Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXVII. Discours

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XXXVII. Discours

Zitat/Motto

Nunquam aliud Natura, aliud Sapientia dixit.

Juv. Sat. XIV. 321.

C’est-à-dire, La Nature & la Sagesse nous dictent toujours la même chose.

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Allgemeine Erzählung

Grand Admirateur de tout ce qui est nouveau ou extraordinaire, lorsque les quatre Rois Indiens étoient ici, il y a environ une année, je me joignois souvent à la populace qui couroit après eux, & je les suivois des jours entiers. Depuis leur départ, j’ai emploié un de mes Amis, pour s’informer exactement du Tapissier chez qui ils logeoient, de leurs vie & mœurs, & des observations qu’ils ont faites sur le Païs : car je n’aurois pas plutôt, une juste idée de pareils Etrangers, que je voudrois savoir ce qu’ils pensent de nous. Sur ce que le Tapissier trouva que mon Ami étoit fort curieux d’apprendre tout ce qui regardoit ces Princes, il y a quelque tems qu’il lui remit un paquet de Papiers, qu’il l’assura être écrit de la main du Roi Sa Ga Yean Qua Rash Toυυ, & qu’il compte avoir été laissez par mégarde. J’en ai vû la Traduction, & j’avouë qu’il y a des remarques bien singulieres, que cette petite Fraternité de Rois fit durant son sejour dans l’Isle de la Grande Bretagne.

Metatextualität

J’en donnerai ici quelques-unes pour servir d’Essai, & peut-être que j’en publierai davantage une autre fois. Quoi qu’il en soit, on y trouve les Articles suivans,
& il n’y a nul doute que la description de l’Edifice ne regarde l’Eglise de S. Paul.

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Allgemeine Erzählung

« Sur le terrain le plus haut de la Ville, on voit un prodigieux Bâtiment, assez vaste pour contenir toute la Nation dont je suis Roi. Notre bon Frere E Toυυ O Koam, Roi des Rivieres, s’imagine qu’il a été fait par les mains de ce grand Dieu, auquel il est consacré. Les Rois de Granajah & des six Nations pensent qu’il fut créé avec la Terre, & produit le même jour que le Soleil & la Lune. Pour moi, après tout ce que mes recherches les plus exactes m’en ont pu découvrir, je suis disposé à croire que cette lourde Masse a été réduite à la forme où nous la voions, par un nombre infini d’outils & d’instrumens qu’on a dans ce Pais. Il y a grande apparence que ce n’étoit d’abord qu’un affreux Rocher, qui s’éleva sur le haut de la Montagne ; & que les Naturels du Païs, après l’avoir taillé dans une espece de figure assez reguliere, avoient percé & creusé avec des peines & des soins incroiables jusqu’à ce qu’ils y eussent formé toutes ces belles Voutes & ces merveilleuses Cavernes que lon <sic> y voit aujourd’hui. Dès qu’ils eurent ainsi façonné l’interieur avec beaucoup d’art, on y emploia sans doute une infinité de mains pour en racler le dehors, qui est aussi unique que la surface des petits caillous de nos Rivieres, & où s’élevent divers Pilastres, comme autant de Troncs d’Arbre°, environnez au sommet de Guirlandes de feuilles. Il est assez probable°, que lors qu’ils entreprirent cet Ouvrage, il y a déja plusieurs centaines d’années, ils avoient quelque espèce de Culte religieux, puisqu’il porte le nom de Temple ; qu’il étoit destiné aux exercices de Pieté, s’il en faut croire la Tradition, & que le septiéme jour de la Semaine est consacré au service de leur Dieu. Cependant, je fus un de ces mêmes jours à un de leurs Temples°, & je n’y vis paroître aucune marque d’une Dévotion sincere : Il est vrai qu’il y avoit un Homme vêtu de noir, qui étoit monté plus haut que les autres, & qui sembloit reciter quelque chose avec beaucoup de véhemence ; mais ceux qui etoient dessous, au lieu de rendre leur Culte à la Divinité qu’on y adore, s’amusoient la plûpart à se saluer les uns les autres, & il y en avoit bon nombre qui dormoient profondément. La Reine du Païs nomma deux Hommes pour avoir soin de nous, & nous accompagner par tout où nous voudrions. Ils entendoient assez de notres Langue, pour s’exprimer sur certaines choses ; de sorte que nous nous aperçûmes bien-tôt qu’ils étoient grands Ennemis entr’eux, & qu’ils ne s’accordoient pas toujours dans les raports qu’ils nous faisoient. Nous recueillimes aussi, par les discours de l’un de ces Messieurs, que cette Isle étoit cruellement infesteée d’une espece d’Animaux monstrueux, sous la figure Humaine, qu’on appelle Vυhigs, & il nous disoit même souvent, qu’il esperoit que nous n’en trouverions aucun en chemin, puisque si ce malheur nous arrivoit, ils pourroient bien nous casser la tête pour cela seul que nous étions Rois.

Fremdportrait

L’autre Interprète nous parloit beaucoup d’une espece d’Animal, nommé Tory, qui étoit aussi farouche que le Vυhig, & qui nous insulteroit avec la même audace, par cela seul que nous étions Etrangers. Il semble que ces deux Animaux aient une si grande antipathie l’un pour l’autre, qu’ils se battent toutes les fois qu’ils se rencontrent, à peu près comme l’Elephant & le Rhinocerot. Mais nous n’en vîmes point ni de l’une ni de l’autre espece ; de sorte que nos Guides pourroient bien nous avoir debité des Fictions, & nous avoir entretenus de Monstres qui ne viennent pas dans leur Païs.
Quoi qu’il en soit, incapables d’entendre tout ce que nos Interprétes nous disoient, nous en remarquions ici un mot & là un autre ; & lorsque nous étions ensuite en notre particulier, nous le rappellions du mieux qu’il nous etoit possible, & c’est-là tout ce que nous en y avons pû recueillir. Du reste, les Naturels du Païs sont fort adroits dans tous les Arcs méchaniques ; mais avec tout cela si paresseux, que nous voiïons souvent de jeunes Hommes legers & robustes emploïer deux Porteurs à gages pour les promener à travers les rues dans de petites Chambres couvertes. Ils se mettent aussi d’une manière tout-à-fait barbare ; puisqu’ils sont presque sur le point de s étrangler avec leurs Cravates, & qu’ils s’enveloppent le corps de tant de ligatures, que cela seul peut causer la plûpart des maladies qui regnent ici & qu’on ne connoît pas chez nous. Au lieu de ces belles Plumes qui nous ornent la tête, ils se couvrent d’un tas énorme de cheveux empruntez, qui leur pendent jusqu’à la ceinture, & avec lesquels ils marchent dans les rues d’un air tiomphant, ni plus ni moins que s’ils étoient de leur propre crû. Nous fûmes invitez à un de leurs Divertissemens publics, où nous esperions que les grands Seigneurs du Païs s’exerceroient à poursuivre un Cerf, ou à jetter une barre, & que nous verrions par là qui étoient les plus adroits ou les plus forts d’entr’eux ; mais au lieu de nous mener en plate campagne, on nous conduisit dans une grande Chambre illuminée d’un nombre infini de Chandelles, où quantité de ces paresseux demeurent assis plus de trois heures, pour voir les actions & les grimaces de quelques autres qui étoient païez pour les divertir.

Fremdportrait

A l’égard des Femmes du Païs, hors d’état de causer avec elles, nous ne pûmes les observer que de Loin. Elles ont, à ce qu’on dit, de très-belles & longues chevelures ; mais au lieu que les Hommes font parade de celle qu’ils empruntent, les Femmes nouent leurs cheveux derrière la tête, & les couvrent, afin qu’ils ne soient pas exposez à la vûë du monde. Elles ressemblent à des Anges, & seroient plus belles que le Soleil, si elles n’avoient sur le visage de petites taches noires, qui forment quelquefois des figures assez grotesques. J’ai remarqué d’ailleurs que ces petites excrescences s’evanouïssent bientôt ; mais il arrive souvent qu’elles passent d’un endroit à l’autre ; en sorte que j’ai vû l’après-midi sur le front la même tache, qui étoit le matin sous la lévre inferieure. »
L’Auteur Indien parle ensuite de rembarras des Jupes & des Culottes, & fait diverses remarques curieuses, que je garderai pour une autre occasion. Cependant, je ne saurois finir ce Discours sans avertir le Public, qu’entre toutes ces observarions à la boulevûë, il y a de tems en tems quelque chose de fort raisonnable. Il faut avouër aussi que nous sommes tous coupables en quelque sorte de la même petitesse d’Esprit, qui paroît dans ce Journal Indien, lorsque nous nous imaginons que les parures, les coutumes & les manières des autres Pais sont extravagantes & ridicules, si elles ne s’accordent pas avec celles du nôtre. »
C.