Zitiervorschlag: Jacques-Vincent Delacroix (Hrsg.): "XXIIIe Discours.", in: Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire, Vol.1\023 (1794), S. 229-252, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4617 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XXIIIe Discours.

Entretien avec un Membre de la Convention.

Ebene 2► Bien des citoyens qui sont mécontens du passé, qui murmurent du présent, et sont [230] impatiens de l’avenir, me font des quetions <sic> qui rentrent dans le sens de celles qu’adressa dernièrement un de nos législateurs à la convention : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Je réponds : nous n’étions pas heureux, nous ne le sommes pas devenus, peut-être ne le serons-nous jamais. J’imagine qu’on ne sera pas assez satisfait de cette réponse pour être tenté de m’interroger davantage ; cependant on insiste souvent pour savoir ma pensée, et j’échappe à la curiosité et à l’indiscrétion, tantôt par une plaisanterie, plus souvent par une brusquerie dont je me repens ensuite. Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Dernièrement un de nos représentans, que j’estime pour son esprit et sa franchise, et avec lequel je suis lié depuis plusieurs années, me parut plus pressant ; et comme je m’obstinois à garder le silence sur ce sujet, il me dit : Dialog► eh bien ! supposez, pour un moment, que je sois chargé par un de nos comités d’interroger le publiciste qui nous a donné un ouvrage sur les constitutions de l’Europe, et de savoir de lui ce qu’il nous conseilleroit de faire pour sortir de l’état de crise où se trouve la république.

Je lui répondis que je ne pouvois admettre [231] une pareille supposition ; que les comités renfermoient des membres trop eclairés pour recourir aux foibles lumières d’un individu étranger aux affaires publiques. Il revint à la charge, et alors je lui dis : commencez donc par rendre à la pensée la plus grande liberté, rapportez tous les décrets qui limitent les opinions et compriment le vœu national. – La convention n’a-t-elle pas déclaré, dans une de ses dernières séances, d’un commun accord, qu’elle n’entendoit plus mettre d’entraves à la liberté de la presse et des opinions ? – Je le sais ; mais un décret promulgué n’a pas suivi cet élan sublime du corps législatif. – N’importe ; ne voyez-vous pas que vous pouvez user d’un droit reconnu, consenti, et que font valoir aujourd’hui plusieurs de nos collègues, dans leurs journaux ou dans leurs feuilles. C’est en commençant à porter atteinte à cette précieuse liberté que Robespierre et ses complices sont insensiblement parvenus à la plus épouvantable tyrannie ; aujourd’hui, leurs partisans ne font tant d’efforts pour l’étouffer que parce qu’ils craignent qu’elle ne dévoile leurs forfaits. – Ces raisons, quoique bonnes au fond, ne me rassurent pas [232] trop ; cependant je m’y confie et je consens à vous exposer mon opinion, en vous déclarant que je n’y tiens pas et que je suis prêt à en changer, si vous me démontrez qu’elle puisse avoir le moindre inconvénient.

Je commence par vous avouer que le véritable vœu national est encore douteux pour moi ; que je ne suis pas encore bien sûr que le peuple ait dans le cœur l’amour de la république, ce sentiment intime qui résulte d’une comparaison réfléchie du gouvernement actuel avec celui dont vous l’avez délivré. Tant d’individus vont machinalement, adoptent ou feignent d’adopter l’opinion qu’on s’efforce de leur suggérer, que je ne me repose pas sur des signes extérieurs, ni sur des acclamations inspirées par la crainte ou par le desir de l’imitation. – Je pense bien, à cet égard, comme vous ; mais comment acquérir cette certitude que vous voudriez avoir ? – Voilà, il est vrai, la grande difficulté ; les clubs, les sections, les assemblées populaires sont divisés d’opinion. Les individus qui s’y réunissent ne forment pas la dixième partie de la nation ; on peut d’autant moins statuer sur ce qui y est arrêté, que le lendemain voir souvent détruire ce qui a [233] été unanimement proclamé la veille. Si la convention autorisoit les assemblées primaires que l’intrigue sollicite aujourd’hui, les agitateurs, les anarchistes y figureroient avec audace, s’empareroient des élections, intimideroient les citoyens qui ne veulent que l’ordre, dirigeroient sur eux, par la violence et les menaces, le choix de la multitude.

Un corps ainsi composé auroit la présomption de l’ignorance ; il sacrifieroit à un instant de faveur les intérêts du peuple ; en cédant à des vœux indiscrets, il tariroit toutes les sources de l’abondance, il dirigeroit la guerre sur des plans téméraires, renverseroit les bases de notre législation, attaqueroit toutes les propriétés, porteroit la terreur dans les fermes, dans les magasins, dans les manufactures, et ne tarderoit pas à nous conduire à l’épuisement de nos finances, de notre crédit et de nos forces militaires. – Je le crois comme vous ; mais il faut, ou que la convention prolonge éternellement ses pouvoirs, ou qu’elle soit renouvelée ; or, pour la renouveler, il est indispensable de procéder à des élections de députés. – Mon avis n’est pas que la con-[234]vention soit éternelle ; il l’est encore moins qu’elle soit renouvelée dans ce moment. Puisqu’elle existe qu’elle est investie d’une autorité qu’on ne lui conteste pas, il faut qu’elle la conserve pour faire tout le bien qui dépendra d’elle, et réparer les maux qu’elle a laissé commettre ; elle a plus de lumières et d’expérience qu’elle n’en avoit lorsqu’elle a déployé sa puissance ; elle s’est purifiée de ses plus dangereux intrigans ; s’il en reste encore, ils seront bientôt démasqués, abattus : pour faire oublier ses erreurs et avoir de justes droits à la reconnoissance du peuple, elle n’a plus qu’à se pénétrer de sa volonté et s’en rendre l’organe. – Qu’appellez-vous le peuple ? Qu’entendez-vous par cette dénomination vague dont on a trop abusé ? – Je comprends tout ce qui a intérêt à la prospérité de l’Etat ; tout ce qui s’est mis en société pour retirer et apporter des avantages réciproques ; qui en supporte les charges, et doit, par cette raison, en recueillir les bénéfices : j’en exclus tout ce qui la déshonore par ses vices, tout ce qui ne se propose que d’abuser de ses dons, qui en exige beaucoup sans lui rien rendre, qui ne lui tient pas par son industrie, par ses [235] propriétés, par ses emplois, par ses services et par les récompenses qu’il en a mérités. Cette classe d’hommes, quelque nombreuse qu’elle puisse être, n’est pas à mes yeux le peuple français ; son opinion est nulle pour moi. Eh ! que lui importe notre gouvernement, l’état de nos finances, la considération dont nous jouirons chez l’étranger, l’amélioration de nos domaines, le gage de la dette publique ? Si notre gouvernement contrarie ses viles passions, elle ira les porter ailleurs ; si nous n’avons pas d’argent pour alimenter son oisiveté, on la verra mendier chez un peuple plus riche ; si nos domaines se détériorent, elle ravira au cultivateur jusqu’à sa semence ; si l’Etat se déshonore par une banqueroute, comme il ne lui est rien dû, elle se réjouira de la misère des autres ; les atteliers, les manufactures qui enlèvent à sa paresse toute excuse, lui semblent plus funestes qu’utiles. – Cette exclusion soulèvera bien des individus et occasionnera peut-être de grands troubles. – La convention est assez puissante pour prescrire tout ce qui est juste ; tous les bons citoyens la fortifieront. [236] Au surplus, d’une seule phrase elle écarte bien des sots, bien des vagabonds. Pour être admis à donner son suffrage, il faudra savoir lire et écrire lisiblement. Ajoutez-y celle-ci : pour voter dans une commune, il sera indispensable d’y avoir un domicile fixe depuis un an, et d’avoir payé sa contribution. N’oubliez pas celle-ci : toute célibataire sera tenu de produire un certificat de bonne vie et mœurs, signé de deux propriétaires, chefs de famille. Quelle suite donnez-vous à cette idée ? – La convention enverra dans chaque département un député chargé de recueillir le vœu national ; il demeurera dans le chef-lieu du département ; il aura pour adjoints les agens nationaux de districts qui se répandront dans les communes, et inviteront tous les propriétaires, tous les domiciliés, âgés de vingt-un ans, à venir faire inscrire leurs noms, leurs demeures, leurs professions ; à présenter la quittance de leurs contributions ; et après qu’ils auront rempli cette formalité, on leur présentera un bulletin, en tête duquel seront gravés cet <sic> mots : liberté des opinions, maintien des propriétés, bonheur [237] public ; au-dessous seront imprimés en colonne ces mots détachés :

République.
Constitution de 93.
Constitution de 91.
Adhésion a une paix honorable, si elle est proposée par les puissances étrangères.

Chaque citoyen, auquel on remettra un semblable bulletin, passera dans une chambre particulière divisée en plusieurs cases, où il écrira sans être vu, à la suite de ces quatre propositions, oui, ou non ; il pliera le papier, y imprimera le cachet national, et ira déposer son scrutin dans une boîte fermée, sur laquelle l’agent national appliquera son scellé. Ces différentes boîtes seront portées au chef-lieu du département ; le député, après en avoir constaté la remise intacte en présence des commissaires, versera tous les scrutins dans une même urne qu’il scellera et qu’il apportera à la convention.

[238] Quarante scrutateurs pris dans son sein, seront chargés de procéder solemnellement à la vérification des suffrages, et d’en proclamer le résultat. – Je conçois votre plan ; mais il semble, malgré sa simplicité, entraîner de grands inconvéniens. – Quels sont-ils ? – Si par hasard le vœu de la majorité étoit contre la république ! s’il alloit faire revivre cette constitution de 91 que nous avons anéantie ! Pourquoi remettre en question ce qui est déjà jugé ? – De deux choses l’une ; ou la majorité de la nation est pour la république, ou elle est contre : si, comme nous le présumons, elle est en sa faveur, vous donnez à l’Europe entière la preuve bien importante que vous n’avez fait que céder au desir de la nation, et que vous n’avez été que l’organe de sa volonté ; si elle est contre, la convention n’aura à se reprocher qu’une erreur d’autant plus excusable, que l’effervescence populaire et une idée sublime l’y auront entraînée ; elle en acquerra plus de gloire à se départir de son opinion, et à la sacrifier au vœu national qui lui sera alors bien connu. Quant à la constitution de 91, je ne lui suis pas plus attaché que vous ; vous [239] le savez, j’en ai démontré les principaux vices ; mais bien des gens sont encore persuadés qu’elle étoit mieux adaptée au caractère du peuple que la dernière ; qu’on auroit dû la modifier au lieu de la détruire : il seroit, par cette raison, essentiel de démontrer qu’elle n’a plus pour elle le suffrage du peuple. – J’adopte ces idées, parce qu’elles se concilient parfaitement avec celles d’un bon républicain, cependant je ne voudrois pas abandonner ma destinée au hasard ; ne seroit-il pas imprudent de s’exposer à voir un monarque porté sur le trône par le vœu inconstant de la multitude, s’investir tout-à-coup d’un grand pouvoir, et tourner contre nous l’autorité que nous lui aurions conférée ? – Dans ce cas ce seroit à la sagesse de la convention à limiter cette autorité dans de justes bornes par des réglemens invincibles, par un pacte solemnel entre le prince et la nation, qui seroit bien certainement la maîtresse de mettre, au don qu’elle lui feroit de la couronne, les conditions qu’il lui plairoit. – Dans cette chimérique supposition, quelles seroient-elles, à-peu-près, ces conditions préliminaires que vous jugeriez devoir im-[240]poser ? – La première seroit un oubli réciproque de tous les faits antérieurs à ce grand évènement ; la seconde, la reconnoissance de la dette nationale contractée depuis la révolution ; la troisième, le maintien de toutes les propriétés acquises conformément aux loix ; la quatrième, tous les biens saisis sur le clergé, sur les émigrés, affectés à l’extinction des assignats ; la cinquième, la confirmation de tous les emplois civils, jusqu’à une nouvelle élection populaire ; la sixième, l’établissement d’un juri tel qu’il a été décrété en 1791 comme un sûr garant de la liberté publique et individuelle ; la septième, l’égalité absolue entre tous les cultes, et leurs ministres soldés par les citoyens qui voudroient en adopter un moins simple, moins sublime que celui qui est adressé à l’Éternel ; la huitième, la ratification de tous les grades militaires, de toutes les pensions accordées à l’intelligence, à la bravoure et au malheur. – Tout cela est bien imaginé ; mais l’expérience des siècles passés nous apprend qu’un prince qui a le desir de régner promet, jure d’observer tout ce qu’on exige de lui, avant de monter sur le trône ; et que lors-[241]qu’il y est bien assis, il viole sans scrupule ses promesses et ses sermens - Cela n’est que trop vrai ; mais c’est lorsque la nation s’endort pendant qu’il veille ; c’est lorsqu’elle lui laisse les moyens d’être impunément parjure ; c’est lorsqu’elle ne lui montre pas d’un côté amour, respect, grandeur ; de l’autre haine, dégradation et abandon général. – Avec toutes ces mesures, je vous avoue que moi qui ai opiné, non pour la mort, mais pour la réclusion du dernier monarque, je ne me fierois pas au serment de son successeur, et que je redouterois toujours sa vengeance. – Comme votre crainte seroit encore raisonnable, je voudrois la dissiper entièrement. –Comment opéreriez-vous cette sécurité ? par un moyen bien simple : après que vous auriez solemnellement rempli le vœu du peuple, en le préservant, autant qu’il auroit dépendu de vous, des effets de la tyrannie, et avant d’abdiquer vos pouvoirs, il seroit équipé, en vertu de votre dernier décret, trois vaisseaux sur lesquels seroient embarqués tous les administrateurs, tous les députés qui voudroient s’éloigner de la France, et aller se fixer chez nos alliés de l’Amérique sep-[242]tentrionale ; on chargeroit sur ces vaisseaux tous les effets des passagers ; on donneroit aux députés, qui délaisseroient des immeubles ou des rentes, la valeur des capitaux en numéraire, et ils recevroient en outre vingt mille livres, à titre d’indemnité et de récompense, pour les aider à former leur nouvel établissement. En supposant que trois cents députés crussent devoir s’éloigner et profiter de ce secours honorable, ce seroit six millions qu’il en coûteroit à l’Etat pour assurer l’indépendance de ses législateurs. . . . .

– Passons maintenant à une opinion plus réelle, et admettons tous deux que la majorité de la nation vote pour la république et pour la paix. Sur quels préliminaires établiriez-vous cette paix desirée ? – J’autoriserois les généraux avancés sur les pays ennemis à déclarer qu’ils poseront les armes au moment où toutes les puissances coalisées reconnoîtroient qu’elles n’ont pas le droit de s’immiscer dans le gouvernement d’un peuple libre, s’obligeroient à faire restituer par l’Angleterre toutes les possessions envahies sur la France, qui, de son côté, consentiroit à délaisser ses con-[243]quêtes, à se renfermer dans ses anciennes limites, à la condition néanmoins que tous les habitans des pays conquis auroient la faculté de vendre ou transporter leurs propriétés, et de venir se fixer sous les loix de la république française.

Un cartel réciproque assureroit le retour de tous les prisonniers pris les armes à la main ou par la trahison. – Parleriez-vous des émigrés ? – Je les abandonnerois à leur mauvais fortune ; isolés et réduits à leurs seules forces, ils ne peuvent être à craindre, et, par conséquent, ils ne doivent pas être jugés dignes de figurer dans un traité fait de puissance à puissance. Si je ne considérois qu’eux, je leur fermerois donc pour jamais l’entrée d’une république où ils ont voulu porter la flamme, l’esclavage et la mort ; mais, en jetant mes regards sur leurs pères, leurs femmes et leurs enfans, je pousserois peut-être la générosité de la victoire jusqu’à permettre aux bons citoyens de réclamer et recevoir leurs proches, sous la condition qu’ils ratifieroient les ventes faites de leurs biens pendant leur absence ; je leur imposerois aussi l’obligation de se présenter, pendant deux ans, [244] tous les jours à la municipalité de leur résidence, pour garantir leur repentir et leur soumission aux loix. – Quoique je n’adopte pas votre plan dans toutes ses parties, y auroit-il de l’indiscrétion à vous demander la permission de le communiquer à quelques-uns de mes collègues ? – J’y consens, pourvu que ce soit à des députés qui soient vraiment patriotes, et plus jaloux du bonheur de leurs concitoyens que de perpétuer leurs pouvoirs. – Il m’est permis, d’après cette explication, de le faire connoître à la grande majorité de la convention. – Je me plais à le croire ; mais, je le répète, elle sait mieux que moi ce qu’elle peut et ce qu’elle doit faire pour terminer honorablement sa mission. ◀Dialog

Après cet entretien, le député s’éloigna, et j’ignore si je n’aurai pas un jour sujet de me repentir de ma confiance et de ma franchise. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

Lettre d’une citoyenne qui s’est trouvée comprise dans la Loi qui bannit les Nobles de la Capitale.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Ce n’étoit donc pas assez pour mon [245] malheur que d’avoir à peine de quoi vivre, et faire subsister de mon travail et d’une petite rente mal payée une mère infirme ! il falloit encore qu’une découverte fâcheuse nous obligeât de quitter notre modeste domicile, de nous éloigner de nos bienfaiteurs, de venir nous fixer dans une commune où nous n’avons nul appui, et où nous sommes envisagés comme des individus qu’il est très-important de surveiller !

Je ne déclame point contre les loix, quelque sévères qu’elles soient, je m’y soumets ; mais convenez que les mesures, lorsqu’elles sont si générales, sont souvent bien funestes aux particuliers.

Selbstportrait► Mon père est mort il y a environ quinze ans ; il étoit parvenu, après de longs services, au grade de lieutenant-colonel ; il n’avoit, pour tout bien, qu’un petit domaine affermé cent pistoles, et sa pension de douze cents livres qui s’est éteinte avec lui. Sa veuve s’est alors trouvée chargée de deux enfans qu’il a fallu élever, nourrir sans autres moyens que son modique revenu. A peine mon frère étoit-il en état de porter les armes, qu’on l’a placé dans la carrière qu’avoient suivie ses ancêtres ; il commen-[246]çoit à s’y distinguer sous les drapeaux de la république, lorsqu’un décret, qui exclut les ci-devant nobles de l’honneur de servir leur patrie, l’a condamné à une inaction pour laquelle il n’étoit pas né ; nous ignorons où l’a conduit le désespoir : celui qui n’aspiroit qu’à la gloire n’aura pas pu supporter l’humiliation ; l’idée de notre misère qu’il ne pouvoit plus soulager, en nous abandonnant une partie de ses appointemens, l’aura tué.

Sentant que nos besoins croissoient à mesure que nos ressources diminuoient, j’ai pris le parti de travailler plus utilement que je ne l’avois fait jusqu’alors ; je n’ai pas rougi de faire des robes, des chemises aux autres, pour pouvoir en fournir à ma pauvre mère. Quelques femmes respectables auxquelles je communiquai mon projet, l’approuvèrent d’autant plus qu’elles n’ignoroient pas que j’avois préféré une indigence qui me maintenoit dans leur estime, à des dons qui m’auroient fait perdre la mienne. Plusieurs d’entr’elles s’occupèrent de me chercher du travail, et bientôt je me vis en état d’occuper deux jeunes ouvrières, qui partageoient en mon absence mes [247] soins, et soulageoient mes inquiétudes filiales.

Je vivois heureuse de la sécurité de ma mère au milieu des troubles qui agitoient les nobles et les riches. Je me disois : que peut-il arriver de fâcheux à une pauvre couturière qui vit de son métier ? tant qu’on portera des vêtemens, je ne manquerai pas d’ouvrage. ◀Selbstportrait

La noblesse étoit effacée en France, mais elle l’étoit encore plus dans ma pensée, lorsqu’un décret imprévu l’y a tout-à-coup fait renaître. Une certaine dame, qui avoit bien voulu me confier le soin de dissimuler les défauts de sa taille, et qui avoit autant besoin de ma discrétion que je pouvois en avoir de son argent, me fait demander sur-le-champ des robes que j’avois à lui livrer. Je cours chez elle : madame, lui dis-je, vos robes ne sont pas encore achevées, mais vous les aurez sous quatre jours ; j’y travaillerai la nuit s’il le faut. – Que dites-vous, mademoiselle, sous quatre jours ? il faut que je sois hors de Paris avan <sic> vingt-quatre heures. – Quoi madame ! i <sic> ne vous seroit pas possible de me donner deux jours de plus ? – Ignorez-vous qu’i <sic> [248] y va de ma tête ? Si, comme moi, vous étiez née de parens nobles, vous sauriez qu’il faut que nous quittions cette ville sur-le-champ, et qu’il me reste à peine le temps d’aller prendre une lettre de passe pour aller, avec mes filles, nous établir sous la surveillance d’une munipalité, à laquelle nous serons tenues de nous présenter tous les jours : on est bien heureux d’avoir reçu le jour dans une condition qui permet d’ignorer ces choses-là. – Que m’apprenez-vous ? Quoi ! si ma mère étoit la veuve d’un homme qu’on appeloit noble autrefois, elle seroit tenue de s’éloigner de Paris sous peine de mort ? – Oui, mademoiselle : on voit bien que cette loi ne vous regarde pas. – Elle me touche, madame, peut-être autant que vous : trouvez bon que je vous quitte pour aller m’en éclaircir. A ces mots cette femme, qui a l’esprit beaucoup plus de travers que le corps, sourit dédaigneusement. Eh ! s’écria-t-elle, cela seroit curieux ! je voudrois qu’il ne pût pas même rester une couturière à nos bourgeoises. Je la laissai s’épanouir dans une idée qu’elle trouvoit si plaisante, et je courus au comité de ma section m’informer si la loi qu’on venoit [249] de m’annoncer frappoit sur nous. Vous pourriez bien à toute rigueur, me dit un des commissaires auquel je m’adressai, rester dans votre domicile, parce que vous y êtes connue comme ouvrière ; mais votre mère ne peut y demeurer plus de deux jours, sans courir le risque d’être conduite en prison, et ensuite à l’échafaud. J’espère, citoyen, lui repliquai-je, qu’elle n’ira ni en prison, ni à l’échafaud qu’avec moi : ayez la complaisance de nous délivrer une lettre qui nous préserve d’un danger commun. On nous expédia le titre que je demandois, et je me hâtai de faire transporter nos effets dans une commune la plus voisine de la capitale, où j’ai à peine trouvé deux chambres pour nous loger. Là, j’achève péniblement les robes que j’avois commencées ; mais il m’est défendu de les porter aux femmes qui m’ont confié leurs étoffes ; je perds tous les jours une heure de temps à conduire une mère impotente devant un municipal qui inscrit nos noms avec exactitude, et déclare ne pouvoir nous dispenser de cet assujettissement que l’hiver et les rigueurs d’une mauvaise saison rendront plus incommode et plus périlleux : [250] oh monsieur ! qu’a donc à craindre la république d’une fille qui ne sait manier que l’aiguille, et d’une vieille femme qui ne peut pas même tricoter sans lunette ? Parce que deux ou trois de mes aïeux ont versé leur sang pour l’Etat, faut-il que leur triste postérité gémisse sous la honte du soupçon, et ne puissent pas même respirer l’air de la capitale ? Lorsque j’aurai consommé le peu d’économies que j’ai faites, faudra-t-il que, faute de pouvoir travailler, j’aille mendier le pain que je me faisois honneur de payer du fruit de mes veilles et de mon unique talent ? Ah ! qu’on bannisse si l’on veut ces nobles qui frémissent de rage au seul mot d’égalité, tirent vanité de leurs persécutions, préfèrent, dans leur sot orgueil, le trouble qui les distingue, au calme qui les confondroit avec tous les citoyens ! Mais nous autres pauvres filles ou veuves, qui ne demandons à la société que de nous souffrir sur la terre, et de nous permettre d’achever nos tristes jours dans l’honneur et la probité, pourquoi serions-nous envisagées comme des ennemies publiques qu’il est bien essentiel de ne jamais perdre de vue, dont on doit contrarier les occupa-[251]tions, briser les relations utiles, et qu’il faut placer toujours entre la gêne, l’ignominie et la mort ? ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Réponse.

Brief/Leserbrief► Fille vertueuse, si digne d’un meilleur sort, vous avez supporté l’infortune, vous avez ennobli l’indigence, vous saurez également souffrir avec docilité les contradictions que vous impose une loi sévère, et qui ne tardera pas à être adoucie. Moi qui ne tiens à aucune des castes proscrites, ne vois-je pas aussi une barrière élevée entre moi et cette capitale où mes plus belles années se sont écoulées utilement pour le malheureux, parce que la prudence m’a éloigné quelque temps du centre des orages ? En vain la voix de l’amitié m’appelle, je sacrifie de grand cœur et mes affections et mon intérêt à l’ordre qui renaît. Loin d’en murmurer, je l’ai approuvé ce règlement qui, pour bannir plus sûrement d’une cité trop tumultueuse les agitateurs appelés par l’intrigue, ne distingue pas même les anciens domiciliés qui revenoient goûter le calme, et partager la sécurité publique.

[252] Je me résigne à tous les inconvéniens d’une révolution ; je la traverse le plus gaiement qu’il m’est possible, comme un chemin inégal et raboteux qu’on est forcé de suivre. Le pont est rompu, un fleuve profond est derrière nous ; il faut s’y précipiter, ou avancer. Dans ce cas, je ne balance pas à marcher, et je ne demanderois pas mieux que de faire route avec une citoyenne aussi estimable que vous. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2 ◀Ebene 1