Le Spectateur ou le Socrate moderne: VIII. Discours

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VIII. Discours

Citação/Lema

Tigris agit rabidâ cum tigride pacem
Perpetuam: sævis inter se convenit Ursis.

Juv. Sat. XV. v.163, 164.

C’est-à-dire, Les Tigres, tout Tigres qu’ils sont, gardent entr’eux une paix inviolable: & les Ours aussi.

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On dit que l’Homme est un Animal sociable; & cela est si vrai, que nous embrassons, parmi nous, toutes sortes d’occasions & de prétextes, pour former ces petites Assemblées de plaisir, qu’on appelle ordinairement des Coteries. Lorsqu’un certain nombre d’Hommes se trouvent avoir les mêmes idées sur quelque Article, pour si trivial qu’il soit, cette legere convenance les engage à établir une espece de Fraternité entr’eux, & à se voir une ou deux fois la Semaine.

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Narração geral

Je connois une bonne Ville, où il y a avoit une Coterie de gros Hommes, qui ne se voioient pas, comme vous pouvez bien vous l’imaginer, pour le plaisir d’une Conversation vive & spirituelle, mais pour s’entr’aider les uns les autres à ne perdre pas contenance. La chambre de leur rendez-vous étoit des plus spacieuses, & il y avoit deux Portes, l’une d’une grandeur médiocre & l’autre fort large & brisée. Si quelqu’un de ceux qui vouloient y être admis, pouvoit passer par la premiere, il en étoit exclus, parce qu’il n’avoit pas la corpulence requise; mais s’il venoit à s’accrocher au passage, & qu’il ne pût entrer, malgré tous ses efforts, on lui ouvroit aussitôt la Porte brisée, & il étoit reconnu pour digne Membre de la Société. J’ai ouï dire qu’elle se bornoit à une quinzaine d’Hommes, qui pesoient tous ensemble plus de trois Tonneaux ou de six mille livres. Par opposition à cette Coterie, il s’en forma une autre de véritables Squeletes, aussi décharnez qu’envieux, qui, après avoir mis tout en œuvre pour croiser les desseins de leurs gros compatriotes, les avoir taxez d’entretenir des Principes dangereux à l’Etat, & leur avoir fait perdre la faveur du Peuple, les chasserent enfin de la Magistrature. La Communauté se vit déchirée par ces deux Factions, plusieurs années de suite, jusqu’à ce qu’on tomba d’accord que les deux Baillifs de la Ville seroient choisis annuellement de l’une & de l’autre; de sorte qu’ils sont aujourd’hui accouplez à la maniere de nos Lapins qu’on porte au marché, c’est-à-dire, qu’il y en a un gras & un maigre ensemble. Tout le monde a sans doute entendu parler de la Société, ou plutôt de la Confederation des Rois. Cette grande Alliance se forma un peu après le retour de Charles II., & l’on y admettoit indifféremment toute sorte de Personnes, de quelque condition ou qualité qu’elles fussent, pourvû qu’elles convinssent dans le surnom de Roi; ce qu’on croioit suffire, pour désigner que ses Membres n’étoient point du tout entachez d’aucun Principe Républicain ou Anti-Monarchique. Il est arrivé souvent qu’un Nom de Batême a servi d’occasion à établir une Coterie, & à la distinguer des autres. C’est ainsi que l’on a vû de nos jours celles de S. George, qui s’assembloit le jour de S. George, à l’Enseigne de S. George, & qui juroit par ce Saint. On voit aujourd’hui en plusieurs endroits de la Ville, ce qu’on appelle des Coteries de Ruë, où les principaux Habitans d’une Ruë conversent ensemble tous les soirs. Il me souvient, à ce propos, que je cherchois un jour à me loger dans la Ruë d’Ormond, & que le Maître d’une Maison, avec qui je parlois, me dit, pour me donner une haute idée de ce Quartier, qu’il y avoit alors une très-bonne Coterie. Il ajoûta que deux ou trois Gentilshommes Campagnards & grands Brailleurs, y étoient venus demeurer l’année precédence, & qu’ils avoient fait baisser d’une étrange manière, le loïer des Maisons; mais que la Coterie, pour prévenir de tels inconveniens dans la suite, avoit resolu de se charger de toutes celles qui viendroient à vaquer, & de n’y mettre que des Personnes d’une humeur sociable, & d’une conversation honnête. La Cotterie des Nigauds, dont j’ai été autrefois Membre, moi indigne, étoit composée de fort honnêtes Gens, d’un naturel paisible, qui demeuroient assis les uns avec les autres, & fumoient leur Pipe, sans dire mot, jusqu’à minuit. La Coterie où l’on boit de la Biere de Brunswick, est une Institution, à ce que j’ai ouï dire, à peu près de la même espece, & où l’on garde aussi un profond silence. Après avoir parlé de ces deux Societez, qui ne faisoient assurement aucun mal, je ne saurois m’empêcher de dire un mot d’une autre fort dangereuse, qui s’établit, sous le regne de Charles II. avec le titre de Duellistes, & où l’on n’admettoit personne, qui ne se fût battu du moins une fois en Duel. Le Président de cette Assemblée, qui avoit tué six Hommes pour sa part, y tenoit le haut bout à la premiere Table, où les autres se plaçoient ensuite, à proportion du nombre que chacun d’eux en avoit tué. On y voioit d’ailleurs une seconde Table pour ceux qui n’avoient que blessé leurs Hommes, & qui faisoient paroître une noble envie de chercher les occasions pour mériter une place à la premiere. Cette Coterie, où l’on n’admettoit que des Gens d’honneur, ne dura pas long-tems, parce que la plûpart de ses Membres périrent par la corde, ou par l’épée, bientôt après son institution.
Nos fameuses Coteries modernes sont fondées sur le manger & le boire, deux Points, sur lesquels la plûpart des Hommes s’accordent, & où le Savant & l’Ignorant, le Stupide & l’Eveillé, le Philosophe & le Boufon, peuvent tous jouer leur rôle. On dit que la Coterie même de Kit-Kat doit son origine à un Pâté de Mouton. Celles des Tranches de bœuf, & du Mois d’Octobre, ne sont pas opposées non plus au manger & au boire, s’il est permis d’en juger par les titres qu’elles se donnent. Lorsqu’un nombre d’Hommes sont unis de cette manière ensemble, pour jouïr d’une Conversation honête, & travailler à leur avantage mutuel, ou au bien des autres, ou même pour se délasser de la fatigue du jour, pourvû que l’esprit de Faction ne s’en mêle pas, & qu’ils n’aient point en vûë de critiquer les absens, ces petites Societez peuvent être fort utiles.

Metatextualidade

Je ne saurois mieux finir ce Discours que par une liste de certains Reglemens, que je trouvai affichez, sur la muraille d’un Cabaret à Biere, un jour que j’y étois à une occasion dont il n’est pas à propos d’entretenir mes Lecteurs. Quoi qu’il en soit, une Coterie de nos Artisans, qui se voioient tous les soirs à ce rendez-vous, les avoit dressez, & ils renferment un portrait si naïf de leur maniere de vivre, que je ne puis m’empêcher de les rapporter ici mot pour mot.

Nível 3

RÉGLEMENS, que tous les Membres de la Coterie de deux sols, qui s’assemble dans ce Cabaret, pour entretenir l’Amitié & le bon Voisinage, doivent observer. 1. Chacun à son arrivée ici, mettra ses deux sols sur la table. 2. Chacun remplira sa Pipe de son Tabac. 3. Si quelqu’un s’absente, il païera un Sol, au profit de la Société, à moins qu’il ne soit malade, ou en Prison. 4. Si quelqu’un jure, ou dit des paroles choquantes à un autre, son Voisin peut lui donner un coup de pié sur l’os des jambes. 5. Si quelqu’un rapporte des faussetez à la Coterie, il payera demi-Sol d’Amende pour trois Mensonges. 6. Si quelqu’un en frappe un autre sans sujet, il païera son Ecot pour lui. 7. Si quelqu’un amene sa Femme dans la Coterie, il païera pour sa Boisson, & lui fournira du Tabac. 8. Si une Femme vient prendre son Mari pour retourner au Logis, elle lui parlera hors de la Chambre. 9. Si quelqu’un en appelle un autre Cornard, il sera chassé de la Coterie. 10. Deux personnes du même Métier ne seront point admises dans la Coterie. 11. Aucun de nous n’emploiera personne, qui ne soit un de nos Membres, pour faire ou raccommoder ses Habits & ses Souliers. 12. Tout Homme qui n’a point prêté Serment de fidelité à la Reine, est incapable d’être admis dans notre Coterie.
Ces Articles sont si bien conçus, pour entretenir les bonnes mœurs dans cette petite Assemblée, que je ne doute pas que leur lecture ne fasse autant de plaisir, que celle des Loix Convivales de Ben. Johnson, ou des Reglemens d’une ancienne Coterie de Romains, dont Lipse nous parle, ou de l’Ordre d’un Symposium ou d’un Festin, dans quelque Auteur Grec. C.