Le Spectateur ou le Socrate moderne: XLIX. Discours

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XLIX. Discours

Citation/Motto

Scribendi rectè, sapere est & principium & fons

Hor. A. P. v. 309.

C’est-à-dire, Un fond de belles connoisances est la premiere chose nécessaire pour bien écire.

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Mr. Locke fait une remarque très solide sur la différence qu’il y a entre l’Esprit & le Jugement, & tâche de montrer la raison pour laquelle ils ne sont pas toujours le partage de la même Personne.

Metatextuality

Voici de quelle maniere il s’exprime là-dessus :

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Dialogue

« 1Peut-être dit-il, qu’on pourroit rendre raison par là de ce qu’on observe communément, Que les Personnes qui ont le plus d’esprit, & la memoire la plus heureuse, n’ont pas toujours le jugement le plus net & le plus profond. Car au lieu que ce qu’on appelle Esprit consiste pour l’ordinaire à assembler des idées, & à joindre promtement & avec une agréable varieté celles en qui l’on peut observer quelques ressemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertissent & frapent agréablement l’imagination : le Jugement consiste, au contraire, à distinguer soigneusement une idée d’avec une autre, si l’on peut y trouver la moindre difference, afin d’éviter qu’une similitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faisant prendre une chose pour l’autre. Cette maniere d’agir n’admet ni les Métaphores ni les Allusions, d’où dépend presque toujours cet agrément de l’Esprit qui frape si vivement l’Imagination, & qui à cause de cela même est si bien reçu de tout le monde. »
Je croi que c’est la plus philosophique & la plus exacte description que j’aie lû de ma vie, de ce qu’on appelle esprit, qui consiste d’ordinaire, quoique ce ne soit pas toujours, dans cette ressemblance & conformité d’idées, dont Mr. Locke nous parle. J’y ajoûterai seulement, par voie d’explication, que toute ressemblance d’idées n’est pas ce que nous appellons Esprit, à moins qu’elle ne divertisse & ne surprenne ceux qui l’entendent : Ces deux qualitez, sur-tout la derniere, paroissent lui être essentielles. Afin donc que la ressemblance dans les idées soit digne de ce titre, il ne faut pas qu’elles soient trop voisines les une des autres dans la nature des choses ; puisque si leur rapport mutuel sautoit aux yeux, il ne surprendroit point. Si l’on comparoit le chant d’un Homme à celui d’un autre, ou la blancheur de quelque Objet à celle du Lait ou de la Neige, ou la variété de ses couleurs à celle de l’Arc-en-ciel, on ne diroit pas qu’il y a de l’esprit là-dedans, à moins qu’on n’apperçût quelque raport plus éloigné entre ces deux idées capables d’exciter la surprise. Lors donc qu’un Poëte nous chante, que le sein de sa Maitresse est aussi blanc que la Neige, il n’y a point d’esprit dans cette comparaison ; mais lorsqu’il ajoute, avec un soupir, qu’il est d’ailleurs aussi froid, voilà qui est spirituel. Tout le monde peut se rappeller une infinité d’Exemples de cette nature. Quoi qu’il en soit, c’est pour cela même, que les Similitudes dans les Poëmes Heroïques, dont les Auteurs cherchent à remplir l’Esprit de grandes idées, plutôt qu’à le divertir par des pensées nouvelles & surprenantes, n’ont presque jamais rien qu’on puisse appeller spirituel. La description que M. Locke nous donne de l’Esprit, jointe à ces petites remarques, comprend la plûpart des traits d’esprit, qu’on voit dans les Métaphores, les Similitudes, les Allégories, les Enigmes, les Dévises, les Paraboles, les Fables, les Songes, les Visions, les Poëmes dramatiques, les Ecrits en Stile burlesque, & dans toute sorte d’Allusions. Il y a quantité d’autres Piéces d’esprit, qui tout éloignées qu’elles paroissent du premier coup d œil, de cette Description, ne laissent pas de s’y trouver enfermées, lorsqu’on vient à les examiner de près. Si ce qui est véritablement spirituel consiste en genéral dans cette ressemblance & conformité d’idées, ce qui n’a qu’un faux brillant, & la seule apparence d’esprit consiste dans la ressemblance & la conformité tantôt de quelques lettres, comme dans les Anagrammes, les Chronogrammes, les Lipogrammes, & les Acrostiches : tantôt de quelques syllabes, comme dans les Echos & les rimes de notre méchante Poësie ; tantôt de mots entiers, comme dans les Equivoques & les Quolibets ; tantôt enfin de pieces entieres, qui paroissent sous la figure d’un Œuf, d’une Hache on d’un Autel. Que dis-je ? Il y a des Personnes qui se font une idée si étendue de ce qu’on appelle spirituel, qu’ils l’attribuent à de simples actes exterieurs qui ne regardent que le corps, & qu’ils veulent qu’un Homme ait de l’esprit & du génie, s’il peut imiter le ton de voix, les grimaces & le visage d’un autre. Mais il y a une autre sorte d’Esprit, qui consiste en partie dans la ressemblance des idées, & en partie dans la ressemblance des mots, que j’appellerai pour cet effet, Esprit mixte. Notre fameux Poëte Cowley a plus de cet esprit qu’aucun Auteur qu’il y ait jamais eu. Waller en a beaucoup aussi. Dryden est fort reservé à cet égard. Milton avoit un génie infiniment au-dessus de ce tour d’esprit. On peut mettre Spencer dans la même classe. Les Italiens en sont si remplis, qu’ils ne l’épargnent pas dans leurs Poëmes Epiques. Mr. Boileau, qui s’étoit formé le goût sur les anciens Poëtes, le rejette par tout avec dedain. Si nous cherchons cet Esprit mixte entre les Auteurs Grecs, nous ne le trouverons que dans les Epigrammatistes. Il y en a quelques traits à la verité dans le petit Poëme qu’on attribue à Musée ; mais cela seul, quand il n’y en auroit pas plusieurs autres indices, fait voir que c’est une Composition moderne. Si l’on examine les Auteurs Latins, on ne voit aucune trace de cet Esprit dans Virgile, Lucréce ou Catulle ; il y en a fort peu dans Horace, mais Ovide en a beaucoup, & l’on ne trouve presque autre chose dans Martial. D’une infinité d’Exemples qu’on pourroit alléguer de cet Esprit mixte, je n’en choisirai qu’un seul qui paroît dans tous les Ecrivains de cet ordre. On s’est imaginé que l’Amour étoit de la nature du Feu, & c’est pour cela que les mots de Feu & de la Flamme sont emploiez pour marquer cette Passion. Là-dessus, les Poëtes ont profité de la signification douteuse de ces mots, pour lâcher des volées de traits d’esprit. Cowley, touché du froid regard des yeux de sa Maîtresse, & convaincu en même tems du pouvoir qu’ils avoient de lui inspirer de l’amour, les envisage sous l’idée de Miroirs ardens faits de glace ; mais sur ce qu’il peut vivre, au milieu des plus grandes ardeurs, dont il est embrasé, il en conclut d’abord que la Zone torride est habitable. Lorsque sa Maitresse a lû la Lettre qu’il lui avoit écrite avec du jus de Citron, après l’avoir exposée à la chaleur du Feu, il la supplie de vouloir bien la relire à la clarté des flammes de l’Amour. Lorsqu’elle pleure, il souhaiteroit qu’une douce chaleur excitée par l’Amour fît distiller ces goutes à travers l’Alembic de son cœur. Lorsqu’elle est absente, il se trouve au-delà du quatre-vingtiéme degré de Longitude, c’est-à-dire, trente degrez plus proche du Pôle que lorsqu’elle est avec lui. Son Amour ambitieux est un Feu qui monte naturellement en haut ; son Amour accompagné de bonheur ressemble aux raïons du Soleil, & son Amour infortuné approche des flammes de l’Enfer. Lorsqu’il l’empêche de dormir, c’est une Flamme, d’où il ne sort point de fumée ; & lorsque la Prudence le combat, c’est un feu que le Vent irrite. Sur la mort d’un Arbre, où il avoit gravé les sentimens de sa Passion, il dit que ses caracteres enflammez l’avoient brûlé jusques à la racine. Lorsqu’il veut renoncer à son Amour, il ajoûte qu’une Personne échaudée craint toujours le Feu. Son cœur est un Etna, qui au lieu de la Forge de Vulcain, renferme celle de Cupidon. S’il tâche de noïer son Amour dans le Vin, c’est jetter de l’Huile sur le Feu. Il voudroit insinuer à sa Maîtresse, que le Feu de l’Amour ne devroit pas seulement donner de la chaleur, mais aussi rendre fertile, à peu près comme les raïons du Soleil, qui font éclorre une infinité de Créatures vivantes. Dans un autre endroit, l’Amour fricasse les Plaisirs à son feu. Tantôt le cœur du Poëte est glacé dans le sein de toutes les Belles, & tantôt il est grillé à l’approche de leurs yeux. Quelquefois il se noïe dans les larmes, & il brûle entre les bras de l’Amour, comme un Vaisseau où le feu se met au milieu de la Mer. On peut voir, par tous ces traits, que le Poëte joint les qualitez du Feu avec celles de l’Amour, & qu’il en parle, dans la même période, comme d’une passion & d’un Feu réel : Ces ressemblances apparentes, ou plutôt ces contradictions surprennent le monde, & font tout l’esprit de cette sorte d’Ouvrages. Ainsi l’Esprit mixte est un mêlange du bon & du mauvais goût, qui est plus ou moins parfait suivant que la ressemblance tombe sur les idées ou sur les mots ; Il y a du vrai & du faux ; La Raison en demande la moitié, & l’Extravagance en reclame l’autre. Il ne sauroit donc étendre sa jurisdiction que sur les Epigrammes, ou sur ces petits Poëmes, qui n’en font qu’un tissu, & que la moindre occasion fait naître. Quoi qu’il en soit, j’avoue que l’admirable Poëte, d’où j’ai tiré tous ces Exemples, avoit autant de bon goût & de solide qu’aucun Auteur qui ait jamais écrit & qu’il possedoit même toutes les qualitez d’un Génie extraordinaire.

Metatextuality

On ne sera pas fâché sans doute que je parle ici de la Définition que Mr. Dryden a donnée de l’Esprit, & qui, avec tout le respect qui est dû au jugement d’un si habile Homme, regarde plutôt ce qui constitue l’essence d’un bon Ouvrage.
En effet, il vent que l’Esprit consiste dans la proprieté des mots & des pensées qui conviennent au Sujet. Si cette Définition est bonne, j’ose avancer qu’Euclide a été le plus grand & le plus beau Genie qui ait jamais écrit, puisqu’on ne sauroit trouver aucune part plus de justesse à l’égard des mots & des pensées, qu’on en voit dans ses Elemens. Y a-t’il quelqu’un de mes Lecteurs, qui ait eu de sa vie une pareille idée de l’Esprit ? J’en appelle à leur témoignage. Ce n’est pas tout, si cette Définition est exacte, alors il faut avouer que Dryden n’étoit pas seulement meilleur Poëte que Cowley, mais qu’il avoit aussi plus de Génie, & que Virgile est beaucoup plus facetieux qu’Ovide ou Martial. Le P. Bouhours que je regarde comme celui de cous les Critiques François qui a le plus de pénétration, n’a rien oublié pour faire voir qu’une Pensée qui n’est pas juste, & qui n’est pas fondée sur la nature des choses, ne sauroit jamais être belle : que la base de toute Pensée ingénieuse est la Vérité, & qu’on n’en doit estimer aucune, à moins que le bon sens n’y domine. Boileau a tâché d’inculquer la même idée en plusieurs endroits de ses Ouvrages, soit en Prose ou en Vers. C’est de là que dépend cette maniere naturelle d’écrire, cette noble simplicité, que nous admirons dans les Anciens, & dont plusieurs ne s’éloignent, que parce qu’ils n’ont pas la force de Genie requise pour faire briller une Pensée de son propre éclat. Les Poëtes, qui manquent de cette force de Genie, se voient réduits à courir après des Ornemens étrangers, & à s’acrocher à toute sorte de pointes d’esprit, bonnes ou mauvaises. Il me semble que ces Ecrivains sont dans la Poësie, ce que les Goths étoient pour l’Architecture, & qu’incapables d’arriver à la noble simplicité des Grecs & des Romains, ils y suppléent par toutes les extravagances d’une Imagination dereglée.

Metatextuality

Lorsque Mr. Dyden parle de la Fiction de Virgile à l’égard de Didon & d’Enée, & qu’il refléchit sur la Lettre qu’Ovide préte à Didon, il fait cette jolie remarque :

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Dialogue

« Ovide, dit-il, marche sur les traces de Virgile, dans le même Siecle, & fait une ancienne Heroïne de la Didon que ce Poëte venoit de forger ; il suppose qu’elle écrit une Lettre, un peu avant que de mourir, à son ingrat Fugitif, mais, pour son malheur, il veut mesurer son épée avec un Homme d’un genie de beaucoup superieur au lien. J’ai traduit les Ouvrages de l’un & de l’autre, & cela me donne quelque droit d’en pouvoir décider. Le fameux Auteur de l’Art d’aimer n’a rien de son propre fonds ; il emprunte tout d’un plus habile Maître que lui ; & ce qu’il n y a de pis, c’est qu’il n’y ajoûte pas la moindre chose pour en relever l’éclat : Les forces lui manquent, & reduit à son ancien artifice, il a recours aux Pointes d’Esprit & au Jeu des mots. Cela n’empêche pas que les complaisans Admirateurs ne le goûtent, & qu’ils ne lui donnent même la préférence sur Virgile. »
Si je n’avois l’autorité d’un aussi habile Homme que Mr. Dryden, je n’oserois avancer que le Goût de la plûpart de nos Anglois, Poëtes ou Lecteurs de Poësie, est fort Gothique. Il cite Mr. de Segrais, pour avoir distingué ces Lecteurs en trois Ordres, dont le premier renferme ceux qu’il nomme la Populace, non pas tant à cause de leur qualité, que pour leur nombre & la grossiereté de leur Goût. Il auroit bien pû dire la même chose des Poëtes, s’il avoit voulu.

Metatextuality

Quoi qu’il en soit, voici de quelle maniere notre Compatriote s’exprime :

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Dialogue

« Mr. de Segrais, dit-il, distingue ceux qui s’attachent à la lecture des Poëtes en trois Classes, suivant la différente capacité qu’ils ont pour en juger. Il met au plus bas Etage ceux qu’il nomme les petits Esprits, qui occupent la plus haute Galerie dans nos Théâtres, qui n’aiment que l’écorce & l’extérieur de l’Esprit, qui préferent une Equivoque, une Boutade, une Epigrammc, au bon sens & à l’elegance du Discours : Ceux-ci font la Populace des Lecteurs. Si Virgile & Marital se mettoient sur les rangs pour être choisis Membres du Parlement, nous savons déja lequel des deux Partis l’emporteroit. Mais quoique l’un paroisse le plus nombreux, & qu’il crie le plus haut, le bon est qu’il n’est composé que de François refugiez, ou de Païsans de Hollande, qu’on a débarquez ici en foule, mais qui ne sont pas naturalisez ; outre qu’ils n’ont pas deux Livres Sterlin de revenu tous les ans sur les terres du Parnasse, & qu’ils n’ont ainsi aucun droit de donner leur voix aux Elections. Les Auteurs qu’ils favorisent sont de la même étoffe, & peuvent bien les représenter sur un Théâtre de Charlatan, ou servir de Maîtres de Cérémonies dans le Lieu où les Dogues se battent avec les Ours, quoiqu’ils aient le plus grand nombre d’Admirateurs. Mais il leur arrive souvent qu’une partie de ceux-ci les abandonne, à mesure qu’ils se forment le goût par la lecture des bons Livres, & la conversation des Gens d’Esprit. »

Metatextuality

Je ne dois pas quitter le sujet, sans avertir, que si Mr. Lock a découvert la source la plus feconde de l’Esprit, dans le passage que nous en avons rapporté, il ne dit rien d’une autre, qui est d’une nature toute differente, & qui se subdivise aussi en plusieurs branches. Je veux parler de ces petites Pointes d’Esprit, de ces Tours, & de ces Antitheses, qui roulent, non pas sur la ressemblance des idées, mais sur leur opposition ; ce qui servira peut-être dans la suite de matiere à quelqu’un de mes Discours.
C.

1Voïez Essai Philosophique concernans l’Entendement Humain, p. 165. § 2 de la Traduction de Mr. Coste, Imprimé à Amsterdam chez H. Schklte