Référence bibliographique: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Éd.): "Discours LXVIII.", dans: Le Mentor moderne, Vol.2\068 (1723), pp. 128-136, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4269 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours LXVIII.

Citation/Devise► Exuvias tristes Danaum.

Tristes dépouilles des Grecs. ◀Citation/Devise

Niveau 2►

Lettre a l’Auteur.

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► « Dans la supposition, que vous voulez bien vous abaisser quelquefois jusqu’à prendre connoissance de certaines peccadilles, qui sortent plûtôt d’une mauvaise habitude, que d’un mauvais cœur, je prens la liberté de vous communiquer mes rémarques sur une petite coutume raisonnablement impertinente, qui est fort en vogue parmi nous. Je ne ferai pas un plus long préambule, persuadé que le meilleur moyen de s’insinuer dans les bonnes graces d’un homme accablé d’affaires importantes, c’est de venir d’abord au fait.

Il s’agit d’une Gesticulation fort usitée parmi certains harangueurs subalternes, qui déployent leur Rhetorique dans les Caffez de cette bon-[129]ne ville, au grand ennui d’un nombre considerable de fidelles & Loyaux sujets de Sa Majesté ; cette gesticulation consiste à enlever les boutons des honnêtes-gens, d’un tour de main fort adroit.

Ces Orateurs ne sont pas en état de prononcer quatre paroles de suite avant que d’avoir saisi un de vos boutons ; mais dès qu’une fois leur éloquence s’est assurée de cet appui, elle bat la campagne à merveilles sans courir le moindre risque de broncher. Je ne sai pas comment mes compatriottes s’y prennent pour se sauver des doits destructeurs de ces habiles gens ; pour moi je suis assez malheureux pour y laisser toujours quelque piece, & je puis vous assurer que pendant les trois dernieres années leurs raisonnemens m’ont couté plusieurs douzaines de boutons de differens volumes. Aussi prends-je toûjours la précaution, en commandant un habit de me faire faire quelque douzaines de boutons de réserve, pour remplacer ceux que je perds journellement dans la vehemence du discours.

Cette maniere de s’emparer d’un [130] homme, pour qu’il n’échappe point à la force d’un argument, est surtout en usage dans les Caffez Bourgeois, & il faut avouёr qu’elle n’est pas encore établie dans les Caffez polis, qui sont voisins de la Cour ; vous remarquerez encore, s’il vous plait, qu’elle est plus ordinaire aux Politiques du plus bas rang, qu’à toute autre classe d’hommes, & que ceux qui brillent le plus parmi ces esprits rafinez, sont ceux d’un âge peu avancez, qui ne font qu’essayer leurs talens de ce côté-là. Si vous êtes assez hardi pour faire la moindre objection à un de ces Messieurs, il avance sur vous d’un pas ferme ; il loge la main sur un de vos Boutons, & en moins de rien il fait vous convaincre de la force de ses preuves. Récit général► Je me souviens que, lorsque nous reçumes la nouvelle que Dunquerque avoit été livrée entre nos mains, un jeune-homme grand Politique, & en même tems habile Ingenieur s’étoit placé au milieu d’un Caffé des plus achalandez de la Ville. Là charmé de dedommager Sa Majesté très-Chrêtienne d’une perte si considerable, il se mit à fortifier Graveline, [131] de la maniere du monde la plus expeditive. L’ouvrage fut poussé avec tant de vigœur & de succès, qu’en moins d’un quart-d’heure, de l’aveu de plusieurs de nos plus riches Bourgeois, la ville étoit aussi forte par mer, & par terre, que Dunquerque l’a jamais été. En un mot, tout le cercle attentif qui environnoit notre Ingenieur, applaudit à son habileté, & jugea que la place étoit imprenable ; je fus assez témeraire cependant pour en attaquer un des ouvrages de dehors, mais je ne m’étois pas encore logé sur la Contrescarpe, que mon homme ravi de montrer, qu’il savoit attaquer aussi bien que défendre fit une vigoureuse sortie sur un de mes boutons ; quoique sans vanité je fisse une assez belle deffense, il s’en rendit maitre en deux minutes ; encouragé par ce succès il en investit d’abord un autre, & il l’auroit forcé certainement avec la même rapidité, s’il n’avoit pas été détourné de son entreprise par un courier, qui lui porta la nouvelle d’une collation ou sa présence étoit absolument necessaire pour donner l’assaut général à un grand paté. Là dessus il trouva bon [132] de lever le siege, & il fit sa retraite avec quelque espece de précipitation. ◀Récit général

Pour rendre justice à tout le monde il faut que je vous dise que dans les Caffez que fréquentent nos jeunes Jurisconsultes, on va un peu plus bride en main ; vous y pouvez haranguer, avec ceux là même qui se mêlent de Politique, sans qu’il vous en coute tout au plus que deux Boutons par jour. Moi-même qui vous parle, j’ai eu l’avantage hier au soir de recevoir un surcroit étonnant de lumieres sur les affaires d’Etat, & j’ai vu ce matin après un examen très exact qu’il n’y avoit qu’un seul bouton à redire à tout mon habit. Pour les Caffez brillants, qui sont les rendez-vous des gens de Cour, vous pouvez y faire l’Orateur, ou prêter attention aux harangues des autres, sans que vos boutons y perdent le moindre fil.

Outre ces Orateurs vehemens, il y en a une autre sorte, qui n’aiment pas moins à parler d’action, mais dont le geste est plûtôt caressant que guerrier. Ces bonnes gens, dans le tems qu’ils travaillent à vous éclairer l’esprit, s’occupent à vous adoniser ; [133] ils vous accommodent les cheveux, ou bien ils prennent la peine de rajuster les plis de votre cravatte, & d’en égaliser les deux bouts.

On peut supporter en quelque sorte les gesticulateurs de cette espece, qui dans l’esprit de ceux qui les écoutent dans le fond ne tachent qu’à s’insinuer, & qui veulent gagner leur bienveuillance, en leur rendant avec humilité les services d’un Valet de chambre ; mais je vous avoue, Monsieur, que je me révolte, contre une autre race de Harangueurs qui poussent l’insolence, jusqu’à prendre un homme violemment par la cravate, & qui l’étranglent presque pour le mieux persuader. C’est votre affaire, ce me semble, Monsieur, d’empêcher qu’on ne triomphe dans les disputes, par la force des bras, & vous feriez bien, de fixer une certaine distance entre les deux parties, qui se chamaillent sur l’état & sur l’Eglise. Quoi ! parce que je ne suis pas de l’opinion d’un homme il aura le droit de m’ajuster à sa fantaisie, de gater mes habits, & même de me secouer & de me faire faire la pirouette dans une chambre ?

[134] Rien ne me sied mieux a mon avis qu’une perruque a la Cavaliere, dont un des bouts me pend sur la poitrine dans le temps que l’autre me tombe negligeamment sur l’épaule, cepandant j’ai un ami, qui ne me parle jamais avec quelque chaleur, qu’il ne me jette le nœud de devant sur le dos, au grand detriment de mon pauvre couvrechef, qui perd toujours par là quelques cheveux, qui restent attachez aux boutons de mon habit. Vous pouvez croire si je m’accommode de cette conduite, moi qui n’ai jamais touché cet homme du bout du doit, quoique je dispute avec lui depuis dix années d’arrachepied. Il rend quelquefois des services semblables a des gens qui portent leurs cheveux, & qui ne sauroient en perdre quelques uns sans douleur ; & comme ceux qui sont coeffez de cette maniere sont d’ordinaire de jeunes gens, j’ai craint plusieurs fois que sa civilité ne lui attirât quelque querelle. Il est vrai que dans le temps qu’il leur rejette la chevelure sur le dos, il songe a les instruire par ses discours ; mais vous savez, que parmi nos jeunes Cavaliers, il y [135] en a plus qui sentent, qu’il y en a qui pensent, c’est pourquoi vous feriez fort bien de l’avertir de n’etre pas si serviable a l’égard des gens, qu’il ne connoit pas familierement. Il devroit sentir qu’il n’y a qu’un ami intime, qui puisse se resoudre, a se communiquer avec lui par la vue, par le tact, par l’ouie, & par l’entendement tout a la fois. Je suis &c.

P : S : J’ai une sœur, qui se sauve des mains de ces parleurs d’actions en leur abandonnant son éventail qu’elle leur permet de chifonner tout leur sou ; mais comment ferons nous nous autres hommes, qui n’avons pas de moyens toujours prests pour faire une si utile diversion. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Arrest de l’Auteur.

Je suis d’avis qu’aucun harangœur public ou particulier n’a le moindre droit, de chifonner d’autres habits, que les siens ; je lui permets de badiner avec son chapeau, de fouiller dans ses poches, d’arranger, ou de deranger sa Perruque, de grimacer, de secouer la teste, en un [136] mot d’employer tous les mouvements du corps qui puissent faciliter son éloquence, mais je déclare, que c’est violer la liberté Angloise, que d’user de main mise sur un homme, pour forcer son attention, & j’ordonne, que tout suffrage extorqué a une personne par une pareille contrainte, sera nul & sans effet. » ◀Niveau 2 ◀Niveau 1