Cita bibliográfica: Anonym (Ed.): "XXXII. Discours", en: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.1\032 (1716), pp. 201-209, editado en: Ertler, Klaus-Dieter (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1113 [consultado el: ].


Nivel 1►

XXXII. Discours

Cita/Lema► Tu, quid ego, & populus mecum desideret, audi.

Hor. A. P. v. 153.

C’est-à-dire, Poëtes, qui écrivez des Piéces de Théâtre, voic ce que le Peuple & moi souhaiterions de vous. ◀Cita/Lema

Nivel 2► Metatextualidad► Entre tous les artifices que les Poëtes mettent en usage, pour remplir l’Esprit de leurs Auditeurs d’épouvante & d’ef-[202]froi, le Tonnerre & les Eclairs doivent tenir la premiere place : Ils les emploïent souvent la descente d’un Dieu, à l’apparition d’un Esprit, à l’exorcisme d’un Diable, ou à la mort d’un Tyran. J’ai vû, dans plusieurs de nos Tragedies, introduite une Cloche avec un effet si merveilleux, que toute l’Assemblée en étoit en allarme pendant qu’elle sonnoit. Mais il n’y a rien qui cause tant de plaisir & de fraïeur à notre Parterre Anglois que l’apparition d’un Esprit, sur-tout s’il est couvert d’une chemise ensanglantée. Un Spectre, qui n’a fait que traverser le Théâtre, ou sortir d’une fente, & s’évanouir tout d’un coup, sans dire un seul mot, a bien des fois sauvé l’honneur d’une Piece. Il peut y avoir de certaines occasions, où il est à propos d’exciter ces mouvemens ; & lorsqu’ils ne viennent que pour aider le Poëte, on ne doit pas seulement les excuser, mais y applaudir. C’est ainsi que le son d’une Cloche, dans la Piece qui a pour titre 1 Venise sauvée, fait trembler le cœur de tous les assistans, & qu’il imprime plus de terreur à l’Esprit, que les paroles n’en sauroient causer. L’apparition d’un Fantôme dans la Tragedie intitulée 2 Hamlet, soutenu de toutes les circonstances qui peuvent exciter l’attention ou l’horreur, est un coup de Maître en son genre ! L’Esprit du Lecteur y est merveilleusement bien disposé à le recevoir par tous les discours [202] qui le précedent : Le silence qu’il garde à son entrée, frape vivement l’imagination ; & toutes les fois qu’il paroît, il devient plus terrible. Qui peut lire, sans être émû, le discours que le jeune Hamlet lui adresse en ces termes ? ◀Metatextualidad

Nivel 3► Cita/Lema► Hor.3 « Le voila, Monseigneur, sur le point de paroître! »

Ham. « Oh ! Ministres du Ciel, daignez nous proteger

Et nous mettre à couvert d’un funeste danger !

Que tu sois un bon Ange, ou bien un Spectre affreux,

Que tu sortes du Ciel, ou de l’Abîme creux,

Qu’au travers d’un Zephir, ou d’un Soufle infernal,

Tu viennes annoncer du bonheur ou du mal;

Ta forme en moi rappelle un souvenir si net,

Que je te parlerai comme au grand Hamlet,

Oh ! mon Pere, oh ! mon Roi, daignez donc me répondre;

Instruisez-moi de tout, sans me laisser morfondre;

[203] Et dites-moi d’abord, pourquoi vos Os sacrez

Ont rompu leurs liens, & se sont relevez ?

Pourquoi ce Marbre noir, ce riche Mausolée,

A-t’il ouvert ses flancs, & rendu sa curée?

Pourquoi revoir le jour ? Que veut dire ceci ?

Qu’un Corps, autrefois mort, soit vivant aujourd’hui !

Qu’armé de pied en cap, & qu’au clair de la Lune,

Il remplisse ces Lieux d’horreur & d’infortune ! » ◀Cita/Lema ◀Nivel 3

Metatextualidad► Je ne desaprouve donc pas les artifices dont je viens de parler, lorsqu’ils sont placez à propos, & que la noblesse de sentimens & des expressions y répond.

Le principal ressort que nous mettons en usage, pour exciter la pitié, est un Mouchoir, & j’avoue de bonne foi que dans nos Tragedies communes, nous ne devinerions presque jamais qui sont les Personnes affligées, si de tems en tems elles ne tiroient le Mouchoir pour essuier leurs larmes. Je suis fort éloigné de vouloir bannir du Théâtre cette marque d’affliction ; la Tragedie ne sauroit s’en passer ; mais je souhaiterois qu’on n’en fist pas un mauvais usage, ou plutôt que la Langue de l’Acteur sympatisât avec ses yeux. ◀Metatextualidad

[204] Nivel 3► Exemplum► Une Mere désolée, qui mene un petit Enfant par la main, a souvent attiré la compassion de tous les Spectateurs, & c’est pour cela même qu’on la voit dans plusieurs de nos Tragédies. Un Ecrivain moderne, sensible au bon effet que ce spectacle avoit accoutumé de produire, résolut d’augmenter l’affliction de la moitié, & d’arracher de son Auditoire deux fois plus de larmes que ses Prédecesseurs n’en avoient obtenu. Dans cette vûe, il a introduit une Princesse sur la Scène, avec un petit Garçon d’un côté, & une petite Fille de l’autre. Cet expedient lui a fort bien réussi. Il y a quelques années qu’un troisiéme Poëte voulut encherir par dessus tout cela, & qu’il introduisit trois Enfans, avec un heureux succès. J’ai même oui dire qu’un jeune Auteur, résolu d’attendrir les cœurs les plus insensibles, a une Tragedie toute prête, où le premier Personnage qui paroît sur la Scène, est une Veuve affligée, couverte de ses habits de deuil, & suivie d’une demi-douzaine d’Enfans, comme ceux qu’on nous peint d’ordinaire autour de la Charité. C’est ainsi que divers incidens, qui paroissent très beaux, lorsqu’ils sont ménagez par un habile Homme, deviennent ridicules lorsqu’ils tombent entre les mains d’un misérable Poëte. ◀Exemplum ◀Nivel 3

Metatextualidad► Mais entre tous les artifices que nous emploïons pour exciter la pitié ou la terreur, il n’y en a point de si absurde ni de si barbare, & qui nous expose plus au mé-[205]pris à la raillerie de nos Voisins, que cet effroïable carnage qu’on voit presque toujours dans nos Tragedies. De se plaire à voir des Hommes poignardez, empalez, mis à la torture, ou empoisonnez, est sans contredit la marque d’un temperament cruel & farouche : Et comme tout cela est souvent representé sous nos yeux, les Critiques François, qui s’imaginent que ces Spectacles nous divertissent, en prennent occasion de nous dépeindre comme un Peuple sanguinaire. Il est à la verité fort étrange de voir le Théâtre Anglois jonché de Cadavres à la fin d’une Tragedie, & de trouver dans la Garderobe de nos Acteurs nombre de Dagues, de Poignards, de Roues, de Tasses pour administrer le Poison, avec quantité d’autres Instrumens de la Mort. Il n’en est pas de même dans les Tragedies Françoises, où les Executions & les Meurtres se font toujours derriere la Tapisserie ; ce qui, en général, s’accorde parfaitement bien avec les mœurs d’une Nation polie & civilisée : Mais comme les François n’admettent aucune exception à cette Régle, ils tombent par-là dans des absurditez presque aussi ridicules que celle qui fait ici le sujet de notre critique. Je me souviens de la fameuse Piece, que Corneille a écrite sur les Horaces & les Curiaces, où le jeune Heros, tout fier d’avoir vaincu les derniers, l’un après l’autre, poignarde sa Sœur, qui, au lieu de le feliciter de sa victoire, lui reprochoit d’avoir tué son [206] Amant. Si quelque chose pouvoit extenuer la noirceur d’une action si brutale, ce seroit de l’avoir commise sur la chaude, avant que les sentimens de la Nature, la Raison, ou l’Humanité pussent agir en lui, & desarmer sa colere. Cependant, pour éviter l’effusion du sang, aux yeux du Public, lorsque sa rage est arrivée au comble, il est assez retenu pour suivre sa Sœur d’un bout de Théâtre à l’autre, & ne la poignarder que derriere la Tapisserie. J’avoue, que s’il l’avoit tué devant tout le monde, l’action auroit été beaucoup plus indécente ; mais telle qu’on la voit ici, elle paroît fort opposée à la Nature, & approche bien d’un assassinat commis de sang froid. Pour en dire mon avis, je croi qu’on auroit pû rapporter le fait, si on le jugeoit convenable, mais qu’il ne falloit pas le représenter. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Exemplum► Peut-être qu’on sera bien-aise de voir de quelle maniere Sophocle a menagé une circonstance aussi délicate dans une de ses Tragedies. Oreste se voïoit réduit au même état que Hamlet, puisque sa Mere, après avoir fait assassiner son Epoux, s’étoit rendue maîtresse du Roïaume, de concert avec son Complice & son Favori. Le jeune Prince, résolu de vanger la mort du défunt sur ses meurtriers, se glisse, par un admirable stratagême, dans l’appartement de sa cruelle Mere, pour lui ôter la vie. Mais comme ce spectacle auroit trop choqué l’Assemblée, l’execution d’un si tragi-[207]que dessein se fait hors de leur vûe. On entend la Mere demander grâce à son Fils, & le Fils lui répondre, qu’elle n’avoit pas eu pitié de son Pere : Bien-tôt après, elle jette les hauts cris, pour se plaindre qu’elle est blessée, & nous voïons par la suite, qu’elle avoit reçu le coup de mort. Je ne sache point qu’il y ait des Dialogues derriere la Tapisserie dans aucune de nos Pieces, quoiqu’il s’en trouve divers Exemples dans celles des Anciens : Et je croi d’ailleurs qu’on tombera d’accord avec moi, qu’il y a quelque chose d’infiniment plus capable d’émouvoir dans ce terrible Dialogue entre la Mere & le Fils, qui ne paroissent pas, que dans tout ce qu’on auroit pû représenter sur la Scène. Quoi qu’il en soit, Oreste n’a pas plutôt frapé ce coup, qu’il revient & qu’il trouve l’Usurpateur à l’entrée de son Palais. C’est ici que, par une heureuse invention du Poëte, il ne veut pas le tuer devant l’Assemblée ; qu’il lui permet de vivre encore quelque tems, afin de l’exposer à tous les remors de son ame, & qu’il lui ordonne de se retirer au Quartier du Palais où il avoit tué son Pere, dont il vouloit vanger le meurtre dans le même endroit où il avoit été commis. De cette maniere le Poëte observe la bienséance, qui ne souffre pas qu’on commette des parricides, ni des meurtres inhumains devant les Spectateurs : & c’est cela même, dont 4 Horace fit ensuite une Régle, lorsqu’il dit : [208] Nivel 4► Diálogo► « Médée, par exemple, ne doit pas égorger ses enfans aux yeux du peuple : ce seroit une chose horrible, qu’Atrée fît bouillir sur le Théâtre les entrailles de ses neveux : il seroit ridicule d’y voir Progné changée en hirondèle, & Cadmus en serpent. Dès que vous mettez tout cela devant les yeux, j’en ai horreur, je suis déterminé à ne le pas croire. » ◀Diálogo ◀Nivel 4 ◀Exemplum ◀Nivel 3

Metatextualidad► On peut dire là-dessus que les François ont trop encheri sur la maxime d’Horace, qui ne prétendoit pas bannir du Théâtre, toute sorte de suplices ; mais ceux-là seuls qui paroissoient trop horribles, & qui executez derriere la Tapisserie, feroient plus d’impression sur les Auditeurs. Je souhaiterois donc que mes Compatriotes voulussent imiter les anciens Poëtes, qui étoient fort retenus â cet égard, & qui cachoient toûjours ces spectacles tragiques aux yeux de l’Assemblée, s’ils pouvoient en frapper ses oreilles avec le même effet. D’ailleurs quoiqu’on n’executât guéres en public les Personnes de la Tragedie qui étoient condamnées à mourir, ce qui enferme toûjours quelque chose de ridicule en soi, leurs Cadavres étoient souvent exposez à la vûë après leur mort, ce qui a toujours quelque chose de mélancholique & d’affreux ; de sorte que les Anciens paroissent avoir évité le premier, non seulement comme une indécence, mais aussi comme une action peu vrai-semblable.

J’ai parcouru les differentes Inventions [209] dramatiques, dont les Poëtes ignorons se servent pour tenir la place de la Tragédie, & que les habiles tournent à son avantage ; mais il seroit à souhaiter qu’on en bannît tout-à-fait quelques-unes, & qu’on emploiât les autres avec beaucoup de précaution. Si je voulois examiner la Comédie dans la même vuë, & relever tous les artifices que les petits Esprits mettent en usage pour exciter à rire, ma tâche ne finiroit pas. 5 Bullock avec un Habit court, & Norris avec un long, ne manquent presque jamais de produire cet effet. Dans la plûpart de ces Piéces, un Chapeau à large bord & un qui l’a étroit sont des Caracteres distincts. Quelquefois tout 1’esprit d’une Scène est caché sous un Baudrier, ou dans une paire de Moustaches. Un Amoureux qui court sur le Théâtre, & qui paroît dans une Barrique, d’où il montre le nez, passoit, du tems de Charles II, pour une Plansanterie fort agréable, qu’on devoit à l’invention d’un des plus beaux Esprits de ce siecle-là. Mais parce que la Joie n’est pas si délicate que la Compassion, & que les Objets qui nous font rire sont en beaucoup plus grand nombre que ceux qui nous font pleurer, le champ est infiniment plus vaste pour les artifices comiques que pour les tragiques, & par consequent ils méritent plus d’indulgence. ◀Metatextualidad

C. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1Ecrite par Shakespear.

2Tragedie écrite par Otway

3On sait bien que la rime de la plûpart de ces vers n’est pas exacte ; mais on a cru qu’il valoit mieux en approcher, pour s’accommoder aux oreilles Françoises, que de ne point rimer du tout, à la maniere de ce que les Anglois appellent blank-Verse, tels que sont ici ceux de l’Original. On a préferé d’ailleurs l’exactitude de la Traduction à celle de la rime.

4La Arte Poët. V. 185.-188.

5Deux Acteurs Anglois.