Référence bibliographique: Jacques-Vincent Delacroix (Éd.): "XXVIIe Discours.", dans: Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire, Vol.1\027 (1794), pp. 292-314, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4621 [consulté le: ].


Niveau 1►

XXXVIIe <sic> Discours.

Sur le Gouvernement Ottoman.

Niveau 2► On sera peut-être étonné qu’au lieu de continuer ces observations sur une république n’aissante <sic>, le Spectateur en détourne ses regards pour les arrêter sur un ancien gouvernement despotique : il y a des temps où ces deux Etats, si opposés en apparence, offrent néanmoius <sic>, en réalité, de tels rapprochemens, qu’on peut passer de l’un à l’autre sans s’en appercevoir. On y remarque les mêmes actes arbitraires, les mêmes violations des droits arbitraires, les mêmes violations des droits naturels, la même tyrannie, les mêmes frayeurs. Eh ! qui croiroit exister dans une démocratie, respirer chez un peuple libre dans un moment où le cœur est oppressé des révélations et des plaintes qui s’élèvent de tous les départemens ; où l’on fait passer sous nos yeux les détails horribles de ce procés qui s’instruit si lentement, et dans lequel les accusés s’accusent eux-mêmes de tant d’actes de bar-[293]barie, qu’on a peine à croire que ce soient des hommes qui comparoissent devant la justice, et qu’on voudroit, pour l’honneur de l’humanité, leur trouver des traits et un langage étranger à notre espèce ?

Qui n’auroit pas préféré d’habiter sur les rives du Bosphore, où des séditieux sont précipités dans ses eaux par le seul ordre d’un visir, que sur les bords de la Loire, où des femmes enceintes, des prêtres infirmes, de jeunes filles, des enfans étoient engloutis au nom de la loi profanée par un comité atroce, et par un député plus abominable encore s’il a seulement toléré les crimes dont l’opinion publique le charge ?

Quant à moi, j’avoue que je ne suis pas constitué assez fortement pour supporter la pensée et soutenir l’image de tant de cruautés ; j’ai recours au moyen qui m’a préservé d’une tristesse mortelle pendant les crises de notre révolution, et je me réfugie moralement chez des nations éloignées dont j’observe les mœurs et la législation : tyrannie pour tyrannie, j’aime encore mieux m’arrêter sur celle qui me fait moins rougir, parce que je lui suis étranger.

Niveau 3► Vous nous avez donné, me disoit, ces [294] jours derniers, un homme renommé dans la république des lettres, cinq gros volumes sur les Constitutions de l’Europe ; vous auriez pu vous épargner bien des réflexions inutiles, bien des discours superflus, si vous eussiez retardé votre travail de trois années. Ces constitutions Polonoises, sur lesquelles vous vous êtes trop étendu, sont évanouies ; la nôtre n’a fait que se montrer ; celle de Sardaigne touche à sa fin, déjà elle a perdu une partie de sa domination ; celle de Genève est changée ; plusieurs de ces Etats qu’embrassoit la constitution Germanique en sont affranchis : croyez-moi, revenez sur le gouvernement de la Porte, dont vous n’avez pas daigné nous entretenir ; quelqu’offensant qu’il soit pour l’humanité, il durera peut-être plus que beaucoup d’autres que l’amour de la liberté et les grands principes de la morale s’efforcent de consolider. Les hommes sont, en idées de gouvernement, ce que les imaginations romanesques sont en amour ; à force d’exiger tant de qualités rares, tant de perfections chimériques, elles laissent écouler le temps des réalités, s’éteignent dans le vuide de l’ennui, ou finissent par s’attacher à la difformité. Les autres [295] en cherchant toujours une législation qui assure leur bonheur et réponde à leurs espérances, sont réduits à vivre dans une fluctuation de systême qui ressemble à l’anarchie, et sont souvent forcés de plier la tête sous le joug que les circonstances leur imposent. ◀Niveau 3 Metatextualité► Sans approfondir ce que ces réflexions ont de réel ou d’exagéré, je vais remplir l’objet que je me suis proposé en commençant ce discours. ◀Metatextualité

Niveau 3► Quoique plusieurs historiens fassent remonter l’existence politique des Turcs en Europe, au règne d’Osman qui prit, en 1300, le titre d’empereur des Osmans, nom qu’on a depuis changé en celui d’Ottomans, on doit la fixer à Mahomet I, fils de l’infortuné Bajazet, sur lequel le fameux Tamerlan appuya si insolemment un pied victorieux Amurat, fils de Mahomet I, fit sentir la supériorité de ses armes aux Hongrois, aux Polonois ; il fit rougir la chrétienté de son parjure, et l’en punit dans la fameuse bataille de Varnes, où Ladislas perdit la vie pour avoir enfreint un traité solemnel, et cédé aux sollicitations d’un cardinal qui fut le même jour la victime de sa morale impie. Ce sultan, bien supérieur [296] à ceux qui sont avides de domination, ne se montra jaloux que de la gloire de sa nation, et ne l’eut pas plutôt vengée, qu’il abdiqua l’Empire et céda le trône à Mahomet II, qui éleva la grandeur des sultans à un degré de puissance et d’éclat qu’aucun de ses successeurs n’a pu soutenir. Ce fut lui qui prit Constantinople, et réduisit L’Empire Grec sous son obéissance ; ses armes victorieuses lui soumirent douze royaumes et deux cents villes. Bajazet II et Selim ne se montrèrent pas indignes de lui succéder, et reculèrent encore les bornes de leur Empire. Soliman eût accru cette puissance redoutable qui s’étendoit en Europe, et eût fini peut-être par subjuguer toute l’Allemagne, si Charles-Quint et l’empereur Ferdinand ne lui eussent opposé des troupes aguerries et déjà exercées à une tactique où vint se briser cette impétuosité fougueuse, à laquelle jusqu’alors rien n’avoit résisté.

Ce Soliman, chose bien étonnante pour un disciple de Mahomet, osa publier un code de loix. Quel législateur que celui qui, entraîné par sa seule passion pour une esclave, viola une des loix de l’Empire, en [297] épousant Roxelane, et qui, pour complaire à cette ambitieuse sultane, fit étrangler sous ses yeux Mustapha son fils qui avoit tant de droits à sa tendresse par son courage et ses vertus !

Ce qui a le plus contribué à affoiblir l’ascendant qu’auroit pris la puissance ottomane ; c’est que ses forces, partagées entre l’Asie et l’Europe, ce sont épuisées successivement contre les Perses, l’empire d’Almagne <sic>, la république de Venise, la Pologne et la Russie : comme elle a mis toute sa constance dans le courage de ses troupes, elle a dédaigné les progrès de l’art militaire, et elle a long temps été étonnée qu’on pût la vaincre sans la surpasser en valeur : au lieu de chercher la cause de ses défaites dans sa propre ignorance et dans les talens de ses ennemis, elle s’obstine à la rejetter sur la colère divine. Ce n’est pas seulement, comme le dit Montesquieu, dans les guerres civiles que les Turcs regardent la victoire comme un jugement de Dieu, la même erreur les a découragés plus d’une fois dans leur guerres contre les Russes.

Ce n’est pas l’histoire de la Porte que [298] nous nous proposons d’écrire, nous ne nous attacherons qu’à faire connoître son gouvernement, et à substituer la vérité aux fausses idées qu’on s’en est formé.

Une des loix de Soliman défend aux princes da la maison impériale de paroître à la tête des armées, ou de posséder des gouvernemens de province. Niveau 4► « Il crut, dit Mably, par ce réglement affermir le sultan sur le trône, et ôter aux janissaires le prétexte de leurs séditions, en ensévelissant dans l’obscurité du serrail tous ceux qui par leur naissance avoient quelque droit à l’Empire : mais cette politique ne servit qu’à avilir ses successeurs corrompus par l’éducation du serrail ; ils portèrent en imbécilles l’épée du héros qui avoit fondé et étendu l’Empire. Des princes ignorans, qui n’avoient vu que quelques femmes et des eunuques, furent destinés à jouir d’une autorité sans bornes ». ◀Niveau 4

Aussi les vit-on, par la suite, déployer dans leurs entreprises plus de faste que de puissance, y mettre plus d’obstination que de prudence. Irrités des difficultés qu’ils n’avoient ni prévues, ni calculées, lorsque [299] le succès ne répondoit pas à leurs espérances, leur orgueil faisoit retomber leurs vengeances sur leurs propres ministres.

La prise de Candie fut plus funeste à la Porte qu’à la république de Venise, parce que Mahomet IV ruina dans ce long siège sa marine, et épuisa une partie de ses trésors. Le même sultan effraya à la vérité l’Empire, en menant une armée victorieuse jusques sous les murs de Vienne ; mais la terreur qu’il inspira ne fut que passagère ; et la Hongrie, qu’il fut forcé d’abandonner au ressentiment de l’Autriche, éprouva le double malheur d’avoir vu son territoire ravagé par des barbares, et de retomber sous la main vengeresse de ses maîtres dont elle avoit tenté de briser la domination ; il n’obtint aussi qu’un triomphe éphémère sur les Polonois ; la bataille de Choczim, où Sobieski signala sa valeur, lui fit perdre tous les avantages d’un traité arraché à une nation qui récompensa le vainqueur par le don d’une couronne.

Depuis Mahomet IV, les sultans ont plus menacé qu’épouvanté l’Europe. En ne commandant point leurs armées, ils n’en ont plus animé le courage par leur présence ; [300] les janissaires semblables aux gardes prétoriennes étoient devenus si redoutables au chef de l’Empire, que ses ministres se sont appliqués à miner sourdement cette milice qui avoit tant de fois décidé la victoire ; ils en ont énervé la discipline, l’ont précipité dans les dangers, lui ont agrégé les Asiatiques, des journaliers indignes du titre dont on les décoroit ; ils y ont éteint toute émulation, en accordant à l’argent et à la faveur des grades qui ne devoient être que la récompense de la valeur et de l’assiduité du service.

Si cette politique perfide a écarté les dangers qui menaçoient quelquefois la tête du sultan, elle a exposé son Empire à des humiliations qu’elle n’eût peut-être jamais éprouvées sans elle.

Une autre cause de l’affoiblissement de la Porte existe dans le régime intérieur de son administration.

Niveau 4► « Le grand seigneur, » dit un auteur que Montesquieu et Mably citent avec éloge, « ne considère dans ses ministres ni la naissance, ni le bien. Il affecte de se faire servir par ceux qui sont entièrement à lui, et qui, lui étant redevables de leur [301] nourriture et de leur éducation, sont obligés d’employer pour son service tout ce qu’ils ont de capacité et de vertu ; de sorte qu’il peut les élever sans envie, et les ruiner sans danger.

Les enfans qui sont destinés pour les grandes charges de l’empire, et que les Turcs appellent ichoglans, sont d’abord présentés au grand-seigneur qui les distribue dans son serrail de Pera, dans celui d’Andrinople, ou dans le grand serrail de Constantinople. Ce sont les trois collèges où ils sont élévés. Ceux qui sont choisis pour le grand serrail ont toujours quelques choses de recommandables, et sont les premiers avancés dans les charges. La première chose qu’on leur apprend, c’est de garder le silence ; d’être respectueux, humbles et soumis ; de tenir la tête baissée, et d’avoir les mains en croix. Leurs hogias ou maîtres d’école les instruisent avec grand soin de ce qui regarde la religion mahométane, à prier Dieu en Arabe, à lire, à écrire, et à parler très-parfaitement le Turc.

Leurs punitions ordinaires sont des coups sous la plante des pieds, de longs [302] jeûnes et de longues veilles, quelquefois d’autres peines plus sévères ; de sorte que celui qui a passé par tous les différens collèges, les différens ordres, et les différens degrés du serrail, est un homme extraordinairement mortifié, patient, et capable de supporter toutes sortes de fatigues, d’exécuter toutes sortes de commandemens avec une soumission aveugle.

Quand les élèves sont devenus vigoureux et capables d’exercices qui exigent de la force, on leur apprend à manier une pique ou une lance, à monter à cheval, à s’y tenir de bonne grace, à le manier adroitement ; ils s’occupent plusieurs heures à ces sortes d’exercices ; les eunuques les punissent sévèrement s’ils remarquent qui les négligent.

On les enseigne à faire quelqu’ouvrage de la main pour se rendre plus utiles au grand-seigneur ; ainsi ils apprennent à coudre, à broder en cuir ; il y en a qui excellent à plier un turban, à dresser des chiens, des oiseaux ; ceux qui ont bien profité de leurs études et acquis quelque perfection dans leurs exercices parviennent aux grands emplois ; on leur [303] donne à laver le linge du grand seigneur ; alors ils quittent leurs habits de drap pour prendre des vestes de satin et de toile d’or ; on augmente leur paie. Ils passent de là, quand il y a des places vacantes, à la chambre du trésor, au laboratoire ou on conserve les cordiaux, les breuvages exquis et précieux du grand seigneur. De ces deux chambres ils sont élevés par ordre à la plus haute et la plus éminente du serrail, qui est composée de quarante pages. Ceux-là sont toujours auprès de la personne du grand seigneur ; et il y en a douze qui possèdent les plus grandes charges de la cour, et dont les fonctions consistent à porter l’épée du sultan ou son manteau, à lui tenir l’étrier quand il monte à cheval, à lui présenter l’eau qu’il boit ou dont il se lave, ou bien à monter son turban, et à faire blanchir son linge.

C’est d’eux aussi qu’on tire les grands officiers qui sont au nombre de quinze ; le grand seigneur les envoie quelquefois porter des ordres à des bachas, des confirmations aux princes de Transilvanie, de Moldavie, de Valachie, des présens [304] au grand-visir et aux personnes qualifiées, dont ils reçoivent à leur tour de riches dons en argent, en pierreries, en équipages ; de sorte que de ces quarante favoris, il y en a fort peu qui ne puissent s’équiper magnifiquement quand ils sortent du serrail pour aller occuper de grands gouvernemens, tels que ceux du Caire, d’Alep, de Damas et de Bude ». ◀Niveau 4

Aucun d’eux ne sort du serrail pour être mis dans les emplois avant quarante ans, si ce n’est pas une grace particulière du grand seigneur. C’est après cette longue servitude qu’ils sont jugés dignes d’aller commander à des esclaves.

Ce tableau de l’intérieur du serrail peut donner une idée juste du caractère et de la capacité des principaux agens de la Porte. On ne doit donc pas être étonné de leur soumission aux ordres d’un sultan vers lequel ils ne se sont avancés qu’en rampant tant d’années dans la crainte et le respect.

Parmi les causes de l’affoiblissement de cette puissance, il faut compter l’indifférence qu’elle oppose aux ravages de la peste qui enlève quelquefois jusqu’à un [305] sixième des habitans de Constantinople ; son éloignement pour l’agriculture, qui expose sa population aux horreurs de la famine, lorsque la terre cultivée par la main des chrétiens ne produit pas une récolte abondante ; son dédain pour les Grecs qu’elle opprime et détache de ses intérêts, en les considérant toujours comme étrangers malgré leur antique existence sur un territoire qui n’est plus une partie pour eux.

Quoiqu’il n’y ait point de noblesse d’origine chez les Turcs, il en existe cependant une personnelle qui élève aux yeux de la multitude les principaux officiers de l’armée, les juges, les ministres de la religion au dessus de la condition vulgaire.

Le moufti obtient même, par son titre d’interprète de la loi, des marques de respect de la part du sultan qui se lève pour le recevoir, et fait sept pas à sa rencontre, tandis qu’il n’en fait que trois lorsque le visir se présente devant sa hautesse. Le premier, au-lieu de s’incliner comme l’autre profondément pour lui baiser le bas de la robe, a le privilège d’appliquer ses lèvres sur l’épaule gauche du grand-seigneur.

Le divan, qui est le conseil d’Etat, s’as-[306]semble deux fois la semaine dans le palais impérial. Le grand-visir le préside ; il a à sa droite le cadilesquier d’Europe, et à sa gauche celui d’Asié <sic>. Le moufti n’y assiste que lorqu’il <sic> est appelé. Les simples visirs, qui sont les bachas à trois queues, y ont séance. Après eux se placent le grand trésorier et le chancelier de l’Empire. Les officiers de la chambre des comptes s’y tiennent debout, et y paroissent dans un éloignement respectueux ; les officiers de l’armée, l’aga des janissaires sont admis dans l’intérieur. Quoiqu’on traite dans ce conseil des grands intérêts de l’Etat, le chef de l’Empire ne l’honore jamais de sa présence ; il se concentre dans un appartement voisin, d’où il peut voir et entendre à travers une jalousie tout ce qui s’y passe.

Metatextualité► Qui le croiroit ! Il existe dans ce pays de despotisme, en certaines occasions, une image d’états-généraux. ◀Metatextualité Lorsque le grand-seigneur convoque un conseil général, tous les grands de l’Empire, le clergé, les ulemas, les officiers militaires, et même les soldats les plus vieux et les plus aguerris y assistent, ce qui présente en quelque sorte tous les ordres de l’Etat. Cette assem-[307]blée, qui se nomme ajak divani, se tient debout, et paroît par cette attitude uniforme, offrir le spectacle de l’égalité. Si alors un mécontentement général animoit les esprits contre le sultan, il courroit le risque d’être à l’instant déposé.

Ce qui contribue le plus à affermir le grand-seigneur sur son trône, et arrête les projets des ambitieux, c’est le respect aveugle dont la nation entière est frappée pour la dinastie régnante ; c’est toujours parmi ses membres épars qu’elle veut trouver son chef ; ainsi les visirs, les bachas en déposant le sultan n’auroient travaillé que pour l’élévation d’un individu enséveli dans une prison, et qui peut-être leur retireroit le pouvoir dont ils auroient abusé.

Le véritable souverain des Ottomans, celui qui exerce sur eux un pouvoir direct, ce n’est pas cet être fastueux qui s’enveloppe d’une dignité mystérieuse ; c’est le grand visir qui, en recevant le sceau de l’Empire et le cachet du grand-seigneur, devient le dépositaire de l’autorité suprême ; on évalue les appointemens de sa place à deux millions quatre cent mille livres, sans [308] y comprendre les dons que la foiblesse lui présente. Mais aussi à quel danger cette élevation ne l’expose-t-elle pas ! C’est bien sur lui que pèse en effet une terrible responsabilité ! Il est une riche victime que le maître est toujours prêt à sacrifier au ressentiment du peuple : en abattant cette tête altière, les séditions s’appaisent, et les murmures se changent en espérances.

Le tribunal où cet illustre personnage préside s’appelle divanchané. Il se tient quatre jours de la semaine, avec deux assesseurs qui changent alternativement. C’est là que la justice la plus expéditive se rend au peuple. On lit les requêtes des plaideurs, les assesseurs disent leur avis : si le visir approuve leur jugement, il est transcrit sur la réquête ; s’il est d’une opinion différente, il prononce lui-même la sentence et en fait délivrer une expédition aux parties.

Chaque quartier de Constantinople a son tribunal, où un cadi, escorté de son naïpe, siège à toute heure, pour y rendre ce qu’on appelle la justice : ce sont des espèces de juges de paix où se portent les accusations, les plaintes ; celui qui veut y traduire son [309] adversaire n’a besoin que de l’y citer ; et s’il osoit paroître hésiter à suivre l’offensé, le peuple l’y entraîneroit, tant il est vrai que ce qui a la seule apparence de justice est sacré chez toutes les nations.

Ces espèces de juges de paix sont d’autant plus exacts à leur poste, que celui qui paroît avoir tort ne manque jamais de subir au moins une condamnation pécuniaire.

La loi civile donne à chaque particulier le droit de plaider sa cause ; ainsi elle laisse du moins à ces esclaves la faculté de réclamer personnellement la justice ; elle a voulu sans doute qu’elle leur fût accordée, mais c’étoit trop présumer de ceux que leur emploi en rend les organes ; lorsque l’avarice ou le despotisme forment des juges, ils prennent les traits des autorités qui les ont créées : ce sont des enfans trop ressemblans à leurs pères.

Nous citerons à ce sujet une de ces belles maximes de Montesquieu qu’on retrouve toujours avec plaisir, parce que ce sont autant de jets du genie qui frappent d’étonnement par la force et la justesse de la pensée.

[310] Niveau 4► « En Turquie, où l’on fait très peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur des sujets, on termine promptement, d’une façon ou d’une autre, toutes les disputes. La manière de les finir est indifférente, pourvu qu’on finisse. Le bacha, d’abord éclairci, fait distribuer des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux.

Et il seroit bien dangereux que l’on y eût les passions des plaideurs, elles supposent un desir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l’esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d’autre sentiment que la crainte, et où tout mène tout-à-coup, et sans qu’on puisse le prévoir, à des révolutions. Chacun doit connoître qu’il ne faut pas que le magistrat entende parler de lui, et qu’il ne tient sa sûreté que de son anéantissement. » ◀Niveau 4

L’Etat Ottoman peut-être comparé à une immense propriété, dont le grand-seigneur fait valoir la partie qu’il peut exploiter par lui-même : il afferme les autres à des bachas [311] qui ont des sous-fermiers établis dans les districts de leur gouvernement, et ceux-ci en ont qui leur sont subordonnés dans les cantons : de sorte que pour échapper à la cupidité de cette hiérarchie de traitans, chaque individu est forcé de dissimuler sa richesse ; au-lieu de songer à l’accroître, il l’envisage comme un sujet de persécution. De la cette indifférence pour toute espèce d’industrie, pour l’agriculture, pour le commerce, pour les beaux arts, pour tout ce qui fait l’oppulence et la splendeur d’un Empire.

Niveau 4► « Dans ces Etats, dit encore Montesquieu, on ne répare, on n’améliore rien ; on ne bâtit que pour la vie, on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres, on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert.

Pensez-vous que des loix qui ôtent la la <sic> propriété des fonds de terre, et la succession des biens, diminueront l’avarice et la cupidité des grands ? Non ; elles irriteront cette cupidité et cette avarice ; on sera porté à faire mille vexations, [312] parce qu’on ne croira avoir en propre que l’or et l’argent qu’on pourra voler ». ◀Niveau 4

C’est donc dans la constitution même de ce gouvernement que réside la cause de sa destruction ; un mal politique mine insensiblement ce grand corps, qui finira par tomber de la langueur, de l’épuisement dans un anéantissement total.

C’est à lui qu’un législateur humain pourroit souhaiter une révolution complette, parce que c’est par elle seule qu’il échappera à une fin malheureuse et inévitable. Avec de pareils gouvernemens il n’y a pas plus de ménagement à garder qu’avec des individus attaqués d’une maladie douloureuse et mortelle ; autant vaut qu’ils meurent par la violence du remède que par celle du mal qui les consume. Mais que d’obstacles la raison qui méditeroit une grande secousse politique en Turquie n’auroit-elle pas à vaincre ? La vénération du peuple pour les préceptes du Coran, son respect pour la famille qui est en possession de le dominer, son ignorance qui le plonge dans le fatalisme, son mépris stupide pour les opinions et la morale des autres peuples, [313] la difficulté de faire propager des idées saines parmi des hommes qui n’en trouvent de sublimes que dans leurs livres, et ne lisent jamais les nôtres. ◀Niveau 3

Plus des hommes médiocres se sont efforcés de ravaler l’auteur de l’Esprit des Loix, plus nous avons de plaisir à le relever aux yeux de nos lecteurs, et à faire remarquer l’énergie et la précision de ses pensées. Niveau 3► « Il sembleroit, dit-il, que la nature humaine se souleveroit contre le gouvernement despotique, mais malgré l’amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis, cela est aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner pour ainsi dire du lest à l’une, pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef-d’œuvre de législation que le hasard fait rarement et que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique, au contraire, saute pour ainsi dire aux yeux ; il est uniforme par-tout : comme il ne [314] faut que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour cela ». ◀Niveau 3

Si les propagateurs de notre systême politique vouloient l’étendre jusqu’à Constantinople, il faudroit qu’il <sic> commençassent par l’insinuer aux Grecs qui surpassent en population leurs dominateurs ; mais ces tristes descendans des Athéniens et des Spartiates sont si lâches, qu’ils se laissent désarmer au premier mouvement de guerre. Une centaine de janissaires, armés de bâtons blancs, les compriment dans la terreur. La longue habitude qu’ils ont contractée d’obéir et de sauver le fruit de leurs travaux par les sacrifices qu’on exige de leur soumission, a éteint en eux tout sentiment noble et magnanime ; il faudroit commencer par les déchaîner comme des esclaves, et disperser leurs maîtres : alors peut-être souffriroient-ils qu’on s’occupât de les affranchir de la tyrannie où ils languissent, et qu’on ne les fît dépendre que de loix conformes à la justice. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1