Le Spectateur ou le Socrate moderne: VII. Discours

Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws-111-787

Ebene 1

VII. Discours

Zitat/Motto

 Quid? cætera jam simul isto. Cum vitio fugêre? caret tibi pectus inaniAmbitione? caret mortis formidine, & irâ? Somnia, terrores magicos, miracula, sagas, Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides?

Horat. Ep. II. L. II. v. 205,-209.

C’est-à-dire, 1Et les autres passions, que sont-elles devenuës ? Ambition, colere, crainte de la mort, songes, terreurs paniques, monstres, sorcieres, esprits folets, magie de Thessalie ; tout cela ne vous trouble-t-il point ?

Ebene 2

Ebene 3

Allgemeine Erzählung

J’allai dîner, l’autre jour, chez un de mes anciens Amis, & j’eus le déplaisir de trouver toute sa Famille dans une grande consternation. Sur ce que je lui en demandai la cause, il me répondit que sa Femme avoit eu, la nuit précédente, un Rêve fort extraordinaire, qui les ménaçoit sans doute, les uns ou les autres, de quelque Malheur. Dès que la Dame entra dans la Chambre où nous étions, elle me parut d’une si profonde mélancolie, que son état m’auroit fait beaucoup de peine, si je n’avois sû déja ce qui le causoit. Du reste, nous ne fûmes pas plutôt assis autour de la Table, qu’après m’avoir un peu envisagé, elle se tourna vers son Mari, & lui dit ces paroles dignes de remarque: Mon cœur, vous pouvez reconnoître à présent l’Etranger qui étoit la nuit passée dans la chandelle. Ils se mirent ensuite à raisonner de leurs affaires domestiques. Là-dessus, un petit garçon, qui étoit au bas de la Table, dit à sa Mere, que le Jeudi suivant il devoit commencer à écrire des syllabes & des Mots entiers. Jeudi? repliqua la Dame; point du tout, mon fils; vous ne commencerez pas, s’il plaît à Dieu, le jour des Innocens; mais dites à votre Maître d’Ecole, qu’il vous suffira de commencer le Vendredi.
Pendant que je réfléchissois, en moi-même, sur cette bizarrerie, étonné de voir qu’il y eût quelqu’un qui voulût établir comme une Regle, la nécessité de perdre un Jour toutes les Semaines, la Maîtresses du Logis me pria de lui donner un peu de sel sur la pointe de mon couteau. Je lui obéïs, avec tant de précipitation & d’un air si timide, que je laissai tomber le sel à moitié chemin. A la vûë de ce desastre, elle frémit d’horreur, & remarqua d’abord que le sel s’étoit répandu vers elle. J’en fus moi-même tout interdit, & plein de honte & de confusion de voir que tout le monde l’allarmoit de cet accident, je crus avoir attiré quelque Malédiction sur la famille.

Allgemeine Erzählung

Dialog

Quoi qu’il en soit, la Dame revenue un peu de sa grande surprise, dit à son Mari, en jettant un soupir: Mon cher, un malheur ne vient jamais seul. Ne vous souvenez-vous pas, ajoûta-t-elle, mon Enfant, que le Colombier tomba le même jour que notre mal-adroite Servante répandit le sel sur la table? oui, dit-il, mon cœur, & je n’ai pas oublié que la Poste qui vint ensuite, nous apprit la funeste Bataille d’Almanza.
Par tout ce discours, je vis bien que mon Ami ne tenoit pas le haut bout à sa Table, & que son bon naturel, plutôt que sa capacité, l’engageoit à donner dans tous les foibles & toutes les chimeres de son Epouse. Du reste, mes Lecteurs peuvent juger de ma contenance & de mon embarras, au milieu de tous ces raisonnemens. Je ne pensai donc plus qu’à me dépêcher de dîner, avec mon air taciturne. A la fin du repas, je mis mon couteau & ma fourchette en croix sur mon Assiete; mais la Dame du logis me pria de vouloir bien les tirer de cette situation, & les placer à côté l’un de l’autre. Quoiqu’il ne me semblât pas que j’eusse fait en ceci rien d’incivil ni d’absurde, je crus qu’il y avoit quelque Tradition superstitieuse à cet égard, & qu’il étoit ainsi de la bienséance de lui complaire. Je rangeai donc mon Couteau & ma Fourchette sur deux lignes paralleles, & je resolus de les placer toujours de même à l’avenir, sans que je puisse en alléguer pourtant aucune raison valable. Il n’est pas difficile de s’apercevoir de l’aversion qu’on a conçue pour nous. Du moins je découvris bientôt, aux manieres de cette Dame, qu’elle me prenoit pour un Homme fort étrange, & d’un aspect de mauvaise augure. De sorte qu’on n’eut pas plutôt achevé de dîner, que je pris congé de la compagnie, & que je me retirai à mon Logis. Enfermé dans ma Chambre, je méditai profondément sur les maux que les Hommes s’attirent par leurs idées folles & superstitieuses.
Vous diriez que les calamitez, inséparables de la vie ne leur suffisent pas, ils en vont chercher de nouvelles; ils tournent les circonstances les plus indifférentes en fâcheux Pronostics, & ils souffrent autant de leurs Maux imaginaires que des réels.

Ebene 3

Exemplum

J’ai connu telle Personne, que la vûë d’une Etoile volante a privée du sommeil toute la nuit, & j’ai vû tel Amant langoureux qui pâlissoit & discontinuoit de manger, pour avoir mal rompu la Lunette d’une Volaille. Il est arrivé quelquefois que le Chant d’un Hibou entendu à minuit a causé plus d’alarme dans une Famille, qu’une troupe de Voleurs. Que dis-je? la foible voix d’un Grillon a imprimé plus de terreur, que le rugissement du Roi des Forêts. La moindre niaiserie peut devenir un épouvantail affreux à une Imagination blessée. Un vieux Clou rouillé & une Epingle crochue se convertissent en Prodiges.

Exemplum

Il me souvient d’avoir été un jour dans une Compagnie mêlée, où le bruit & la joie éclatoient de toutes parts, lorsqu’une vieille Dame s’avisa de remarquer que nous étions au nombre de treize. Là-dessus quelques-unes, frappés d’une terreur panique, voulurent sortir de la Chambre; mais un de mes Amis, qui prit garde qu’une des Dames de la troupe étoit enceinte, assûra que nous étions quatorze, & que bien loin d’y avoir un présage de Mort, il y avoit un signe manifeste de Naissance d’une Personne. Si mon Ami n’eût trouvé cet expédient pour détourner le Pronostic, je ne doute pas que la plûpart de ces Dames ne fussent tombées malades dès le soir même.

Exemplum

Une vieille Fille, qui est sujette aux Vapeurs, cause une infinité d’embarras de cette nature à ses Amies & à ses Voisines. Je connois une de ces illustres Sybilles, dans une Maison de qualité, où elle est Tante, qui prophetise d’un bout de l’année à l’autre. Elle voit toujours des Apparitions; elle découvre les Avantcoureurs de la Mort, & il y a peu de jours qu’elle faillit à perdre l’usage de la Raison, pour avoir entendu le gros Chien du Logis hurler dans l’Ecurie, lorsqu’elle avoit mal aux dents.
Un travers d’esprit de ce genre expose une infinité de Personnes, non seulement à des terreurs chimériques, mais aussi à de pénibles devoirs, qui n’aboutissent à rien, & n’est fondé que sur la crainte & l’ignorance où nous nous trouvons dès nos premieres années. L’horreur avec laquelle on envisage la Mort, ou tout autre Mal à venir, & l’incertitude où l’on est du moment de son arrivée, remplissent un Esprit mélancolique d’un nombre infini de craintes & de soupçons: ce qui ne peut que le disposer à l’observation de tous ces Prodiges & de ces Prédictions ridicules. Si d’un côté les Philosophes travaillent à diminuer les maux de la vie, par les lumieres de la Raison & du bon Sens; on peut dire de l’autre, que les Fous ne cherchent qu’à les multiplier par les principes de la superstition & de l’Erreur.
Pour moi, je serois très-fâché d’avoir le don de deviner tout le bien & le mal, qui me peuvent arriver dans ce Monde, & de sentir d’avance la joie de l’un ou le poids accablant de l’autre. Il me suffira toujours d’y prendre part lorsqu’ils existeront. Je ne connois qu’un seul moïen de me fortifier contre ces funestes Présages & ces terreurs de l’Esprit; c’est, de m’assurer de la bienveillance & de la protection de cet Etre suprême, qui dispose des Evenemens, & qui gouverne l’avenir. Il voit, d’un coup d’œil, toute mon Existence, non seulement ce qui en est déja passé, mais ce qui en roule & qui se précipite dans toutes les profondeurs de l’Eternité. Lorsque je vais dormir, je me recommande à ses soins; & lorsque je me réveille, je m’abandonne à sa direction. Au milieu de tous les maux dont je suis menacé, j’ai mon recours à lui, & je ne doute pas qu’il ne les éloigne, ou qu’il ne les tourne à mon avantage. Quoi que je ne sache pas l’heure de ma Mort, ni quelle sera ma fin, je n’en ai pas la moindre inquiétude, très-persuadé que Dieu les connoît lui-même, & qu’il ne manquera pas de me consoler & de me soutenir dans ce dernier moment. C.

1C’est ainsi que traduit le P. Tarteron; mais il me semble que terrores magicos, ne signifie pas des terreurs paniques, qui ne sont pas l’objet de la Superstition, mais plutôt des Aparitions éfraïantes, excitées par la Magie. Peut-être aussi que, miracula, seroit mieux traduit par, prodiges, que par, monstres.