Citation: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Ed.): "Discours LXVI.", in: Le Mentor moderne, Vol.2\066 (1723), pp. 108-118, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4267 [last accessed: ].


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Discours LXVI.

Citation/Motto► Quiete & puræ, atque eleganter actæ Ætatis placida ac Lenis récordatio.

Rien n’est plus doux, & plus consolant, pour un homme d’âge, que le souvenir d’une vie passée dans la vertu, & dans une tranquillité assaisonnée de plaisirs raisonnables. ◀Citation/Motto

Level 2► Metatextuality► J’ai fini une de mes dernieres pieces par une priere très pathetique composée par l’Archeveque de Cambrai. Rien ne seroit plus propre, comme je l’insinuai alors, à donner de la force & de l’Elevation à notre esprit, qu’un recueil des pensées pieuses que les personnes du premier mérite ont adressées à la Divinité, dans leur meditations sur [109] les sujets les plus sublimes. Convaincu de cette vérité, je ne donnerai aujourd’hui à mes Lecteurs que deux échantillons d’un pareil recueil, qui, s’ils ne font pas les effets qu’on en doit naturellement attendre, ne sauroient manquer du moins à faire plaisir à ceux qui aiment à pénétrer dans les grandes ames. Une de ces pièces fut trouvée dans le Cabinet d’un illustre Athénien, qui a vêcu il y a plusieurs siecles. C’est un soliloque, qui contient toutes les réfléxions sur la vie, & sur les actions humaines, que la simple nature peut faire naitre dans l’ame d’un homme sensé. L’autre est la priere d’un Bel-esprit qui est mort depuis peu dans un âge fort avancé, & qui avoit passé sa jeunesse dans tous les desordres, que la mode autorise. ◀Metatextuality

Heteroportrait► Il est probable que l’Athénien en question ait été Alcibiade, un homme grand jusques dans le vice même, dévoué à toutes sortes de plaisirs criminels, mais capable de s’en détourner avec force, & de donner toute son attention aux affaires importantes ; La Nature lui avoit prodigué tous les dons, qu’elle partage d’ordinaire aux hommes. Il avoit de la beauté, grand [110] air, de l’esprit, du courage, un genie des plus vastes. Ces avantages lui inspiroient dans la fleur de sa jeunesse un orgueil, qui alloit jusqu’à l’insolence la plus outrée. Ce caractère paroit de la maniere la plus forte, dans la réponse qu’il fit un jour à des personnes, qui l’exhortoient à apprendre la Musique. Alcibiade, dit-il, n’est pas fait pour donner du plaisir ; mais pour en recevoir. Il n’y eut que les leçons de Socrate, qui furent capables de modérer l’arrogance dans cette ame hautaine, & de la rendre accessible aux maximes d’une saine Philosophie. Cet homme de bien, ne réüssit pas entiérement à porter son illustre Disciple à une conduite tout-à-fait réguliere incompatible en quelque sorte, avec un esprit bouillant placé dans la plus haute fortune : mais il fut assez heureux du moins, pour lui procurer certains momens calmes, où il pût consulter ses lumieres dans ce silence des passions. La méditation suivante en est une preuve. Les Savans supposent qu’elle a précédé l’exécution de quelque entreprise périlleuse qu’Alcibiade avoit formée, pour le bien de sa Patrie. ◀Heteroportrait

Level 3► Citation/Motto► « Je me trouve à présent dans une solitude parfaite : mes oreilles ne sont [111] pas flattées par la musique ; mes yeux ne sont pas attentifs à la beauté ; aucun de mes sens ne reçoit des impressions capables de rompre la suite de mes pensées. Dans cet état, il me semble, que je découvre en moi-même quelque chose de sacré. Qu’est-ce que c’est que mon éxistance ? Je m’y trouve placé sans mon choix ; & Socrate me dit pourtant, qu’il me faudra rendre compte de la maniere dont je m’en serai servi. Mes sens calmez ne me communiquent rien de touchant ; &, dans cette absence de tous les objets extérieurs, je sens chez moi un Etre indépendant de toutes leurs opérations. Pourquoi donc mon ame ne sauroit-elle exister, absolument déliée de tous les organes, qui lui communiquent ces objets ? J’apperçois même que plus mon ame se ferme aux plaisirs des sens : plus toutes ses facultez ont de force, plus j’approche d’une existance pure & simple, & plus je découvre en moi quelque chose de grand, de noble, & de Divin. Si cette ame est plutôt affoiblie, que fortifiée, par tout ce qui y entre de corporel, n’est-il pas raisonnable d’en inférer, [112] qu’elle est destinée à un sejour plus conforme à sa nature, que ce corps, qui la gêne & l’emprisonne, qui l’avilit en lui procurant des délices, & qui en releve l’excellence en l’affligeant. Ouï, il y a une vie à venir : je suis un être immortel, & je vais faire usage de cette conviction, pour servir plus noblement ma Patrie. » ◀Citation/Motto ◀Level 3

On ne voit dans ce Soliloque, que l’aurore de la raison, qui répand une foible lumiere dans une ame livrée jusqu’alors à la sensualité ; mais, il y a quelque chose de plus fort dans la piece de notre contemporain, qui fut trouvée après sa mort parmi ses Papiers, & que pendant sa vie il avoit communiquée à un petit nombre d’Amis. On y voit une raison éclairée des lumieres du Christianisme, & retirée enfin par la vieillesse du bourbier des vices & des plaisirs. Elle est fatiguée du souvenir importun d’une longue suite de débauches de corps & d’esprit, elle ne sauroit faire sur tous ces desordres, que d’affreuses réflexions ; &, à peine ôse-t-elle se soulager, en implorant le secours de la miséricorde Divine. Cette Priere est très capable de faire impression sur ceux qui pendant leur jeunesse [113] font un pareil usage d’une belle imagination, & d’un génie supérieur.

Level 3► Citation/Motto► « O Dieu Tout puissant, je n’ôse lever les yeux vers le throne de la grace, quand je songe que je ne me suis acquis de la reputation dans le monde, qu’à mesure de l’insolence avec laquelle je t’ai offensé. Hélas ! Seigneur, mon éxistance ne doit être prolongée dans ce monde, ni dans l’autre, que pour égaler sa durée à la punition que mes crimes ont merité. Je commence à te craindre, o mon juste juge. Que cette crainte tardive ne me soit pas inutile ! Je tremble, je frissone en me présentant devant ta face redoutable. Faut-il, mon Dieu, que je ne te considere qu’avec frayeur, toi, dont la bonté est infinie ? O mon Redemteur, jette un œil de pitié sur les inquietudes, qui me dévorent. Sauveur du monde, fais un miracle de grace en ma faveur. Qui t’a offensé comme moi ? Je ne saurois me dérobber à ta présence. Où fuirois-je arriere de ta face ? Je ne puis que m’humilier devant elle, dans le sac, & dans la cendre. Mon ame est frappée du repentir le plus vif. Je m’abhorre moi-[114]même. Non seulement je me suis éloigné de toi, mais, j’ai ôsé te combattre. Toutes les facultez de mon ame se sont liguées pour faire la guerre à celui dont elle tirent leur origine. S’il est possible que vous me pardonniez les crimes que j’ai commis moi-même, comment me pardonnerez-vous ceux, que j’ai fait commettre aux autres ? Je me suis réjoui dans le mal, comme dans la prosperité. Fai Grace, du moins, Seigneur, à ceux qui t’ont offensé en suivant mes détestables leçons, & qui ont violé tes Loix sacrées, entrainez par l’Exemple de mes brillans desordres. Pour moi, Seigneur, je crains d’avilir la sainteté, en esperant le pardon pour moi-même ; Dois-je me flatter, que ta justice se laisse fléchir par quelques remords d’une vieillesse impuissante, & qu’ils expient une jeunesse qui s’est servie de de <sic> tout son feu pour te deshonorer d’une maniere plus frappante ? Je ne suis desormais qu’un objet de ton indignation, & de ta colere, mais, pendant que ce soufle est encore dans mes narines permets moi de te supplier de rammener à toi les miséra-[115]bles pêcheurs que j’ai détournez du chemin du salut. Soufre que les prieres que l’Auteur de leur chute t’addresse pour eux, soient de quelque efficace. Mais, mon Créateur, celles que je repans devant ton throne, pour moi-même, me seront-elles inutiles ? Faudra-t-il de nécessité que je périsse ? Mon ame ne sauroit soutenir cette afreuse idée. Non, mon sauveur, l’excez de mes crimes n’a pas épuisé ta miséricorde. Ah ! Seigneur, qu’il y ait un intervalle heureux, entre mes forfaits & ma mort, & que j’aye le tems de préparer mon ame souillée par tant d’habitudes vicieuses, pour le séjour de la sainteté, & de la joye spirituelle. Accorde-moi le tems de prévenir le scandale, que, sans cette grace, je donnerois encor après ma mort. Que je ne peche pas par mes malheureux écrits, quand je ne serai plus : que j’administre moi-même le contrepoison à ceux, qu’ils ont empoisonnez, & ouvre pour mon ame les thrésors de ton immense miséricorde. » ◀Citation/Motto ◀Level 3

C’est une triste situation pour un Moribond, que d’être persuadé qu’il a passé toute sa vie dans de vains amuse-[116]mens ; mais, quelle horreur n’est-ce pas pour un homme qui est dans un lit de mort, de souhaiter que toutes ses actions soient ensevelies dans un oubli éternel. Cependant, c’est une misere où s’exposent un grand nombre de ces personnes, que des talens extraordinaires ont rendus les plus propres à glorifier Dieu. C’est quelque chose de monstrueux, que l’amour de la réputation & les impressions de la mode, puissent tellement tyranniser un homme d’esprit, que dans le Cabinet même il néglige de gayeté de cœur les réflexions qui s’offrent à son ame, pour la tourner vers ses plus grands Intérêts. Voilà ce qu’on peut appeller une extravagance préméditée. La raison, qui s’est détournée une fois de ses principes soutient & fortifie cette Phrenesie abominable. Elle n’iroit jamais à un si haut dégré, si des talens superieurs mal employez, ne concouroient à l’appuyer par des efforts continuels.

Cependant, tout ce qui nous environne nous avertit que rien n’est stable & permanent dans ce monde. Doit-il être difficile à ces sortes de gens, de se mettre dans l’Esprit, qu’ils ne sont ici que pour quelque momens ; & cette [117] seule idée ne devroit-elle pas les détourner de ces honteux efforts ? Un seul grain de bon sens est préférable au plus beau génie, dont on fait un si malheureux usage. C’est ce que j’ai senti avec force, en parlant l’autre jour sur de pareiles matieres, avec un de mes vieux amis. Voici ce qu’il me dit de la maniere la plus touchante.

Level 3► Citation/Motto► « Il est indigne d’un Philosophe Chrétien de souffrir qu’aucun objet de ce monde le fasse seulement balancer sur ses devoirs. En vain la raison est-elle fortifiée par la foi, si elle ne produit pas dans notre conduite de plus grands effets, que ceux que la lumiere de la nature répand sur les actions d’un sage Payen.

Pour moi, qui compte sur les secours de la Grace, j’ose mépriser tout ce que la masse generale des hommes appelle grand & glorieux. Je ne veux plus agir comme un être mortel : je me considere comme une créature, à qui la naissance a donné un commencement, & dont la durée doit être infinie. Le trépas ne mettra point des bornes à mon existance ; il ne fera que l’étendre, & l’annoblir. N’est-il donc pas raisonna-[118]ble, que j’aye toujours ma grande destinée devant les yeux, & que je me conduise en tout comme un Etre immortel ? Sans doute : la raison, & mon intérêt, l’éxigent de moi. Je veux tacher desormais à ne rien faire, que je n’approuve encore dans mille & mille années d’ici. » ◀Citation/Motto ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1