Cita bibliográfica: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "Discours XVI.", en: Le Spectateur françois ou le Nouveau Socrate moderne, Vol.1\016 (1790), pp. 289-304, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4425 [consultado el: ].


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No. 16.
Discours XVI.

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Suite du Discours précedent.

La catastrophe dont j’ai parlé à la fin de mon dernier discours, qui fit descendre Louis XVI de son trône ; qui lui fit perdre son veto ; qui le dépouilla de sa puissance politique, qui lui ôta ses gardes, son armée, ses généraux ; qui lui fit perdre ses revenus, ses domaines, pour le réduire à une pension viagere : en un mot, la catastrophe qui a fait du roi de France un doge de Venise, mene à cette réflexion philosophique, que l’élévation, la grandeur, la puissance, n’est que poussiere qui rentre dans le néant où toutes les choses humaines [290] vont se perdre ; que tout ici-bas est entraîné par cet arrangement de causes secondes qui changent le sort des empires, des hommes et des rois ; que la fortune du plus grand monarque de la terre, n’est pas plus assurée que celle du dernier de ses sujets ; en un mot, que ce monde est étrangement gouverné.

Voyez ce qui se passe maintenant sous nos yeux ; exemple d’autant plus authentique, que nous en sommes tous témoins.

La France éprouve quelques désordres dans ses finances ; des abus se sont glissés dans plusieurs branches de son administration économique. On imagine de consulter la nation pour y remédier. Les électeurs des provinces envoient des députés à Versailles pour aider le gouvernement de leurs conseils. Leur autorité est limitée ; ils ont des ordres qu’ils ne peuvent pas passer : mais c’est une expérience éternelle, que ceux à qui on accorde du pouvoir sont portés à en abuser. Les trois ordres ne sont pas plutôt assemblés, qu’ils se disputent, se querellent, se déchirent. Le tiers-état terrasse les deux autres. Des hommes nés dans la bassesse et l’humiliation, deviennent les maîtres de l’empire, et la France reste écrasée sous le poids de cette funeste victoire.

Exemplum► Des décemvirs, à l’exemple de Rome, changent le sort de la république ; ils deviennent les maîtres des suffrages, et gouvernent en despotes. Rome fut étonnée du pouvoir qu’elle avoit donné à ses décemvirs ; et la [291] France est surprise de celui qu’elle a accordé à ses députés. ◀Exemplum Par une fatalité particuliere à cette crise il se trouve dans l’assemblée nationale un Scylla, un Catilina, un Cromwel qui l’engage de faire le procès à son roi : il ne lui fait pas perdre la tête, mais il lui fait perdre son trône. Il le peut d’autant plus aisément, qu’il joint à beaucoup de talens, de plus grands vices, et qu’ayant perdu sa réputation dans le monde par une longue suite de forfaits, il cherche à la rétablir par le plus grand de tous les crimes. Il sait que tout ce qui est inopiné, tout ce qui est nouveau, tout ce qui est extraordinaire flatte les hommes : il ne lui en faut pas davantage pour se livrer aux plus grands excès. Ce n’est pas que cet individu, noyé dans une débauche scandaleuse, ressemble à ces grands hommes dont il veut imiter les grands délits ; mais il a l’art de parler avec emphase, de cadencer des phrases, et d’agiter l’air par des sons harmonieux ; et on a vu dans mon dernier discours qu’il n’en faut pas davantage à un orateur pour en imposer à toute une assemblée, et souvent à toute une nation.

Cependant quelqu’influence qu’ayent les causes secondes sur les premieres, il est certain que c’est toujours du caractere de celui qui gouverne, que dépend le sort de l’empire. Louis XVI, souverain d’une monarchie la plus ancienne de l’Europe, dont la grandeur et la puissance s’étoient formées au travers de quatorze cents ans de vicissitudes ; d’une monarchie qui avoit résisté à l’ambition de tous les états [292] qui avoient voulu l’affoiblir : qui, riche par elle-même, pouvoit se passer de tous les peuples de l’Europe, et dont aucun ne peut se passer d’elle ; d’une monarchie, qui, établie sur un fondement solide, est inébranlable.

Louis XVI, comme je l’ai dit ailleurs, voyant ses finances épuisées, son trésor vuide d’argent, et toutes les branches de l’administration dans le trouble et la confusion, n’imagina d’autre moyen de rétablir l’ordre, que l’assemblée des états-généraux. Il lui suffisoit d’ouvrir l’histoire, pour connoître les dangers de cette convocation. On voit dans les annales, qu’ils augmenterent le trouble et la confusion, qu’ils furent la source des divisions, qu’ils brouillerent le roi avec ses sujets, qu’ils changerent l’ordre des choses. Je ne finirois point, si je voulois dire tout le mal qu’ils firent, et tout le bien qu’ils ne firent pas.

Regle générale, maxime d’état : lorsqu’un roi absolu se croit obligé d’appeller autour de son trône ses sujets pour lui apprendre à gouverner, le gouvernement est perdu. C’est qu’alors il faut qu’il y ait un vice intérieur qui est plus fort que le roi, le conseil et les conseillers.

Louis, par la convocation des états-généraux, ramassa, dans les provinces, des prêtres, des nobles, des roturiers, qui devoient lui apprendre ce qu’ils ne savoient pas. Il est remarquable dans l’histoire des arts, que celui qui veut être professeur doit faire un chef-d’œuvre, ou donner des preuves de son talent [293] pour être inséré dans son corps. Pourquoi faut-il donc que dans la science la plus difficile de toutes, on ne soit obligé à faire aucune preuve, et qu’on devienne législateur sans l’avoir jamais appris. Et ce qui est de plus fort, c’est de voir des gens qui ont passé toute leur vie dans le désordre et la dissipation, et qui, après avoir dissipé toute leur fortune, montent à la tribune de l’assemblée nationale pour rétablir celle de l’état, et qui n’ayant jamais eu d’économie, deviennent tout d’un coup de grands économes. C’est à cette occasion que l’auteur d’une brochure, témoin de cette présomption et de cette vanité déplacée, dit : Nivel 3► « Il est plaisant de penser que parmi cette foule de gens de tout état, de tout âge, qui clabaudent contre les vices de l’administration ; qui, à les entendre chacun en particulier, se regardent comme très-capables de rétablir les finances du royaume, il ne s’en trouve pas la millieme, que dis-je, la cent millieme partie dont la fortune ne soit, à proportion, plus délabrée que celle de la France sur laquelle ils gémissent. On ne peut alors s’empêcher de se rappeller, avec une certaine complaisance, la fable du Renard qui avoit la queue coupée ; ou de leur dire, (s’il est permis de mêler le sacré au profane,) ce que dit Jesus-Christ lorsqu’on lui présenta la femme adultere. . . . . .

Oh ! si j’étois le roi de France, ajoute l’auteur, j’aurois furieusement embarrassé tous [294] les députés à l’ouverture des états-généraux ; et voici ce que j’aurois dit sans me fâcher :

Messieurs, le dérangement de mes affaires, l’état déplorable de mes finances est l’unique cause qui m’a porté à vous rassembler ici aujourd’hui ; car, quelqu’enchanté que je fusse de vous voir tous réunis autour de moi, je vous proteste que, sans ce puissant motif, je vous aurois supplié de rester chacun chez vous, attendu que pour toutes les autres branches d’administration de mon royaume, j’en sais tout autant que chacun de vous en général et en particulier.

Mais comme vous avez annoncé à la face de l’Europe, aussi scandalisée que moi, de votre ton peu respectueux, que vous entendiez absolument rétablir l’ordre dans mes finances, je consens à vous donner ici un état bien détaillé de mes dettes, de mes dépenses, de mes revenus, de mes plans d’économie, d’amélioration ; enfin, à ne vous rien cacher absolument de ce qui pourra vous fournir sur cet objet important les plus grands éclaircissemens.

J’exige seulement, au préalable, une petite condition, à laquelle je ne doute pas que vous ne vous soumettiez : c’est que chacun de vous, Messieurs, avant de prendre connoissance des comptes de mon royaume, m’apporte également un état duement signé et paraphé, pardevant notaire, de sa fortune, de ses revenus, de ses charges, de ses dettes, de ses économies, avec les pieces [295] justificatives, d’après lesquelles je puisse avoir une connoissance parfaite du plan que vous suivez dans l’administration de vos affaires personnelles.

Tous ceux d’entre vous dont je trouverai les fortunes, je ne dis pas améliorées depuis qu’ils en ont la gestion, mais seulement dans une juste balance de recette et de dépense, je consens à ce qu’ils continuent d’être les représentans de la nation ; mais, par la même raison, quiconque me montrera des affaires encore plus embrouillées que les miennes, aura la bonté de ne plus reparoître ici. Je serois désolé de lui ôter un tems nécessaire au rétablissement, à l’amélioration de sa fortune : on a assez de discuter avec ses créanciers, sans aller se mêler de ceux des autres. D’ailleurs, medice cura te ipsum ; cela veut dire en françois, pour ceux de mon clergé qui n’entendent point le latin : Médecin, guéris-toi toi-même.

Il seroit aussi par trop indécent pour la dignité du trône, pour la majesté de la nation, que j’appellasse pour me conseiller une foule de banqueroutiers : vous m’engageriez à vous imiter, et je n’en ai point le projet.

Vous pâlissez presque tous, je le vois ; vous ne vous attendiez pas à cette objection de ma part. N’allez pas me dire que vos fortunes sont dérangées par une suite du dérangement des finances du royaume : je [296] ne paierai pas de ces raisons, qui ont même perdu à mes yeux le droit d’être spécieuses. J’ai eu la foiblesse de charger mes peuples, parce que, tous tant que vous êtes, après avoir épuisé toutes les ressources, ruiné et vous et vos enfans, fait toutes sortes de bassesses pour vous procurer de l’argent, vous avez abusé de ma bonté, conjointement avec mes ministres, pour extorquer de moi de quoi fournir à vos dépenses excessives, à votre luxe insultant pour le misérable peuple sur lequel vous affectez de verser des larmes ; mais je ne suis plus votre dupe ; je saurai rétablir l’ordre sans vous. Je prétends ne m’environner que du peu de gens honnêtes et éclairés que j’ai cherchés et trouvés dans mon royaume. Telles sont mes intentions ; elles sont assez clairement énoncées, pour que mon garde-des-sceaux n’ait pas besoin de vous dire le reste. Partez donc tous, d’aujourd’hui à huitaine ; apportez-moi chacun ce que je vous demande, et alors nous verrons ». ◀Nivel 3

La révolution de Paris fut un événement préparé. Ceux qui vouloient disposer de l’empire, sentoient qu’ils ne pouvoient rien sans cette masse d’hommes qui, sans avoir aucun pouvoir législatif, sont néanmoins la puissance elle-même. Ceci est si exact, qu’il n’y a point d’habitans en Europe qui soient moins portés à l’insurrection que les parisiens. Une capitale remplie de luxe, de faste, de profusion, où on n’aime rien tant que les plaisirs, où les [297] amusemens se succedent d’un bout de l’année à l’autre, où on ne sort du bal que pour aller à l’opéra, et de l’opéra à la comédie, ne s’occupent gueres des affaires d’état ; et en effet, ils n’en ont pas le temps. Or, les hommes ne changent point ; ils sont dans un tems ce qu’ils ont été dans un autre, à moins que de nouvelles lois, où une nouvelle police, ne viennent changer leurs mœurs, dont l’influence s’étend sur leur caractere. Mais des instigateurs, qui cherchoient à s’emparer du pouvoir suprême, et qui avoient besoin d’une révolution qui affoiblit la puissance royale, cherchoient sourdement et indirectement de semer des troubles et des allarmes dans l’esprit du peuple, au point de le faire révolter. On n’intimide jamais une populace nombreuse, sans que la terreur et l’épouvante dont on remplit son imagination, n’ait son effet.

Cependant pour que l’autorité suprême du nouveau Sénat fût entierement indépendante de celle du trône, il falloit éloigner l’artillerie des environs de Versailles et de Paris. On a remarqué de tous tems que l’odeur de la poudre à canon affecte beaucoup l’esprit d’une assemblée nationale. Le Roi avoit fait avancer des régimens pour prévenir les désordres populaires. On sait assez que de tout tems, les assemblées composées des députés des provinces ne s’accordent pas toujours dans leurs délibérations, et de cette désunion nait l’esprit de parti toujours dangereux dans cette circonstance qui forme une [298] espece d’interregne. D’ailleurs ce prince n’avoit fait que suivre l’exemple de Philipe-le-Bel, d’Henri IV, et de tous les rois qui avoient assemblé des états-généraux, qui ne s’étoient jamais séparés de leurs armées dans le tems où ils en avoient le plus de besoin.

On ne pouvoit pas soupçonner Louis XVI de vouloir se servir de ses forces pour violer les droits de la nation, puisqu’il avoit été lui-même au-devant de l’assemblée ; s’étoit dépouillé de plusieurs prérogatives en sa faveur, ce dont aucun roi de France ne s’étoit jamais avisé. Si quelque prince en Europe devoit être exempt de tout soupçon de tyrannie, c’étoit certainement Louis XVI. Aucune action de sa vie depuis son avenement au trône, n’avoit eu cette tache.

Mais on ne fit aucune de ces réflexions, ou pour mieux dire, on ne voulut pas les faire. On voyoit arriver des fusils, des bayonnettes : la vue de ces armes offensives allarmoit beaucoup l’assemblée. Elles pouvoient arrêter cette foule de projets, dont chaque membre avoit formé le parti. C’est pourquoi l’orateur du jour s’exprime ainsi. Nivel 3► « Déjà, dit-il, un grand nombre de troupes nous environnent ; il en arrive davantage, il en vient chaque jour ; elles accourent de toutes parts. Trente cinq mille hommes sont déjà répartis entre Paris et Versailles. On en attend vingt mille. On a un grand train d’artillerie. Pourquoi cette armée ? pourquoi ces troupes ? pourquoi ces soldats ? » ◀Nivel 3 Un roi ferme et résolu auroit pu [299] répondre ainsi à ces interrogations incendiaires : C’est pour vous instruire de votre devoir ; c’est pour que vous ne vous occupiez que de la chose publique ; c’est afin que vous restiez dans des bornes qui vous sont prescrites ; c’est pour que vous sachiez que la France est une monarchie, et non pas une république ; c’est pour vous apprendre que la nation elle-même n’a pas le droit de changer la forme du gouvernement ; c’est afin que vous ne troubliez pas l’état par des décrets inouis et des nouveaux établissemens impraticables ; c’est pour vous faire éviter une anarchie générale ; c’est pour vous engager à ne pas détruire la plus belle monarchie de l’Europe ; en un mot, c’est pour vous apprendre une fois pour toutes que je suis votre roi, et que vous êtes mes sujets, soit que vous soyez députés ou simples citoyens. Mais tant de fermeté n’entroit pas dans l’ame d’un roi naturellement foible.

Pour prévenir ce despotisme naissant de l’assemblée nationale qu’on voyoit se former de loin, il auroit fallu un prince qui eût de la vigueur dans l’esprit, du nerf dans le caractere ; mais ce n’étoit pas celui de Louis XVI. Il est vrai que cette foiblesse tenoit à des vertus citoyennes, qui avoient pour objet la tranquillité publique, la paix générale, surtout le désir de faire du bien à tout le monde sans faire du mal à personne. Il est triste d’être né sur le trône, avec les qualités qui illustrent un grand citoyen, mais qui ternissent la mémoire d’un bon roi.

[300] Louis, quelque tems après, n’ayant pas eu la force de résister à ces discours réitérés, retira ses troupes, et il perdit son trône. Une foule de journaux ont annoncé à l’Europe cet événement ; mais ils n’ont pas remonté à son origine. Il falloit une insurrection à l’assemblée nationale pour lui donner l’empire. Des écrits incendiaires, sur-tout des émissaires, furent chargés d’irriter les esprits de cette derniere classe d’individus, qui s’émeut toujours par les tableaux qu’on lui fait des désordres du gouvernement.

La fermentation du peuple étant devenue générale le 12 Juillet, jour mémorable pour la France, et qui passera jusqu’à la derniere postérité, la populace de la ville, sur-tout celle du faubourg Saint-Antoine, armée de bâtons, de hallebardes, de vieux sabres, de fusils rouillés, s’assemblerent en corps, se disperserent dans différens quartiers de Paris : les uns étoient nuds pieds, les autres n’avoient point d’habits, et tous équipés d’une maniere qui indiquoit la misere et la pauvreté. Des enfans, des jeunes-gens, des femmes, des vieillards qui crient de toutes parts, aux armes, aux armes, annoncent une révolution générale. On tire le canon, on force les barrieres, on incendie les maisons, on tue ceux qui veulent se défendre. Les spectacles sont interdits, les boutiques et les portes des maisons des citoyens sont fermés, celles des prisons sont ouvertes. On se rend tumultueusement à la maison de ville ; on s’empare des armes ; [301] on commande impérieusement à toutes les paroisses de sonner le tocsin. Ce premier coup de cloche, toujours funeste, qui se fait entendre de toutes les villes, de tous les bourgs et de tous les hameaux du royaume, jette l’allarme dans tous les districts. Dans vingt-quatre heures, trois millions de françois sont armés, et la France est perdue. Cet événement aussi subit qu’imprévu, peut faire juger du cas qu’on doit faire des choses humaines. Metatextualidad► Il est bon d’observer que cette révolution qu’on cite aujourd’hui avec tant d’emphase ; cette révolution, dont on parle avec enthousiasme ; cette révolution, qui doit régénérer la nation ; cette révolution, qui contient la liberté politique et civile ; en un mot, cette révolution, qui est le fondement de la gloire de la France, est sortie des boues de Paris. ◀Metatextualidad

O Providence divine ! tes décrets seront-ils toujours des énigmes pour le genre-humain ?

Les hommes faits à ton image, seront-ils toujours subordonnés aux caprices du hazard ?

Les sociétés politiques flotteront-elles continuellement au gré des causes secondes ?

La Fortune, cette divinité aveugle, dirigera-t-elle perpétuellement l’empire du monde ?

Par une seconde fatalité, dont on ne trouve aucun exemple dans l’histoire des révolutions, à peine la populace eut pris les armes, que les princes du sang, les grands du royaume, les seigneurs, les ministres d’état, les gouverneurs des provinces, les intendans des villes, les chefs de la police, les magistrats [302] s’enfuirent, laissant la ville en proie à une populace effrénée.

Il y avoit plusieurs moyens pour dissiper cette émeute, mais on n’en prit aucun. L’exemple de l’Angleterre, tout récent, suffisoit pour l’arrêter. Exemplum► Toute l’Europe sait que vingt ou trente mille brigands, armés de bâtons, avoient jetté le trouble et la confusion dans la ville. Ils avoient ouvert les prisons, incendié plusieurs maisons, répandu l’allarme par-tout, et causé mille maux dans cette capitale. On se contenta de mettre en vigueur, pour une seule fois, la loi martiale. Douze cents gardes du roi à cheval firent feu sur un corps de sept ou huit mille de ces vagabonds, en tuerent quatre cents, en arrêterent cinquante-quatre qui furent pendus le lendemain, et dès ce jour même, la paix et la tranquillité furent rétablies dans la capitale et le reste du royaume. Lorsque le lion est déchainé, il ne reste d’autre moyen pour empêcher qu’il ne dévore tout le monde, que celui de le tuer. ◀Exemplum

Cependant pour tout sauver, il fallut faire une chose qui de tout tems a causé la ruine des empires ; donner des fusils et des bayonnettes à tout le monde pour se défendre. Lorsqu’on arme une nation entiere, il faut nécessairement que le gouvernement devienne militaire, ou qu’il tombe dans l’anarchie. Le mal est dans la chose même ; il n’y a point de forme qui puisse y remédier. Regle générale, maxime politique : lorsqu’on forme un établissement quelconque, sans créer une force majeure qui [303] puisse le réprimer dans le besoin, tout est perdu. La France peut ici servir d’exemple. En supposant qu’elle voulût rentrer dans l’ancien systême de subordination, comment désarmeroit-elle trois millions d’hommes, qui sont d’autant plus forts, qu’on leur a donné les moyens de connoître leur force ? Où est la puissance aujourd’hui qui ait ce pouvoir ? Pour rétablir la premiere tranquillité par la voie des armes, il faudroit que la moitié de la nation tuât l’autre.

Relato general► A peine eut-on mis le fusil sur l’épaule de la populace, qu’on vit sur la place de Greve le gouvernement militaire s’exercer despotiquement en la personne de trois criminels d’état, du moins qu’on appelloit de ce nom, sans trop examiner leur délit. Ils étoient alors prisonniers, transférés à la maison de ville pour entendre leur sentence.

Le général de l’armée parisienne qui vouloit les sauver, ou du moins les faire mourir dans les formes qui annoncent une nation civilisée représenta au peuple qu’il falloit faire leur procès légalement ; et il ne fut pas satisfait de la proposition. Il lui déclara qu’il remettroit les prisonniers dans ses mains pour qu’il fût assuré de leur personne ; et cette seconde proposition ne fut pas mieux accueillie que la premiere. Enfin, il lui proposa de les juger lui-même dans les formes ordinaires ; et il ne voulut rien entendre : les trois prisonniers furent égorgés impitoyablement. ◀Relato general C’est que la derniere classe exerçoit alors la puissance mili-[304]taire, la plus terrible de toutes, lorsqu’elle est dans les mains d’une populace effrénée qui ne connoît d’autre loi, que celle de sa fureur et d <sic> ses caprices. Un gouvernement est bien malheureux, lorsque la nation qui le compose, pour éviter les désordres d’une révolution, se livre à un mal plus grand que celui de la révolution.

Alors n’y ayant plus de subordination, et la police, qui peut seule maintenir l’ordre public, se trouvant sans vigueur, Paris fut livré au pillage. On forma le projet d’incendier et dépouiller les maisons et les hôtels de ceux qu’on appelloit les ennemis de l’état, parce qu’ils n’etoient pas les amis de la révolution. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1