Citazione bibliografica: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Ed.): "Discours LXVII.", in: Le Mentor moderne, Vol.2\067 (1723), pp. 118-127, edito in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4268 [consultato il: ].


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Discours LVII. <sic>

Citazione/Motto► Nimirum insanus paucis videatur, eo quod Maxima pars hominum morbo jactatur eodem. Hor.

Celui qui ne songe qu’à ses propres interéts paroit extravagant a peu de personnes, parce que la masse generale des hommes est malade de la même maladie. ◀Citazione/Motto

Livello 2► Il y a dans l’esprit humain un desir inquiet d’être heureux ce desir est le grand principe de toutes nos actions, il nous est aussi essentiel, que l’Etre même, & il est inséparable de toute. <sic> Créature qui pense, & qui sent. Les brutes mêmes en sont animez, à proportion de la vivacité de leur imagination, & de leurs sentiments. Mais comme nôtre esprit est annobli par des facultez [119] plus étendues que celles qu’on découvre dans les Bêtes, l’homme digne de ce nom n’est pas content de songer a ses propres avantages ; il se confond avec tous les êtres qui lui ressemblent, & il ne se trouve parfaitement heureux, s’il ne voit chez son prochain la même felicité qu’il brigue pour son propre individu. Il travaille avec une ardeur presque égale au bonheur du genre humain, & a son propre bonheur. Tout homme proportionnant ses vues à la dose de cette generosité, qu’il sent dans son ame, donne à sa tendresse pour son prochain des bornes plus ou moins étroites. A peine y a t’il un <sic> seule créature humaine dont l’ame soit assez resserrée, pour concentrer tous ses desseins dans l’amour propre & pour ne les pas étendre en quelque maniere aux autres hommes ; le cœur le moins genereux a toujours quelque peu de tendresse de reste pour sa famille & pour ses amis ; donnons à une ame quelques degrez de grandeur & de noblesse de plus, elle embrassera les interêts de toute la societé dans laquelle elle vit ; & si nous supposons un homme, qui par une force de raison, & par une etendue d’esprit & de cœur superieures repond a [120] toutes les vues du Créateur, il enveloppera tout le genre humain dans la tendresse qu’il a pour lui-même. Il ne bornera point ses desseins generaux dans la race presente, mais il les repandra sur toutes les différentes successions de generations futures.

Une genérosité, si utile au genre humain, est bien éloignée d’être inutile à ceux qui la possedent ; ils en tirent les avantages les plus considérables. C’est une source abondante, & continuelle de satisfactions sublimes, inaccessibles à tous ceux, qui ont des sentiments plus bas & plus avilis par un amour propre grossier. La félicité de toute l’Espece a la liaison la plus étroite avec la félicité particuliere d’une ame raisonnable ; à mesure que nos actions contribuent au bien general des hommes, nous devons passer pour nos propres bienfaiteurs & pour les bienfaiteurs du genre-humain.

Metatestualità► Dans une de mes dernieres feuilles volantes j’ai observé, que les gens, qui ont peu d’étendue d’esprit, sont sujets à déplacer leurs vues, & à les attacher aux moyens, au lieu de les étendre vers la fin naturelle de ces moyens ; j’ai taché de faire sentir toute l’extravagance [121] d’une pareille conduite, par laquelle ne recherchant que la possession d’objets indifferens en eux-même, on se prive de la felicité réelle, ou l’usage raisonnable de ces objets pouvoit nous faire arriver. J’ai consideré ces Maximes avec rélation aux Literateurs & aux Avares ; je m’aquiterai aujourd’hui de ma promesse en les appliquant aux Esprits forts.

La Liberté, & la vérité sont les deux seules fins ou ces Messieurs font profession de tendre, ainsi pour leur faire sentir methodiquement leur extravagance, je ferai tous mes efforts pour leur prouver en premier lieu ; que la Liberté, & la verité ne sont pas des biens réels par eux mêmes, & qu’elles ne les deviennent que lorsqu’on les destine à leur véritable fin. Je ferai voir ensuite que cette Liberté, & cette vérité, que nos Esprits-forts tachent avec tant d’ardeur d’établir parmi nous tendent à détruire une des fins principales de nos actions, savoir la félicité du genre-humain ; d’où il s’enfuit que cette Secte bien loin de meriter notre tendresse & notre estime, se rend digne de l’éxécration de tous les gens de bien. Enfin je me fais fort de démontrer, que sous [122] prétexte de s’interesser pour la Liberté, & pour la vérité, elle introduit réellement dans le monde l’erreur, & l’Esclavage. ◀Metatestualità

Nous avons établi comme une maxime incontestable que c’est le devoir de chaque particulier d’avoir pour but de ses actions la felicité du prochain, & que le degré d’étendue qu’on donne à ce but fait le degré de la vertu considerée, comme rélative à la Societé. J’en conclus, que c’est une prérogative excellente, que la liberté de faire des actions avantageuses au Genre-humain, jointe à la connoissance de certaines véritez capables de plaire à l’esprit ou de diriger toutes nos facultez vers leurs véritables fins ; mais s’enfuit-il qu’un honnête-homme doive préferer la liberté de faire des meurtres à l’utile contrainte des Loix Divines & humaines ? En inferera-t’on qu’un homme sensé aimera mieux la connoissance d’une vérité triste & affligeante, qu’une agréable erreur, propre à consoler & à réjouir son ame sans l’exposer au moindre inconvenient ? En vérité, quiconque a le sens commun, croira avoir peu d’obligation à un homme, qui lui aura laissé la liberté de suivre les desseins fu-[123]rieux, que peuvent inspirer la frenesie, ou la fievre chaude ; quelle reconnoissance peut exiger de nous une personne, qui se hâte de nous donner de mauvaises nouvelles, & qui par là nous plonge dans des afflictions qu’une heureuse ignorance auroit reculées ?

Cependant ne voilà-t’il pas un tableau exact de la conduite de ces prétendus Patrons de la vérité & de la Liberté ? de quels monstres ces Chevaliers errants entreprennent-ils de délivrer la terre ; c’est du joug que la Réligion impose à nos ames, de l’attente d’un jugement à venir, des frayeurs d’une conscience troublée ; & de quelle maniere veulent-ils nous affranchir de toutes ces contraintes, est-ce en réformant l’homme & en bannissant le vice de son cœur ? non ; c’est en l’encourageant à lâcher la bride à toutes ses passions. Voyons encore de quelle nature sont les véritez importantes, dont ils veulent convaincre le genre-humain. Ils font tous leurs efforts pour nous mettre dans l’esprit, qu’une Providence sage & juste est une chimere, que l’Ame est corporelle, que la Réligion est une ruse politique, mise en usage par des genies superieurs, pour asservir l’esprit [124] humain à la vertu, & par là à l’ambition des inventeurs d’un Piege si subtil ; que les bonnes nouvelles que nous donne l’Evangile d’une immortalité bien-heureuse sont autant de fables & d’impostures ; enfin que c’est un orgœuil mal fondé de nous croire faits à l’image de Dieu, & que nous devons nous persuader modestement, que notre nature est de niveau avec celle des Bêtes, qui perissent. Mais je vous prie, quel avantage, quel plaisir ces belles Notions peuvent-elles procurer au Genre-humain ? est-il utile à la societé que les gens de bien perdent de vue les récompenses de la vertu ? Le genre-humain verra-t’il son bonheur general affermi quand les méchants seront confirmez dans leurs desordres, par la persuasion, qu’ils ne leur attireront aucun supplice dans une vie future ?

Je veux bien supposer pour un moment que ces Messieurs sont les Protecteurs de la liberté, & de la vérité, mais c’est d’une Liberté, & d’une vérité, qui doivent les faire considerer comme les ennemis de la Paix, & de la felicité publique. Ce qu’il y a de bien plus terrible encore dans leur conduite c’est que la supposition que je viens de faire [125] est fausse, & qu’en les examinant d’une maniere aussi attentive qu’impartiale, on trouve qu’au lieu de songer à affermir sur le trône la Liberté & la vérité ils introduisent dans le monde la servitude & l’erreur.

Nous sommes composés de deux par ties <sic> ; la premiere, qui est la plus vile consiste dans les sens & dans les Passions, que nous avons en commun avec les Brutes ; la seconde est la raison, qui constitue proprement l’homme, & qui forme tout ce que nous avons de grand & de noble. La partie la plus basse & la plus vile est presque toûjours la plus forte ; elle remporte d’ordinaire la Victoire sur la Raison, qui engagé dans une lutte continuelle avec cette ennemie opiniâtre, si elle n’étoit pas animée par la Religion, se verroit bientôt entierement soumise aux tirans les plus cruels ; par la l’homme deviendroit pour jamais le triste esclave de ses sens & de ses passions, & tomberoit dans la servitude la plus honteuse & la plus accablante. C’est un malheur inévitable pour tous ceux, qui cherchent à s’affranchir, en détruisant l’empire de la Réligion.

Ils ne réussissent pas mieux dans leur [126] autre dessein, qui consiste à travailler à l’avancement de la vérité ; prêtons quelque attention aux Maximes qu’ils nous débitent ; ne sont-ce pas autant d’absurditez pitoyables, qu’en dépit des lumieres naturelles, & de la révelation ils veulent établir, sur de froides railleries, sur des Sophismes grossiers, & sur des Notions si mal digerées, qu’on soupçonneroit ces Messieurs de prendre le titre d’Esprits-forts, comme les Hypocrytes usurpent le nom de devots, pour pallier l’impieté la plus horrible.

Je finirai ce Discours par un Parallele exact entre les trois classes d’hommes, qui s’égarent faute d’étendue d’esprit, je veux dire entre les Litérateurs, les Avares, & les Esprits-forts. Un Literateur se livre tout entier à l’amour de l’Erudition ; lorsqu’il se l’est acquise, son discernement en est-il plus exact, son imagination plus riche, & plus vive, ses manieres plus douces & plus polies ? A-t’on remarqué qu’un Avare, après s’être chargé d’un superflu ridicule, mange, boit, ou dort avec plus de tranquillité & de satisfaction ? Son esprit est-il plus tranquille, goute-t’il les douceurs de la vie d’une maniere plus pure & plus vive, que ses voisins ? [127] L’Esprit-fort pretend avoir le droit de penser librement, il l’a, personne ne le lui dispute ; mais quel usage en fait-il ; Brille-t’il par quelque importante découverte dans les arts & dans les sciences ? lui doit-on quelque invention nouvelle, qui puisse contribuer à la félicité publique ; voit-on dans ses écrits des desseins plus profonds, une methode plus claire, un raisonnement plus fort, & plus correct, que dans les ouvrages d’autres habiles gens ?

En vérité ces sortes d’hommes ont précisement le même genie, & ils ne font que s’en servir differemment ; au lieu que les Literateurs & les avares ne sont que des gens ridicules & méprisables, les Esprits-forts sont ridicules, méprisables, & souverainement pernicieux pour la societé civile. ◀Livello 2 ◀Livello 1