Citation: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Ed.): "Discours LX.", in: Le Mentor moderne, Vol.2\060 (1723), pp. 42-55, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4261 [last accessed: ].


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Discours LX.

Citation/Motto► In amore hæc insunt omnia.

Tous ces inconvéniens sont à craindre dans l’amour. ◀Citation/Motto

Level 2► Rien ne me donne plus de mortification, qu’un grand nombre de Lettres que je reçois de toutes parts, remplies de plaintes sur la conduite des Peres & des Meres, qui font l’amour pour leurs Enfans. J’y vois des personnes d’âge, qui ont absolument effacé de leur mémoire les sentimens, que la jeunesse excita autrefois dans leurs cœurs, & qui s’opiniatrant à ne point entrer dans les tendres intérêts de leurs fils & de leurs filles, ne veulent régler le mariage, que sur les maximes ordinaires du négoce. Dès qu’un jeune-homme s’avise de faire l’amour dans certaines familles, le futur Beau-Pere le traite, comme si tous les biens du malheureux amant lui étoient Hypothéquez ; & ils le deviennent bientôt réellement par le Contract de mariage.

Ces sortes d’extorsions sont les plus inhumaines qu’on puisse imaginer. Un [43] fourbe de profession, qui tend des embuches à l’imprudence des jeunes gens riches, est mille fois plus pardonnable à mon avis, que certains Peres qui cherchent le moyen de ruiner un honnête homme, dans la passion illimitée, qu’il a pour sa maitresse ; & dans la profonde estime, qu’il sent pour la famille, où il voudroit entrer. Les deux lettres suivantes mettront ce sujet dans un plus grand jour, & serviront peut-être à rendre plus raisonnables quelques uns de nos compatriottes, qui, appuiez sur la mode, se pardonnent des injustices si criantes.

Lettre a l’Auteur.

D’une certaine Ville de Cumberland

Level 3► Letter/Letter to the editor► « Monsieur,

Il n’est pas possible d’exprimer la satisfaction, qu’on reçoit de vos feuilles volantes dans nos Provinces Septentrionales. Je suis persuadé, que par tout elles doivent produire un effet semblable, & qu’elles plaisent généralement à toutes les personnes, qui ont assez de mérite pour [44] aimer leur prochain. Mais, comme tous les peuples n’ont pas les mêmes penchans, le même gout, & le même tour d’esprit, il est naturel de croire, que vous ne procurez pas à tous vos Lecteurs des plaisirs de la même nature. Pour nous autres Septentrionaux, nous sommes sur-tout charmez de vos réfléxions, qui roulent sur le mariage, & qui par là nous interessent extraordinairement. Nos Provinces se sont toujours acquis une grande réputation, par leur attachement à la propagation de l’Espece. Si les Gots & les Vandales ont inondé autrefois toute l’Europe de leurs habitans superflus, vous savez que nous avons l’honneur, nous autres peuples de la Province de York, de fournir toute la Grande Bretagne de Palfreniers & de Notaires.

Je n’entrerai pas ici dans une recherche Philosophique des causes de cette fécondité qui nous est particuliere. C’est peut être notre Climat, ou la constitution de nos corps ; ou bien l’un & l’autre. Il se peut encore qu’elle procede du gout naturel de nos femmes, qui, incapables de [45] coquetterie, donnent toute leur tendresse à leurs Epoux ; & de l’heureuse rusticité des hommes, qui ne connoissent point les vices Méridionaux qui rendent effeminez ceux qui s’y abandonnent.

Quoi qu’il en soit, le fait est certain, & l’Eloge que je viens de donner à ma Patrie, fondé. Mais, je prévoi, que vous en tirerez une conséquence, qui, malheureusement pour moi, ne l’est pas. Vous vous imaginerez, sans doute que je jouïs déjà de l’heureuse possession d’une de nos Sabines ; ou, que du moins, je ne suis pas fort éloigné d’une union si satisfaisante. Vous vous trompez bien fort, Monsieur, & mon cœur me dit que je ne suis pas fait pour cette félicité. J’aime, on ne me hait pas, & je n’en suis que plus malheureux. Le Pere de ma Maitresse me tient le pied sur la gorge de la maniere la plus impitoyable ; & je dois, ou signer ma ruine, ou renoncer pour jamais à l’aimable Galathée. Que ferai-je ? Mes plaintes sont inutiles. Les tempêtes qui descendent de nos Montagnes ne sont pas plus rudes que le vieux Gentil-[46]homme ; & c’est parler à nos rochers, que de lui adresser les prieres les plus humbles, & les plus touchantes. Il est vrai que ma Maitresse m’écoute, & qu’elle soupire tendrement ; mais, sa douleur ne fait qu’augmenter la mienne. Elle est trop bien née, pour désobeir à son Pére ; & je l’estime trop, pour vouloir être heureux aux dépens de son devoir, & de sa réputation.

Avant que de m’être livré à cette passion, aussi agréable d’un côté, que malheureuse de l’autre, rien n’étoit capable de troubler ma belle humeur. Je dansois, je chantois, je brillois par mon enjoument dans toutes les compagnies des Dames. N’ayant qu’un désir indéterminé de leur plaire en general, je suivois mon penchant sans la moindre inquiétude : je ne me génois pas même pour avoir de l’esprit ; persuadé qu’on déplait plus facilement au beau sexe, par un excès que par un manque de génie. La tendre Galathée a renversé tout d’un coup ce plan d’une félicité aizée. Je suis triste, inquiet, taciturne. Je crains tout, je n’espere rien. Il est vrai qu’elle fait tous ses [47] efforts pour me consoler de la dureté de son Pere. Elle reçoit mes visites à toute heure du jour, elle desespere mes rivaux par ses rigueurs, & par toute sa conduite elle persuade a tout le monde que je dois bientôt être le plus heureux des mortels.

Vous rajeuniriez, mon cher Monsieur, si vous pouviez nous voir nous promener ensemble, lorsqu’une belle soirée d’Eté semble répandre le calme sur tout l’univers. Nous goutons alors toute cette joye pure & naturelle, dont une tendresse sincere peut inonder deux cœurs également touchez.

Je m’enivre en marchant du plaisir de la voir.

L’heureux couple, qui habita le Paradis, ne gouta pas dans ses promenades un plaisir plus parfait. Le murmure d’un ruisseau, dont le cours semble se régler sur la lenteur denos <sic> pas, me paroit rude auprès de la voix de mon aimable maitresse : les tons plaintifs des tourterelles, qui attendent leurs compagnes dans les grottes prochaines, n’ont rien de tendre, & de touchant en com-[48]paraison de cette espece de mélodie, que le cœur de ma Galathée fait menager à toutes ses paroles. Mais, helas ! tous ces plaisirs font place à la plus cruelle amertume, dès que j’ai perdu ma maitresse de vue. Je vois que je ne fais que perdre mon tems, & qu’il n’y a pas la moindre apparence, que je lapossede <sic> jamais. Son Pere fait que je ne saurois vivre sans elle, & il fait en même tems, que si je souscris à ses conditions, je trainerai avec elle une vie triste & languissante. Je vous conjure, Monsieur, de vouloir bien y mettre ordre, en décidant sur les propositions suivantes.

L’Autorité d’un pere ne doit-elle pas dans un païs libre s’accommoder aux droits légitimes du cœur de sa fille ?

Les Peres, qui sont obligez de donner le vetement & la nourriture à leurs Enfans, quand ils sont jeunes, ne sont-ils pas obligez quand ces Enfans sont parvenus à un certain âge, de satisfaire à leurs passions, pourvû qu’elles ne s’écartent pas du devoir ?

Si vous trouvez bon, comme je le crois très nécessaire de prendre le Pere sous votre Tutelle, la fille n’est-[49]elle pas en droit de me prendre pour son Tuteur ?

Ces points, & d’autres semblables, faute d’être décidez une fois pour toutes, causent de grands desordres dans le monde ; & il me semble que ce seroit une entreprise digne de vos lumieres, de votre expérience, & de votre amour pour le genre-humain, de fixer nos opinions à ces égards. Tous nos Septentrionaux vous en conjurent, & sur-tout moi, qui me fais un devoir & un plaisir d’être &c. » ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

Autre Lettre

Sur le même sujet.

Level 3► Letter/Letter to the editor► « Monsieur,

Je suis déja dans la vingt & troisieme année de mon âge, & j’ai un amant, à qui mon Pere a permis de me rendre visite sur le pied de mon futur mari. Vous voyez bien, qu’il n’est pas de mon intérêt de le perdre, puisque d’ailleurs c’est un homme de mérite, & qui m’auroit plû il y a six ans. Cependant, je ne sai comment faire pour me le [50] conserver. Je remarque que mon Pere se prévaut de la passion, que cet honnête homme a pour moi, qu’il veut le tyranniser, & qu’il a dessein d’éxiger de lui des conditions capables de le faire deserter, malgré toute la vivacité de sa tendresse.

Il m’ordonne de marquer à mon amant beaucoup de froideur, & une indifference parfaite. Je dois lui obéïr ; je le sai : mais, si vous voulez bien insérer cette Lettre dans votre feuille volante, le pauvre Garçon ne sera pas choqué de mon procedé, & il en démêlera la contrainte, sans beaucoup de peine. Je l’aime au delà de l’imagination ; & je suis tellement satisfaite des conditions qu’il nous propose, que je le prie de ne pas aller plus loin. Je ne veux pas qu’il croye un jour m’avoir achetée trop cher. Ma Mere est instruite de ma tendresse pour lui, & par conséquent il faudra bien que mon Pere se rende. Je suis &c.

P.S. Permettez-moi de prendre cette occasion, pour l’assurer de ma tendresse, & pour le supplier de faire le contract de mariage d’une telle [51] maniere que je puisse trouver mon bonheur plûtôt à être sa femme, qu’à être sa veuve. » ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

Voici encore deux autres Lettres, qui ne roulent par sur la même matiere ; mais, qui regardent le mariage, & qui par consequent ne viennent pas ici mal-à-propos.

Level 3► Letter/Letter to the editor► « Nous, qui avons signé celle-ci, nous sommes mari & femme depuis quinze ans, & vous saurez, s’il vous plait, que depuis le jour de nos Nôces, nous nous sommes querellez régulierement deux fois par jour, quoique nous ayons une véritable tendresse l’un pour l’autre. La raison de cet inconvénient domestique c’est que nous sommes tous deux également vifs, & que nous ne nous donnons pas l’un à l’autre le loisir d’avoir raison. C’est là la malheureuse source de nos chicanes, qu’un peu plus de patience & de sang froid de part & d’autre préviendroit indubitablement. A la fin, nous nous sommes avisez d’un expédient, qui fait merveilles : nous sommes convenus, que le prémier de nous qui se [52] passioneroit ne manqueroit pas de se retirer dans un autre chambre, & que de là il écriroit ses Griefs au prétendu offenseur ; que le porteur du billet seroit un de nos Enfans, & que celui à qui la lettre s’adresseroit seroit obligé de demander pardon, quand il seroit sûr de n’avoir pas tort. Nous avons arrêté qu’il falloit mutuellement nous faire ce petit sacrifice, parce que nous trouvons que c’est un bienfait digne de cette complaisance de vouloir bien sortir de la chambre, & prendre la peine d’écrire une lettre, simplement dans la vue d’éviter des querelles. Nous nous trouvons parfaitement bien de cette methode, qui nous donne le tems de penser. Ajoutez-y les souris, & les manieres enfantines de nos petits messagers, dont la vue ne manque jamais de calmer un reste de dépit, qui peut s’être sauvé de l’effort de nos Réfléxions. Depuis cet heureux Periode, nos Enfans & nos Domestiques ne s’apperçoivent plus de nos Divisions, & n’en tirent plus occasion de négliger leurs devoirs. Ce qui plus est, depuis ce tems nous remarquons l’un dans l’autre une infi-[53]nité de bonnes qualitez, dont nous ne nous étions point apperçus auparavant ; par ce que nous étions trop impatiens pour nous éxaminer à fond, & pour nous rendre une justice mutuelle. Nous nous sommes crus obligez de vous communiquer notre secret, parce que nous en croyons la connoissance très utile au public. Nous sommes, &c.

P.S. Dans ce moment, ma femme m’écrit de la chambre prochaine, qu’elle n’aime point dans ma lettre nos chicanes, & qu’il vaudroit mieux mettre nos fréquens débats. J’y souscris ; mais vous saurez, que, puisque débats il y a, c’étoit toujours notre coutume d’entrer dans ces débats, dans un Committé de toute la Maison. » ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3

Autre Lettre a l’Auteur

Level 3► Letter/Letter to the editor► « Monsieur,

Comme je crois que nous autres gens mariez, nous sommes sous votre tutelle aussi-bien, que ceux dont la conduite est moins réguliere, je suis bien aise de vous faire savoir [54] que ma femme est du nombre de celles, qui ne sont jamais, ni trop satisfaites, ni trop mécontentes. J’avoue pourtant que dans le caractere de la mienne le mécontentement entre un peu trop. Elle est extremement dans le gout des soliloques ; &, tout en se promenant dans la maison, elle se laisse échapper certains proverbes interrompus, qui marquent d’une maniere vague, qu’elle voudroit bien voir tout son ménage sur un autre pied : tels sont, Je ne dis rien, mais. . . Je sai bien ce que je sais, moi. . . Tout cela est fort bien ; mais, je sens bien où le soulier. . . J’ai la tête plus grosse que le poing, & si n’est-elle point. . . Pour moi, je la laisse parler tranquillement, sans daigner m’informer du sujet de ses plaintes, que je ne cherche que dans sa constitution. Je l’appelle d’ordinaire mon petit murmure, & je suis tellement fait à ce bruit sourd, que je ne saurois m’endormir sans l’entendre. Vous ne feriez pas mal, ce me semble, de communiquer ce petit phénomene au public, afin que bien des gens qui s’imaginent, que leur <sic> femmes sont de mauvaise humeur, aprennent qu’elles ne [55] sont qu’un peu mécontentes. Il est bon de savoir distinguer une maladie d’avec une passion. Pour moi, je suis sûr que bien des gens mangent, boivent, & dorment à merveilles, quoi que dans le fond ils soient nez malades. N’y en a-t-il point qui parviennent à un âge décrepit, sans avoir jamais senti de leur vie ni joie ni affliction ? Je suis, &c. » ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1