Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXVII. Discours

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Livello 1

XXVII. Discours

Citazione/Motto

Risu inepto res ineptior nulla est.

Mart.

C’est-à-dire, Il n’y a rien de plus sot que de rire mal-à-propos.

Livello 2

Livello 3

Entre tous les Ouvrages d’esprit, il n’y en a point où les Auteurs échouent plutôt, ni où ils se piquent plus d’exceller, que dans ceux où regne la Plaisanterie. Ce n’est pas une Imagination qui nourrit des monstres, ni un Cerveau plein d’idées extravagantes, qui peut divertir le monde ; avec tout cela, si nous jettons les yeux sur les Productions de quantité d’Ecrivains, qui affectent d’être agréables, quels écarts, quelles irregularitez, combien de fausses pensées n’y trouvons nous pas ? S’ils nous débitent du galimatias, ils s’imaginent de plaisanter ; & après avoir recueilli un amas confus d’idées absurdes, ils ne peuvent le revoir en particulier sans éclater de rire. Ces pauvres Hommes tâchent de s’acquerir la réputation de beaux Esprits & d’agréables Railleurs, par des extravagances qui les rendent presque dignes des petites Maisons, au lieu de considerer que la bonne Plaisanterie doit être toujours sous la conduite de la Raison, & qu’elle demande un Jugement d’autant plus exact, qu’elle se donne des libertez fort dangereuses. Il y a quelque chose de particulier à la nature de cette sorte de Compositions, de même qu’à celle de toutes les autres, & une certaine regularité de pensées, qu’un Auteur doit toujours observer, & qui nous découvrent qu’il est Homme de bon sens, lors même qu’il paroît abandonné à son caprice. Pour moi, si je lis quelquefois les Discours enjouez d’un Auteur qui extravague, je n’ai pas la cruauté de m’en divertir, & je me trouve plus disposé à le plaindre, qu’à rire de ce qu’il écrit.

Eteroritratto

Feu Mr. Shadwell, qui avoit beaucoup de ce talent, dont il s’agit ici, nous répresente, dans une de ses Comédies, un Débauche, peu spirituel d’ailleurs, fort étonné d’entendre dire, qu’il n’y avoit ni Plaisanterie ni belle humeur à casser des vîtres. Je ne doute pas non plus qu’il n’y ait bien des Anglois surpris de me voir soutenir, que la plûpart de ces Pieces absurdes & ridicules, qui ont cours dans le Roïaume, sous des titres aussi bizarres que chimeriques, sont plutôt le fruit d’un Cerveau malade, que des productions de l’Enjouement.
Au reste, il est plus aisé de dire ce que la bonne Plaisanterie n’est pas, que d’exprimer ce qu’elle est ; & l’on ne sauroit guére mieux la définir que par des termes négatifs, de la même maniere à peu près que Cowley a défini l’Esprit.

Metatestualità

Pour moi, si je voulois en donner une idée, je suivrois la méthode allégorique de Platon, j’en ferois une Personne, & j’insinuerois toutes les qualitez qui lui conviennent sous l’envelope de cette Genéalogie.

Allegoria

Je dirois donc que la Verité’ est la Mere, & le Bon Sens le Pere de la Famille ; que l’Esprit est leur Fils légitime, que celui ci épousa une Dame d’une Ligne collatérale nommée la Gaiete, & que la Plaisanterie nâquit de ce Mariage. Celle-ci, la plus jeune de toute la Famille, issue d’un Pere & d’une Mere d’une constitution si differente, est aussi d’un temperament fort inégal : Vous la voïez quelquefois paroître d’un air grave, en Habit de cerémonie, & quelquefois d’un air enjoué, vêtue d’une maniere grotesque, c’est-à-dire, que vous la prendriez tantôt pour un Juge, & tantôt pour un Scaramouche. Mais comme elle tient beaucoup du naturel de sa Mere, dans quelque disposition qu’elle soit, elle ne manque jamais de divertir la Compagnie. D’ailleurs, il y a une Enchanteresse, qui a pris le nom de cette jeune Dame, & qui voudroit passer pour elle dans le Monde ; mais afin que les honnêtes Gens n’en soient pas les dupes, je prie tous ceux qui la rencontreront d’examiner à la rigueur, quel est son Parentage, si elle est alliée de près ou de loin avec la Verité’, & si elle est descendue en droite ligne du Bon Sens ; puisqu’à moins de cela ils doivent la regarder comme une Trompeuse. Ils pourront aussi la distinguer, par ses grands éclats de rire, qui ne sont presque jamais suivis du reste de la Compagnie, ou plutôt qui rendent tout le monde serieux, au lieu que la Bonne Plaisanterie a presque toujours l’air grave, pendant que tout le monde rit autour d’elle. Enfin, si elle n’a pas un mêlange du Pere & de la Mere, & qu’elle veuille passer pour une Production de l’Esprit sans avoir aucune Gaieté, ou pour être Fille de la Gaieté sans aucun Esprit, vous pouvez conclure d’abord que c’est une Bâtarde & une franche dissimulée. Ce Monstre dont je parle doit son origine au Mensonge, qui est le Pere du Galimatias. Celui-ci eut une fille, nommée la Frenesie, qui épousa un des fils de la Folie, connu sous le nom de Ris Immoderé, & c’est de leur mariage qu’est venue notre Enchanteresse.

Metatestualità

Je vais mettre ici sa Table Genéalogique, & placer au-dessous celle de la Bonne Plaisanterie, afin qu’on puisse voit d’un coup d’œil les differentes relations de l’une & de l’autre.
Le Mensonge Le Galimatias La Frenesie-Le Ris Immoderé La Fausse Plaisanterie La Verité Le Bon Sens L’Esprit-La Gaieté La Bonne Plaisanterie

Metatestualità

Je pourrois allégoriser fort au long sur tous les Descendans de la Fausse Plaisanterie, qui surpasse en nombre le sable de la Mer, & vous entretenir, en particulier, d’un Essain de Fils & de Filles qu’elle a eus dans cette Isle. Mais la tâche seroit trop odieuse ; j’aime donc mieux observer en genéral, qu’elle est aussi differente de la Veritable, qu’un Singe l’est d’un Homme, & vous donner, en peu de mots, quelques-uns de ses principaux caracteres.
1. Elle est extrêmement encline aux petits tours de Singe & à la Bouffonnerie. 2. Elle goûte tant de plaisir à répandre du ridicule par tout, qu’il lui est indifferent s’il tombe sur le Desordre & la Folie, le Luxe & l’Avarice, ou sur la Vertu & la Sagesse, la Misere & la Pauvreté. 3. Elle est si malfaisante, qu’elle mord la main qui la nourrit, & qu’elle tourne en ridicule Ennemis & Amis, sans aucune distinction. D’ailleurs elle a si peu de genie, qu’elle est réduite à badiner de tout ce qu’elle peut, & non pas de ce qu’elle devroit. 4. Denuée de toute raison, elle ne se propose aucun but qui tende à corriger les mœurs, ou à instruire ; mais elle est burlesque pour le seul plaisir de l’être. 5. Enfin, ne sachant que badiner à tort & à travers, ses reflexions tombent toujours sur les Personnes ; elle attaque le Vicieux & non pas le Vice, l’Ecrivain et non pas ses Ouvrages. Pour moi, je n’ai ici en vûë que l’Espece entiere des mauvais Plaisans ; mais puisqu’un des principaux desseins de mes Discours est d’étouffer cet Esprit malin, qui regne dans les Ecrits du Siecle où nous vivons, je ne ferai pas difficulté, à l’avenir, d’attaquer l’un ou l’autre de ces petits Genies, qui remplissent le Monde de Pieces chargées de traits satiriques, de sentimens relâchez, et d’idées absurdes. C’est le seul Cas que j’excepte de la Régle genérale que je me suis prescrite, d’attaquer les Vices & les Vicieux en corps. Tout honnête Homme doit se regarder comme dans un état naturel de guerre avec les Faiseurs de Libelles & de Satires & les harceler par tout où il les trouve sur son chemin. On ne fait que suivre en ceci la loi du Talion et agir avec eux de la même maniere dont ils en agissent avec les autres.
C.