Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXIX. Discours

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Nivel 1

XXIX. Discours

Cita/Lema

—— Tu non inventa reperta
Luctus eras levior.

Ovid. Meramorph. L. I. 654. 655.

C’est à dire, J’aurois été moins affligé de vous avoir perdu, que de vous retrouver dans l’état où vous êtes.

Nivel 2

Metatextualidad

La compassion que j’ai pour l’honnête Homme, qui m’a écrit la Lettre suivante ne m’engageroit pas à blâmer les Femmes, si je ne les trouvois souvent plus belles qu’elles ne devroient l’être. Il est certain qu’on ne doit pas souffrir de telles impostures dans la Societé civile ; & je croi qu’on doit rendre son malheur public, pour servir d’avertissement aux autres afin qu’ils examinent de près ce qu’ils admirent tant.

Nivel 3

Nivel 4

Carta/Carta al director

Monsieur,

Metatextualidad

« Appuié sur l’étendue de votre savoir, je m’adresse à vous pour la solution d’un Cas fort singulier.
J’ai bonne envie de me délivrer de ma Femme, & je compte que vous n’en aurez pas plutôt appris le sujet, qu’il vous paroîtra légitime pour en venir à une Séparation. Je suis un simple Bourgeois de la Ville, qui n’ai eu presque d’autre moïen de cultiver mon Esprit, que par la lecture des Comédies. Dans celle qui a pour titre : La Femme qui n’est point causeuse, le savant Dr. Cutberd, ou Dr. Otter, (il n’importe lequel des deux) prétend qu’une des causes de la Séparation est ce qu’on appelle Error Persone, lorsqu’un Homme se marie avec une Fumme<sic>, qu’il ne trouve pas être ensuite la même qu’il avoit eu dessein d’épouser. Si l’on admet cette Loi, j’ai gagné mon Procès. Car il faut que vous sachiez, Monsieur, qu’il y a des Filles qui ne permettent pas à leur Amans de les voir jusqu’à ce qu’ils soient devenus leurs Maris. En un mot, pour ne vous tenir plus l’esprit en suspens, je veux parler de ses Demoiselles qui se fardent.

Nivel 5

Ejemplo

Il y en a quelques-unes de si adroites en ceci, qu’il leur suffit d’avoir reçu de la Nature des yeux passables, pour se donner ensuite, par leur propre industrie, un beau sein, des lévres vermeilles, des joues d’un teint de lis & de roses & des sourcils tirez au pinceau. Pour ce qui regarde ma chere Epouse, jamais Homme n’a été si amoureux que je l’étois de son beau front, de son cou d’albâtre, & de ses bras fait au tour, aussi-bien que du noir éclatant de ses cheveux ; mais j’ai été fort surpris de trouver que tout ceci ne venoit que de l’Art : Sa peau est si flétrie par l’usage du blanc, & du rouge, que le matin à son reveil, à peine la croiroit-on assez jeune pour être la Mere de cet Enfant, que je venois de porter au lit. Ainsi j’ai resolu de m’en séparer à la premiere occasion, à moins que son Pere ne lui fasse une Dor proportionnée à la réalité de son corps, & non pas à ce qu’il y a d’artificiel. C’est ce dont j’ai cru les devoir avertir l’un & l’autre par votre moïen.
Je suis, &c. »
Je ne sai ce que nos Loix, ou le Pere & la Mere de la Demoiselle, décideront à l’égard de cette honnête Homme ; mais il faut avouer que ses plaintes sont très justes. Il y a long-tems que je me suis apperçu de ce mal, & que j’ai distingué nos Femmes qui conservent leur visage naturel, de celles qui n’en ont que d’emprunt, par les Noms de Pictes & de Bretonnes. On n’a pas besoin d’une grande pénétration pour deviner à qui conviennent ces titres.

Retrato ajeno

Les Bretonnes ont l’air vif & animé ; les Pictes l’ont morne & sans action, quelque beauté qu’elles aïent d’ailleurs. Les muscles d’un visage naturel s’enflent quelquefois à l’approche d’une douce passion, ou d’une surprise subite, & se couvrent d’un agréable vermeil, suivant que les objets qui se présentent aux yeux, ou que les idées qui s’offrent à l’Esprit, frapent l’imagination. Mais les Pictes regardent tout du même œil, soit que la joïe, ou que la tristesse les occupe ; la même insensibilité paroît toujours dans leurs manieres. Quoiqu’elles se donnent beaucoup de soins pour s’attirer des Amans, elles sont obligées de les faire tenir à quelque distance ; un soupir d’un Amant langoureux, pourroit dissoudre quelqu’un de leurs traits ; un baiser dérobé par un autre plus hardi, pourroit transferer le teint de la Maîtresse sur le visage de l’Admirateur. Il est difficile de parler de ces Beautez artificielles, sans en dire quelque chose de peu obligeant, mais je les prie d’être persuadées que, si elles ne peuvent souffrir une Chambre nouvellement peinte, l’abord d’une Dame qui se farde cause infiniment plus de rebut.

Relato general

Metatextualidad

Je raconterai à cette occasion une avanture que mon Ami Honeycomb eut autrefois avec une de ces Pictes, & que je tiens de sa propre bouche.

Retrato ajeno

La Demoiselle avoit de l’esprit, & ne manquoit pas de beauté, quand elle en vouloit ; son unique étude se bornoit à gagner des cœurs ; elle faisoit même de grandes avances pour attirer les Hommes dans ses piéges ; mais ils n’y étoient pas plutôt, qu’elle se moquoit d’eux, & les abandonnoit sans le moindre scrupule.
Sa malice & sa vanité sembloient mettre mon Ami à couvert des charmes de son Esprit & de sa conversation ; mais bien loin que sa perfidie & son inconstance diminuassent la force de sa beauté, elle faisoit tous les jours des progrès dans son cœur, & il ne la voioit jamais, qu’il ne lui trouvât de nouveaux agrémens. Lors qu’elle s’apperçut qu’il étoit devenu son Esclave, & qu’il ne pouvoit plus se dégager, elle se mit à le traiter de haut en bas, et après lui avoir fait essuier mille duretez, elle lui donna son congé. Il eut beau se plaindre & lui écrire les Lettres du monde les plus soumises ; tout cela ne servit de rien, & il ne put jamais obtenir la revocation de cette cruelle Sentence. Reduit enfin au desespoir, il eut son recours à la Fille de Chambre, qu’il gagna, par la vertu secrette d’une bonne somme d’argent, & qui l’introduisit un jour de grand matin dans la Chambre de sa Maîtresse. Il y fut posté derriere la Tapisserie, d’où il pouvoit tout découvrir, sans être vu lui-même. La Picte se leve & commence à former le visage, qu’elle avoit resolu d’avoir ce jour-là. Mon Ami l’observoit de près, & il m’a protesté, qu’elle avoit déja travaillé une grosse demi heure avant qu’il la pût reconnoître. Quoi qu’il en soit, il ne vit pas plutôt les premiers traits de ce beau teint, pour lequel il avoit soupiré si long-tems, qu’il sortit de son cachot, & qu’il lui recita ces quatre Vers de Cowley :

Nivel 4

Cita/Lema

Th’adorning thee with so much Art, Is but a barb’rons skill;
‘Tis like the pois’ ning of a Dart,
too aps before to kill.

Metatextualidad

On peut les traduire ainsi en François:

Cita/Lema

« C’est une ruse très-barbare, De vous orner avec tant d’art ;
C’est en agir comme un Tartare,
Et joindre le poison à la force du Dart. »
La Picte se trouva dans la derniere confusion, avec l’air, du monde le plus riant, du côté do son visage qui étoit fini, & le plus morne, de l’autre où elle n’avoit pas touché. Mon ami se faisit d’abord de toutes ses Drogues & Pomades, & lui enleva un plein Mouchoir de petites brosses, & de flocons de laine de Segovie. La Demoiselle, honteuses de paroître en Ville, se retira bien-tôt après à la Campagne, & l’Amant fut guéri de sa passion. Il est certain qu’on ne doit pas tenir parole à des Trompeuses publiques, ni avoir commerce avec elles, & qu’un serment fait à une Picte est nul de lui-même. Je conseillerois donc aux veritables Bretonnes de s’en éloigner, & je ne sache que la seule Lindamire, qu’on auroit de la peine à découvrir, parce que son teint est si beau, qu’il lui doit être permis de l’incruster de fard, comme une punition dûë à son mauvais goût, qui l’engage à préferer l’artifice le plus indigne, à un chef-d’œuvre de la Nature. Pour moi, qui n’attends aucune faveur des Dames, & qui les regarde sur le pied d’une simple partie de notre Espece, je crains plus de choquer une Femme de bon sens, qu’une Belle : Ainsi j’emploïerai tous mes efforts pour les guérir de cette malheureuse habitude, & je vais produire quantité de Visages, qui ont été en public depuis bien des années, sans y avoir jamais paru : Ne sera-ce pas un joli divertissement de voir à la Comédie un nombre infini de Dames s’y trouver d’abord incognito avec leur visage naturel ? Quoi qu’il en soit, si elles veulent augmenter leurs charmes, qu’elles imitent l’agréable Statire, & qu’elles suivent toutes ses démarches. Les traits de son visage sont animez par la gaieté de son Esprit, & sa bonne humeur donne de la vivacité à ses yeux. Elle est gracieuse sans affectation, & indifferente sans aucun dedain. Exemte de tout artifice dans l’interieur, elle ne sauroit en avoir besoin au dehors.
R.