Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "Chapitre XVI.", en: Le Monde, Vol.3\016 (1760-1761), pp. 314-320, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4470 [consultado el: ].


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Chapitre XVI.

Lettre a M. de Voltaire.

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Monsieur,

Je suis bien glorieux d’avoir pu vous amuser & vous plaire par le début de mon Ouvrage. Je vous remercie en Auteur des louanges que vous avez la bonté de me donner, & c’est [315] tout dire. Je tâcherai, Monsieur, de les mériter de plus en plus : vous me faites des promesses qui m’excitent sans m’enorgueillir, & je ne puis plus y penser sans m’imposer des loix. Eclairé par l’amour-propre, plus éclairé par la reconnoissance, je sens que tout est possible à l’ambition, quand elle a pour but votre estime, & qu’il ne faut que s’aimer pour se surpasser bientôt soi-même avec un pareil motif.

Après vous avoir remercié de vos louanges, Monsieur, permettez-moi de vous en donner à mon tour. Vous avez cru écrire, dites-vous, à un homme de lettres qui dispose de son tems, & vous n’avez écrit qu’à un Maçon & à un cultivateur. Ce Maçon bâtit de bons Ouvrages, & ce cultivateur est l’amant & le maître des Muses sous l’apparence du Dieu qui préside aux bienfaits de la terre. C’est le génie qui se multiplie en multipliant ses plaisirs ; & cette heureuse singularité vous rend aussi [316] admirable que les vers de Zaïre. Continuez, Monsieur, vous ne m’étonnez point ; & vous charmez mon cœur en vous offrant à moi dans cet état de médiocrité sublime & d’inconstance philosophique. L’inconstance est votre droit : tous les Arts & tous les goûts se perfectionneroient tour-à-tour, si vous changiez plus souvent encore. Amusez-vous, ayez des plaisirs, vous n'en épuiserez jamais la source si elle est dans l’esprit & dans le cœur, comme je le crois & comme je le souhaite pour vous.

Cependant, Monsieur, ne soyez pas Maçon, Cultivateur, Arpenteur, Fleuriste & Vigneron au point d’entrevoir du bonheur à ne vivre que pour vous. Je n’applaudis tant à votre inconstance que parce que je me flatte qu’elle vous ramenera quelquefois à vos premiers penchans & à vos admirateurs. C’est en Spectateur que j’ose vous donner ce conseil, c’est comme [317] tel que j’apprécie les services que vous pouvez encore nous rendre ; & ma philosophie qui ne peut jamais écarter l’idée de faire du bien aux hommes, ose cesser d’applaudir aux maximes de la vôtre, pour vous représenter les limites de votre liberté dans la nouvelle vie dont vous semblez nous menacer.

Bâtissez, Monsieur, taillez la vigne, émondez les arbres, rendez les espaliers plus dociles que les hommes : mais quand votre main se sera fatiguée à cet exercice amusant, dictez vos pensées sur des plaisirs aussi sages & aussi philosophiques. Ce sera toujours nous instruire ; & pourvu que vous pensiez & que vos réflexions nous parviennent, il nous importera peu sur quels sujets vous répandiez les bienfaits de votre esprit. Hélas ! nos passions sont si nombreuses, nos besoins sont si grands, notre ignorance est si universelle, qu’il y auroit de la présomption à vous prescrire, par nos vœux, [318] des sujets particuliers de méditation.

Peignez au moins cette modestie qui sçait descendre & qui est si touchante & si instructive dans cet état de modération, à côté de l’orgueil qui ne cesse de lever les yeux au ciel pour y marquer sa place & rappeller ses prétentions aux dieux. Ici les scenes burlesques que cet orgueil a produites cent fois se retracent à vos yeux. Vous haussez les épaules en revoyant tant de Nains boursouflés que le mépris de leur impertinence vous avoit fait oublier. Eh bien, Monsieur, parlez-nous de ces êtres-là ; il n’y a pas de Nain impertinent qui ne puisse fournir une excellente leçon. Parlez-en d’un ton leger qui vous amuse ; c’est encore votre droit, Monsieur, de rire de la médiocrité qui se monte sur des échasses, & même de la supériorité qui voudroit se mesurer à la vôtre.

Hélas ! à la honte de la raison la plûpart de ceux qui ont penché contre les [319] loix de la modestie étoient nés avec du mérite, & ce mérite pouvoit suffire à leur vanité si elle avoit été réglée ; mais l’homme ne connoît que les excés : de quoi pourroit il être content si une juste estime de lui-même & des autres ne peut lui suffire. Il a tout perdu du jour qu’il a trop souhaité.

Je me donne les airs de philosopher avec vous, Monsieur, & il me semble qu’en ce moment ma derniere maxime s’éleve contre moi . . . Le plaisir a son abus, le sentiment a son excès ; vous le sçavez comme moi, & cela a fait souvent votre indulgence envers des gens nés trop sensibles ; mais si vous ne croyez pas que ceci me soit applicable, il sera digne de vous de me traiter avec cette bonté magnanime qui corrige à force d’excuser. En vous lisant, je ne serai plus tenté de prendre témérairement le ton d’Epictete, & sur-tout avec un homme qui m’aura [320] appris à me connoître en m’effaçant. C’est par la supériorité que les services se gravent : daignez, Monsieur, abuser de la vôtre avec moi, en ajoutant à l’opinion que j’en ai, des bienfaits & des avis qui me rendent encore plus sévere envers moi-même.

J’ai l’honneur d’être avec respect, &c. ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1