Référence bibliographique: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Éd.): "Discours LXXIV.", dans: Le Mentor moderne, Vol.2\074 (1723), pp. 202-211, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4275 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours LXXIV.

Citation/Devise► Igneus est ollis vigor, & cælestis origo. Virg.

Il y a dans les hommes un feu divin, & des marques de leur origine celeste. ◀Citation/Devise

Niveau 2► La faculté de comprendre est de réfléchir qui nous place au dessus des Brutes nous expose à un grand nombre de troubles & d’inquiétudes, dont les Etres d’un ordre inferieur ne sont pas susceptibles à cause de leur inferiorité même. C’est par le moyen de cette faculté, que nous anticipons sur les chagrins dont des malheurs futurs nous menaçent ; c’est par elle que des maux imaginaires nous tirons de veritables douleurs, & qu’ingenieux à nous tourmenter nous savons aggrandir & multiplier celles qui naissent d’un desastre inévitable.

Une vérité si sensible doit nous engager à faire tous nos efforts, pour faire un bon usage de ce don sublime, qui, tandis qu’il n’est que l’instrument de notre imagination, & le premier ressort de nos desirs déreglés, nous rend plus [203] miserables que les brutes, dans la même proportion, qu’il nous éleve au dessus d’elles.

Un des meilleurs moyens de bien employer cette faculté c’est de se servir d’une prérogative commune à tous les Etres qui perissent ; elle consiste dans la force de rappeller notre ame des objets, qui font impression sur les sens, & de tourner toute son activité sur elle même.

C’est en faisant usage d’un privilege si inestimable, que je réussis souvent à mettre des bornes aux chagrins, qui ont leur source dans ces petites infortunes méprisables, qui varient la vie humaine ; le moyen qu’elles fassent des impressions durables, sur une ame, qui se considere comme une image de la Divinité ; sur une ame qui se releve par la contemplation satisfaisante de ses propres attributs, & qui fait y découvrir le caractere de son origine celeste, & une route qui peut la conduire à la connoissance du Pere des esprits.

Jamais l’attention que je porte sur moi-même, ne me cause une joye plus vive, que lors qu’elle se prête toute entiere à la consideration de mon immor-[204]talité ; C’est alors que je me sens capable de regarder avec un noble mepris tout malheur passager, persuadé que je suis le maitre de jouir, dans un petit nombre de momens, d’une félicité parfaite, & inalterable. Sans cette certitude consolante, il vaudroit mieux être le plus stupide & le moins vivant de tous les animaux, qu’un Etre intelligent mis à la torture par un desir invincible d’exister toûjours, sans pouvoir esperer avec fondement, qu’un desir si naturel sera un jour rempli.

C’est avec la plus grande satisfaction, par consequent, que je vois l’instinct, la raison, & la foy se liguer ensemble pour m’assurer d’une si precieuse vérité. Elle nous a été revelée par la Divinité même, les Philosophes les plus éclairez l’ont decouverte, & les idiots ont un vif penchant à la recevoir, dez qu’on la leur propose. C’est encore un amusement fort agréable de réflechir sur les differentes formes sous lesquelles le Dogme de l’immortalité de l’ame a paru dans le monde ; La Metempsicose de Pythagore, le Paradis voluptueux de Mahomet, & le sombre Empire de Pluton aboutissent tous au même centre, je veux dire à la durée [205] de notre existance après la mort, & à une distribution de peines, & de recompenses, proportionnées à la conduite des hommes dans cette vie.

Mais dans tous ces plans d’une vie avenir il y a quelque chose de grossier, & un manque de vrai-semblance, qui choquent un esprit raisonnable & fait à la Réflexion. Rien, au contraire, n’est plus naturel & plus sublime, que l’idée que la revelation nous donne d’un bonheur futur : ce que l’œuil n’a point vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, & ce qui n’est point entré dans l’esprit de l’homme pour le concevoir, c’est là ce que Dieu a préparé pour ceux, qui l’aiment ; les Sistemes dont nous avons parlé ci-dessus ne sont que des portraits ornez, & embellis de ce qu’on appelle félicité dans ce monde, au lieu que dans la description indeterminée & generale, que nous venons de voir, il y a une grandeur & une noblesse, qu’il est difficile d’exprimer ; elle nous fait sentir qu’il faut une élevation d’esprit extraordinaire, non seulement pour être capable de gouter les délices du Paradis des Chrétiens, mais encore pour en former quelque idée.

[206] Il est vrai, que pour se proportionner à notre imagination foible, & à la bassesse de nos conceptions, nos livres sacrez employent souvent les termes de lumiere, de gloire, de couronne, de triomphe ; ces images ne servent qu’à nous donner un leger craïon, d’une felicité qui est infiniment au-dessus de nos idées ordinaires : la même chose paroit encore dans les expressions suivantes :

Niveau 3► Celui qui est assis sur le Throne les couvrira comme un Pavillon. Ils n’auront plus desormais ni faim, ni soif, & ils ne seront plus exposez aux ardeurs du soleil, ni à aucune autre ardeur, parce que l’agneau qui est sur le throne sera leur Pasteur ; il les menera aux sources d’eaux vives, & Dieu essuiera toute larme de leurs yeux. Il n’y aura plus pour eux ni mort, ni peine, ni inquietude ; toutes choses vieilles sont passées ; voici toutes choses sont devenues nouvelles ; il n’y aura plus de nuit, & ils n’auront plus besoin de la lumiere du soleil, Car le seigneur Dieu leur donnera sa lumiere, & il les abreuvera dans le fleuve de ces delices. Ils regneront a jamais ; & ils recevront une couronne, qui ne fletrit point. ◀Niveau 3

Quelques vagues, que soient ces [207] images, elles ne laissent pas de remplir nos cœurs de la joye laplus <sic> vive. Ne faut-il pas avoir l’imagination bien seche, & l’esprit bien sombre pour preferer à ces idées, celle de l’annéantissement de notre Etre ? ne faut il pas même être d’un bien mechant naturel, pour détourner les hommes de la persuasion d’une verité, qui quoique presentée à l’ame dans l’éloignement lui est si agréable, & en même temps si utile ? Je dis plus, il faut être d’une stupidité parfaite pour ne pas voir, qu’il y a un Dieu, ou pour sentir que ce Dieu existe, sans s’appercevoir que notre systheme d’une vie future est une consequence naturelle de son existance, & des attributs, qui demandent que le monde intelligent soit crée pour une fin, aussi bien que le monde corporel.

Je ne sai de quel principe deriver ce tour d’esprit de nos défenseurs de la liberté de penser, a moins que ce ne soit d’un manque d’occupation, joint a une malheureuse affectation de singularité, source feconde d’erreurs. Dans la supposition que ma conjecture est juste, je vai faire quelque effort pour deraciner ce mal, en instruisant nos [208] Philosophes par excellence sur deux articles, qu’ils semblent n’avoir jamais honorez de leur attention.

Premierement, ce qui nous attire l’estime & l’admiration des hommes sensez ce n’est pas d’avoir des idées singulieres, mais d’avoir des idées singulieres, qui characterisent un genie superieur, & un cœur rempli d’un amour extraordinaire pour le genre-humain. Prendre un de ces objets pour l’autre est une meprise, qui ne sauroit naitre que d’une grande confussion d’Idées, & je suis le plus trompé des hommes, si nos Esprits forts modernes ne surpassent pas tous les Auteurs du monde, en raison confuse, & en imagination deréglée.

Ces Messieurs me permettront de leur enseigner, en second lieu, qu’il y a un très grand nombre de sujets à la portée de l’esprit humain, qu’on peut les considerer en differents jours, & de differentes faces, & que leurs differentes combinaisons sont innombrables ; il y a par consequent une infinité de matieres, sur lesquelles il peuvent exercer leur raison, sinon au grand avantage de leur prochain, du moins d’une maniere a-[209]musante pour eux-mêmes sans être choquante ou pernicieuse à l’égard des autres. S’ils veulent bien employer de ce côté-là leurs talens de penser avec liberté, & la prodigieuse force de leur esprit, ils auront peut-être l’avantage de raisonner de travers, sans qu’on y prenne garde seulement. Mais en vérité il est insupportable de voir des gens former, sans esprit & sans raisonnement le dessein de ruiner de fond en comble les loix divines & humaines ; on ne sauroit leur permettre de tourner en ridicule & de mépriser impunément leurs compatriottes, parce qu’ils ajoutent foi à des véritez, dont dépend la felicité presente & future du genre-humain. Pour moi, je promets à ces grands hommes de ne rien négliger pour rendre leurs personnes & leur conduite aussi méprisables & aussi odieuses, qu’elles meritent de l’être.

Metatextualité► Je remplirai ce qui me reste de vuide dans mon papier, d’une Lettre que je viens d’écrire à un jeune homme, dont les pieces enrichissent fort souvent ma feuille volante, telles qu’elles sortent de sa plume, & sans que j’y change la moindre chose : ◀Metatextualité

[210] Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► « Monsieur,

J’ai bien reçû votre derniere Lettre, avec les discours, qui y étoient renfermez, & qui ont presque suffi pour remplir mes deux dernieres feuilles volantes. Je ne saurois que me considerer moi-même avec mépris & avec mortification, quand je songe, que j’ai perdu plus d’heures que vous n’en avez vécu, quoique vous me surpassiez en tout ce qui doit rendre la vie desirable à un homme de bien. Avant que de vous connoitre, je me suis imaginé que c’étoit la Prérogative des intelligences celestes seules, de joindre de grandes lumieres à une grande innocence dans les mœurs. Quand au milieu de la bouillante jeunesse où vous vous trouvez, on est capable de se divertir à former les reflexions les plus sublimes & les plus pieuses, & qu’on se fait un plaisir d’y répondre par sa conduite, on est parvenu au plus haut degré de perfection, & de felicité, dont la vie humaine soit susceptible. J’espere qu’on éloge si vrai ne vous sera pas indifferent. Le [211] plus grand honneur qu’un jeune-homme puisse recevoir c’est quand il est respecté & reveré par un homme d’age, qui n’est pas au dessous de lui, ni en rang, ni en fortune : le noble mépris que vous avez pour les plaisirs, pour les richesses, & pour les dignitez doit vous les attirer un jour selon toutes les apparences. Je vous les souhaitte, non pas pour l’amour de vous, mais pour la seule raison qui puisse vous les rendre agréables à vous-même ; je veux dire, pour l’amour d’un grand nombre d’honnêtes-gens, qui trouveront leur bonheur dans le vôtre,

Je suis, &c. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1