Référence bibliographique: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Éd.): "Discours LXXXXV.", dans: Le Mentor moderne, Vol.2\095 (1723), pp. 363-369, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4295 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours LXXXXV.

Citation/Devise► Torva Leæna lupum sequitur.

La Lionne donne la chasse aux Loups. ◀Citation/Devise

Niveau 2► Je me crois obligé de faire savoir au public que la tête de Lion, dont j’ai parlé, il y a peu près quinze jours, vient d’être érigée dans le caffé de M. Button, où il ouvre sa gœule à toute heure pour recevoir tous les avis qu’on voudra bien me donner. Ceux qui s’entendent en Sculpture conviennent que c’est un vrai chef-d’œuvre, & qu’il est dessiné avec tant d’art qu’on y voit en même tems la phisionomie d’un Lion, & d’un Sage ; tous les traits en sont bien marquez, & d’une grande force, & ils reçoivent de la dignité, d’une paire de moustaches, qui font l’admiration de tous ceux, qui les voyent. Cette tête est placée du côté Occidental du Caffé ; elle est appuiée sur les deux pates, sous lesquelles on trouve une boete, où tombera tout ce que le Lion aura devoré. Le Lecteur voit par cette description, que cet animal [364] n’est que tête & jambes, noble & fidelle Emblême, par conséquent, de l’activité & de la sagesse.

Je n’ai que faire, ce me semble, d’informer le public, de ce que mon Lion, semblable à cet égard a certains insectes, ne se nourrit que de papier ; on le comprend de reste ; je prie seulement mes correspondants futurs, de ne lui donner que des alimens sains & solides. Qu’ils ayent la bonté de ne point accabler son estomac d’obscuritez & de galimathias, & de ne le pas empoisonner du venin de leurs calomnies. Je ne veux point qu’il se donne les airs d’avilir notre espece, & il me semble que ce n’est point à une Bête, comme lui, a attirer du mépris aux hommes, qui sont ses superieurs. Je ne souffrirai jamais, qu’il nuise à la reputation d’une créature raisonnable, & qu’il se jette sur qui que ce soit, sinon sur certains hommes, qui rendent odieux le nom de cette génereuse bête, & qui sous le titre de Lion, ne cherchent que la destruction de leurs compatriottes. Le nom de Tygre ou de Loup leur conviendroit infiniment mieux : je dois avertir encore ici les personnes, qui sont engagées dans quelque intrigue galante, [365] de ne point faire leur Maquereau, de mon Lion, en l’employant à se communiquer leurs desseins mutuels ; qu’ils sachent que cet animal à le cœur trop bien placé pour se charger de si viles commissions.

Metatextualité► Ceux, qui ont lu avec attention l’Histoire des Papes, ont pu remarquer que les Leons ont été les meilleurs de toute cette espece, & que les Innocents en ont été les plus mauvais ; En faveur de cette observation, le Lecteur voudra bien ne me pas décrier comme un homme peu judicieux, quoique je caracterise mon Lion, comme un animal paisible, bien intentionné, & d’un excellent naturel.

Mon dessein est de publier une fois par semaine les rugissements de mon Lion, & j’espere le faire rugir d’un ton si éclatant qu’il se fera entendre d’un bout du Royaume à l’autre.

Si mes Correspondants veulent seulement faire leur devoir en le siflant comme il faut, & en lui fournissant la nourriture qui lui convient, je me flatte que bien-tôt la tête de mon Lion passera pour la meilleure tête de la Grande-Bretagne. ◀Metatextualité

C’est une opinion generalement re-[366]çue des hommes, que le Lion est une bête fort dangereuse pour toutes les femmes, qui ne sont point vierges ; c’est apparemment fondé sur cette opinion du vulgaire, qu’on a répandu dans le monde, que par le moyen d’un certain ressort les dents de mon Lion ont la vertu de saisir les mains de toutes les femmes, qui ne sont pas duement qualifiées, pour en aprocher. Je ne m’amuserai point à faire voir, que ce n’est là qu’une invention de certains mauvais railleurs, persuadé que les Dames, qui ont quelque bon-sens ne seront pas les dupes d’une malice si grossiere. Elles s’en rapporteront bien à moi, quand je leur déclarerai, qu’il n’y a pas une seule personne de leur sexe, qui ne puisse mettre la main dans la gœule de mon Lion avec la même sureté, que si elle étoit une Vestale ; si malgré cette protestation, il y a des femmes assez craintives pour n’oser pas s’y hazarder, je les avertis, que le Maitre du Caffé a une petite fille de quatre ans soigneusement élevée, qui prêtera sa main innocente à toutes les Dames, qui croiront avoir besoin de son secours.

Pour mieux faciliter encore mon commerce avec les belles, j’ai dessein [367] de lui fournir une commodité à part, chez mon spirituel ami M. Motteux, ou chez Corticelli, ou dans quelque autre endroit, où s’assemblent les beaux visages & les beaux esprits femelles. Comme j’ai erigé ici une tête de Lion pour ces Messieurs, je placerai là une tête de Licorne, & je la ferai accommoder en sorte, que la Corne même sera une espece de tuiau, qui conduira les avis du beau-sexe dans une boete, où je viendrai les prendre moi-même. C’est dans ces deux Magasins que je puiserai de tems en tems les instructions les plus importantes, & même j’ai résolu d’établir entre mes deux têtes un commerce de Lettres, qui ne sera pas d’une petite utilité pour le public, & pour moi-même. Je prévoi, au reste, que ces deux monstres seront fort insatiables, & qu’ils pourroient bien être assez voraces, pour que la manufacture de papier en tirât avec le tems de tres grands avantages.

Metatextualité► La Lettre suivante a été donnée, au maitre du Caffé, il y a dejà quelque jours ; à condition quelle seroit le premier dejeuné du Lion, lorsqu’il seroit établi dans sa place ; on a bien voulu avoir cette complaisance pour l’Au-[368]theur, & je la donne ici au public, telle qu’elle est, sans examiner seulement, comme j’ai dessein de le faire a l’avenir, si c’est de la nouriture propre pour ma Bête. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur.

Votre Predecesseur & proche parent le spectateur a fait en vain tous ses efforts, pour embellir les Dames, en tournant en ridicule tous les ajustements, qui les défiguroient. Vous savez que ses réfléxions sont tombées dru & menu, comme l’on dit, sur les paniers ou jupes de baleine, mais tout cela n’a fait que blanchir ; elles persistent opiniatrement dans cette mode impertinente. J’avoue qu’elles ont un peu changé la figure de ces jupes, elles étoient autrefois circulaires, mais a present elles ont l’air d’avoir été pressées par le milieu, & elles ne s’etendent qu’à droite & a gauche. On ne peut plus les considerer comme des remparts, qui entourent une place par tout, & le beau sexe n’est plus innaccessible, que par les cotez. Il n’est pas exprimable combien les Loyaux sujets de Sa Majesté reçoivent d’incom-[369]modité de cette abominable invention ; tous les galants, à force de heurter contre ces cercles, ont les jambes couvertes de tâches bleues, & les revendeuses n’osent plus mettre leurs denrées à terre, de peur de les voir renversées, & entrainées pas ces jupes pernicieuses, qu’a bon droit elles accablent de leurs éloquentes imprécations.

Il y a quelque tems que je vis tomber dans la rue une de ces Dames du grand air ; & vous ne sauriez croire jusqu’à quel point elle ressembloit à une cloche renversée, qui n’a point de batant. Je vous conjure, Mon cher Mentor, de vous joindre à moi, pour décrier une mode si monstrueuse ; peut être le beau sexe se laissera convaincre de son extravagance, quand il la verra mise dans tout son jour par les deux hommes les plus sages de toute l’Angleterre. Je suis &c. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1