lui demandiez ce qu’il y avoir dans le Postillon sur l’article de Vienne, il vous répondoit, Graces à Dieu, tous les Princes d’Allemagne sont en bon état. Si vous vous informiez de ce qu’il disoit de Barcelone, il vous repliquoit, Il ne doute pas que la nouvelle Reine ne se trouve parfaitement bien de l’air du Païs. Quoi qu’il [339] en soit, après bien des recherches, je découvris que ce Roïaliste universel étoit un Marchand grossier en Soiries en Rubans : D’ailleurs, toutes les fois qu’il louë un Ouvrier, il infere dans ses Articles, Que tout ceci sera bien & dûement executé, pourvû qu’aucun Prince Etranger ne vienne à mourir dans l’intervalle du tems marqué ci-dessus. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 Du reste, à l’occasion de ces Deuils publics, il arrive que la plupart des Artisans, qui vivent de ce qui s’emploie à nos Habits, se trouvent exposez à la misere, ou craignent d’y tomber, pendant le cours de cette Folie. Tout ce qui peut consoler de toutes les dépenses frivoles, qui semblent insulter à la disette des malheureux, est, que les supersfluitez des Riches fournissent aux besoins des Pauvres ; mais au lieu que la manie de se mettre en Deuil, à l’exemple des Cours, produise aucun avantage, toute Subordination est confondue par-là, & l’honneur, qu’une Cour veut faire à une autre, perd ainsi toute son efficace. Lorsqu’un Ministre étranger voit la Cour d’une Nation florissante, quitter toutes les marques de splendeur & de gloire, à louïe de la mort de son Maître, il concevra une plus haute idée de l’honneur qu’on lui rend, que s’il voïoit le gros du Peuple en Habit de Deuil. Lorsqu’on n’ose pas demander à la Femme d’un Artisan, quel de ses Proches elle a perdu , & qu’après quelques insinuations, l’on veut découvrir le sujet qui l’afflige, n’est-il pas ridicule [340] de lui entendre dire, « Que nous avons perdu un Prince de la Maison d’Autriche ? » Les Princes sont si élevez au dessus du reste des Hommes, qu’il y a de la temerité à prendre part aux Honneurs qu’on rend à leur mémoire, à moins qu’on n’ait quelque Emploi à la Cour qui leur rend ce devoir, & qui semble exprimer, par le deuil dont elle se revêt, au milieu de ses triomphes & de sa grandeur, le souvenir qu’elle a de l’incertitude & de la fragilité de la Vie Humaine.

R. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Ce sont des Officiers de la Cour d‘Angleterre, qui appartiennent à la Chambre de presence, & qui relevent du grand Chambellan. Il y en a quatre, qui sont toujours en service, & huit qui ne servent que par Quartier, deux à la fois.