Le Spectateur ou le Socrate moderne: XIX. Discours

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XIX. Discours

Citazione/Motto

— — ægrescitque medendo.

Virg. Æneid. L. XII. 46.

C’est-à-dire, On irrite le mal en le voulant guérir.

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Metatestualità

La Lettre suivante n’a pas besoin d’explication ni d’apologie. On verra d’abord ce que l’Auteur s’y propose.

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Lettera/Lettera al direttore

Monsieur,

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Racconto generale

« Je suis du nombre de cette foible Tribu, qu’on appelle communément de Valetudinaires ; & je vous avouë que j’ai contracté cette mauvaise habitude du Corps, ou plutôt de l’Esprit, par l’étude de la Medecine. Dès que je m’apliquai à la lecture des Livres qui en traitent, je sentis que mon pous s’alteroit, & je ne lisoit presque jamais la description d’une Maladie, qu’il ne me semblât d’en être affligé. Le savant Traité sur les Fiévres du Docteur Sidenham me jetta dans une Fiévre languissante qui ne m’abandonna point de tout le tems que j’emploiai à la lecture de cette excellente Piece. Là-dessus, je me tournai à l’étude de divers Auteurs, qui ont écrit de la Phthisie, & je me crus d’abord attaque de la consomption, jusqu’à ce qu’enfin, devenu fort gras, une espece de honte me guérit en quelque maniere de cette imagination. Bien-tôt après, je me vis attaqué de tous les symptomes de la Goute, si vous en exceptez la douleur ; mais je fus guéri par la lecture d’un Traité sur la gravelle, écrit par un Auteur fort ingenieux, qui, suivant la pratique des Medecins, accoutumez à chasser un mal par un autre, me donna la Pierre pour me délivrer de la Goute. Enfin j’étudiai tant que je m’attirai une complication de Maladies ; mais après avoir lû l’excellent Discours de Sanctorius, qui me tomba par hazard entre les mains, je resolus de suivre sa méthode, & d’observer toutes ses Regles, que j’avois recueillies avec beaucoup de soin. Tous les Gens de lettres savent que cet habile Homme, pour mieux faire ses Experiences, avoir inventé une certaine Chaise mathématique, si artificieusement suspendue en l’air par des ressorts, qu’on y pouvoit tout peser comme à des Balances. De cette maniere il savoit combien d’onces de sa nourriture se dissipoient par la transpiration, quelle quantité se convertisoit en sa propre substance, & ce qui s’en alloit par les autres voies de la Nature. Après m’être muni d’une de ces Chaises, je m’accoûtumai à y étudier, manger, boire & dormir ; en sorte qu’on peut dire que depuis trois années, j’ai vécu dans une paire de Balances. Suivant mon calcul, lorsque je suis en parfaite santé, je pese exactement deux cens livres ; j’en perds une ou environ après avoir jeûné un jour, & j’en aquiers une de plus après avoir fait un bon repas ; ainsi je m’occupe toûjours à tenir la Balance égale entre ces deux livres volatiles de ma constitution. Dans mes repas ordinaires, j’augmente mon poids jusques à deux cens livres & demie ; & si après avoir dîné, il en manque quelque chose, je bois tout juste autant de petite Biere, ou je mange telle quantité de Pain, qu’il faut, pour arriver à ce poids. Dans mes plus grands excès je n’y ajoûte que l’autre demi-livre ; ce que je fais, pour ma santé, tous les premiers Lundis de chaque Mois. Lors qu’après le dîner, je me trouve bien & dûement balancé, je me promène jusqu’à ce que j’aie transpiré la valeur de cinq Onces et quatre Scrupules : Si je découvre, par ma Chaise, que j’en suis reduit à ce point je m’atache à mes Livres, & je dissipe trois Onces & demie de plus à l’étude. Pour le reste de la livre, je n’en tiens pas compte. Je ne me régle jamais sur les heures pour dîner ou souper ; mais si ma Chaise m’avertit que ma livre de nourriture est épuisée, je conclus de là que j’ai faim, & je la repare en toute diligence. Dans mes Jeûnes particuliers, je perds une livre & demie de mon poids & dans les solemnels, il m’en coûte bien deux livres. Ma dose de sommeil, une nuit portant l’autre, est d’un quart de livre, à quelques grains près de plus ou de moins ; et si je trouve à mon lever que je ne l’ai pas toute consumée, je prens le reste sur ma Chaise. Suivant un calcul exact de ce que j’ai perdu ou aquis, l’année derniere à l’égard du poids, que j’enregistre toûjours dans un Livre, je trouve qu’il est revenu d’ordinaire à deux cens livres ; de sorte que je ne croi pas que ma santé ait diminué d’une once durant cet intervale. Quoi qu’il en soit, malgré tous les soins que je me donne de me bien lester tous les jours, & de tenir mon corps dans un juste équilibre, je me vois reduit à un état foible & languissant. Je suis devenu pâle, j’ai le pouls inégal, & je suis menacé d’Hydropisie.
Aiez donc la bonté, mon cher Monsieur, de me recevoir au nombre de vos Patiens, & de me communiquer les regles plus certaines que celles que j’ai observées jusques-ici. Vous obligerez beaucoup par là celui qui est, &c. »
Cette Lettre me rapelle dans l’esprit une Epitaphe Italienne, qu’on a gravée fur le tombeau d’un de ces Valetudinaires, à qui l’on fait tenir ce discours : « Je me trouvois bien, mais pour vouloir me trouver mieux, je me trouve à present ici; »

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Citazione/Motto

Stavo ben, mà per star maglio. stò quì.
La crainte de la Mort est souvent mortelle, & nous oblige à prendre de certaines mesures, pour nous conserver la vie, qui ne manquent pas de nous en dépoüiller. C’est une reflexion de quelques Historiens, sur ce qu’on tue beaucoup plus de monde dans une Fuite que dans une Bataille rangée. On peut l’appliquer à ce nombre infini de Malades imaginaires, qui ruïnent leur constitution par la quantité de Remedes qu’ils prennent, & qui, pour échaper à la Mort, se jettent entre ses bras. Cette pratique n’est pas seulement dangereuse, mais elle est fort <sic> au-dessous de l’excellence d’une Créature raisonnable. Ne travailler qu’à la conservation de sa vie, comme l’unique but qu’on doit se proposer dans ce Monde ; faire son capital du soin de sa santé, n’avoir en tête que les remedes & le regime, sont des vuës si basses & si indignes de la Nature Humaine, qu’un Esprit un peu élevé aimeroit mieux mourir mille fois que de s’y soumettre. D’ailleurs, une inquiétude continuelle pour la Vie en ôte tout le plaisir, & répand un nuage épais sur toute la face de la Nature ; puisqu’il est impossible de goûter aucune satisfaction dans la jouïssance d’une chose qu’on craint de perdre à tout moment. Ce n’est pas que je blâme ceux qui prennent un soin légitime de leur santé. Bien loin de là, comme la gaieté de l’esprit & la capacité pour les affaires dépendent, en grande partie, de la bonne constitution, l’on ne sauroit se donner trop de peine pour la cultiver & l’entretenir. Mais ce soin, auquel le Sens commun, le Devoir & l’Instinct nous engagent, ne doit jamais nous attirer des craintes chimeriques, des accès de mélancholie, ni des maux imaginaires, qui accompagnent toujours celui qui se met plus en peine de vivre que de bien regler ses mœurs. En un mot, la conduite de la vie doit être le but principal, & sa conservation en devenir l’accessoire. Si c’est là notre maxime inébranlable, nous prendrons la meilleure voie de nous conserver la vie, sans nous trop inquiéter de l’évenement, & nous arriverons à ce haut point de Bonheur, qui consiste, à ce que dit Martial, dans l’attente de la Mort, sans la souhaiter ni la craindre.

Livello 3

Racconto generale

A l’égard de ce Valetudinaire, qui gouverne sa santé par onces et par scrupules, & qui, au lieu de suivre le desir naturel de manger ou de boire, de dormir ou de se promener, se regle sur les Ordonnances de sa Chaise, je le renvoierai à cette petite Fable. « Jupiter, à ce que nous dit le Mythologiste, pour récompenser la pieté d’un bon Païsan, promit dé lui accorder tout ce qu’il lui demanderoit. Là-desus, le Fermier souhaita d’avoir le Tems à sa disposition, & d’abord qu’il eut obtenu sa requête, il distribua la Pluie, la Neige & le Soleil sur ses terres, suivant qu’il jugeoit du besoin de chacune. Mais à la fin de l’année, lorsqu’il s’attendoit à recueillir une abondante Moisson, il la trouva fort au-dessous de celle de ses Voisins ; de sorte que pour n’être pas la cause de sa ruine totale, il supplia Jupiter de vouloir reprendre la conduite du Monde. »
C.