Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXX. Discours

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XXX. Discours

Citazione/Motto

Garganum mugire putes nemus, aut mare Tuscum,
Tanto cum strepitu ludi spectantur, & artes,
Divitiæque peregrinæ, quibus oblitus Actor
Cùm stetit in cœnâ, concurrit dextera levæ :
Dixit adhuc aliquid ? Nil sanè. Quid placet ergo ?
Lana Tarentino violas imitata veneno.

Hor. L. 2. Ep. I. 202, --, 207.

C’est-à-dire, Je m’imagine entendre les mugissemens du Mont Gargan & de la Mer Toscane, tant sont effroïables les clameurs, qui s’élevent à la vûë de cette pomps étrangere & de ces habits magnifiques qu’étalent nos Comédiens. A peine paroissent-ils superbement vétus, qu’on se récrie aussi-tôt, & qu’on frappe des mains. Hé quoi ! a-t-on dit quelque chose ? Pas un mot. D’où viennent donc ces aplaudissemens ? C’est que l’Acteur a un bel habit de pourpre.

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Metatestualità

Aristote a remarqué, que les Ecrivains ordinaires de la Tragédie ne tâchent pas d’exciter la terreur & la compassion dans l’esprit de leurs Auditeurs, par la noblesse des sentimens & la force des expressions, mais par la solemnité des Habits & les Décorations du Theâtre.

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Esempio

Il y a quelque chose de cette espèce & de fort ridicule dans le Théâtre Anglois. Si le Poëte a dessein de nous effraïer, il fait gronder le tonnerre, & lorsqu’il veut nous rendre mélancholiques, le Théâtre est obscurci.
Mais de tous les artifices de la Tragédie, il n’y en a point qui me choquent tant que ceux qu’on emploie pour nous donner une haute idée des personnes qui parlent. La méthode qu’on suit pour faire un Heros, se borne à lui charger la tête d’un Panache, qui s’éleve si haut, que souvent il y a plus loin du sommet de cette parure à son menton, que d’ici à la plante de ses piez. On croiroit presque là-dessus, que nous n’entendons autre chose par un grand Homme que celui qui a la taille avantageuse. Quoi qu’il en soit, ce fardeau embarrasse l’Acteur d’une si étrange maniere, qu’il est forcé de tenir le cou froide tout le tems qu’il parle ; & malgré toute l’inquiétude qu’il témoigne pour sa Maîtresse, sa Patrie, ou ses Amïs, on peut voir par son Action, que le soin qui l’occupe le plus est de prévenir que son Panache ne lui tombe de la tête. Pour moi, lorsque je vois un Homme, accablé sous un monceau de plume, faire ses lamentations, je suis disposé à le prendre plutôt pour un malheureux Lunatique que pour un Heros infortuné. Mais s’il tire sa grandeur de ce qu’il y a de superflu dans cet ornement, une Princesse ne doit la sienne en genéral qu’à cette queuë large & traînante qui la suit par tout, & qui donne de l’exercice à un Page, occupé de l’unique soin de la bien étaler. Je ne sai quel effet cela produit sur les autres ; mais je n’ai des yeux que pour l’action du Page, et je ne suis pas si attentif au discours de la Princesse, qu’à l’ajustement de sa queuë, dans la crainte que ses pieds n’y soient enlacez, & qu’elle ne fasse la culbute, lors qu’elle va & vient sur le Théâtre. Il me semble du moins que c’est un spectacle fort grotesque, de voir une Princesse toute émue de la passion qui l’anime, avec un petit Garçon à ses trousses qui prend garde qu’on ne chifonne la queuë de sa Robe. Quel contraste n’y a-t-il pas entre ces deux Personnes la Princesse qui craint d’encourir l’indignation du Roi son Pere, ou de se voir privée du Heros son Amant, & le Page, qui ne veille qu’à se garantir du mauvais tour que sa Jupe lui pourroit jouer? On dit, qu’un ancien Poëte Tragique, pour exciter la compassion en faveur de ses Rois bannis & de ses Heros disgraciez, les faisoit représenter par des Acteurs couverts de méchans Habits, qui montroient la corde. Cet artifice me paroît aussi mal-imaginé que le precedent, & je souhaiterois qu’on nous remuât par la sublimité des pensées & de l’expression, plutôt que par une Queuë traînante ou la grosseur d’un Panache. Ce n’est pas tout, pour relever l’éclat des Heros, de même que la dignité des Rois & des Reines on s’avise de les accompagner de Halebardes & de Haches d’armes. Deux ou trois Hommes emploïez à changer les Décorations avec deux Moucheurs de chandelles, font un Corps de Garde complet sur le Théâtre Anglois, & si l’on y joint quelques Crocheteurs habillez de rouge, ils peuvent représenter plus de douze Legions. J’ai vû quelquefois deux Armées rangées en bataille sur le Théâtre, lorsque le Poëte a voulu faire honeur à ses Genéraux. Cependant, il est impossible que vingt Hommes offrent à l’esprit l’idée de plusieurs milliers, ou de s’imaginer que deux ou trois cens mille Soldats se batent dans un espace de quarante ou cinquante verges en quarré. Il vaut mieux raconter que représenter des Actions de cette nature. 1Horace nous l’enseigne lorsqu’il dit, « Ne produisez par <sic> sur la Scène ce qui se doit passer dans un autre lieu ; le recit de certaines choses affreuses, vaut mieux que la représentation qu’on en feroit. »

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Esempio

Je souhaiterois donc que mes Compatriotes suivissent à cet égard l’usage du Théâtre François, où les Rois & les Reines paroissent toûjours sans suite, & laissent leurs Gardes derriere la Tapisserie. Je voudrois aussi qu’ils bannîssent, à son exemple, le bruit des Tambours, des Trompettes & des cris de joie, qu’ils font quelquefois retentir si haut, qu’on peut les entendre de Charing Cross, lorsqu’on représente une Bataille sur le théâtre de Hay-Market.
Je n’ai parlé jusques-ici que des artifices qu’on emploie pour relever la grandeur & la dignité des Personnages de la Tragédie, mais je détaillerai dans un autre Discours les expédiens que certains Esprits vulgaires mettent en œuvre pour exciter la pitié, la terreur, ou l’admiration. Il arrive souvent que le Peintre & le Tailleur contribuent plus au succès d’une Tragédie que le Poëte. Les Décorations frappent autant les Esprits du commun que les Discours ; & nos Acteurs ont senti plus d’une fois que la pompe exterieure d’une Piéce leur a procuré une assemblée aussi nombreuse, que la beauté réelle d’une autre. Les Italiens s’expriment fort juste ; lorsqu’ils appellent cet Art d’en imposer aux Spectateurs la Furberia della Scena. Mais quelque effet que ce dehors produise le Vulgaire, les plus habiles Auditeurs ne manquent pas de voir d’abord tout au travers, & de le mépriser. Un bon Poëte donnera une idée plus vive d’une Armée ou d’une Bataille dans une Description, que si on les avoit actuellement sous ses yeux. Ce que l’Acteur dit devroit nous inspirer de grandes idées, & nous enflamer de nobles sentimens, plutôt que ce qu’il paroît. Est-ce que toute la magnificence ou l’équipage d’un Roi ou d’un Heros, peut donner à Brutus la moitié de la pompe & de la majesté qu’il reçoit de quelques lignes dans Shakespear ? C.

1De Arte Poët. V. 183, -- 184. — — — — Non tamen intus Digna geri, promes in Scenam : multàque tolles Ex oculis, quæ mox narret facundia præsens.