Zitiervorschlag: Jean Castilhon (Hrsg.): "No 2.", in: Le Spectateur français, ou Journal des moeurs, Vol.1\002 (1776), S. 73-144, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4209 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Suite de la Vision
Du Premier de l’An
.

Ebene 2► Metatextualität► Trois rames de papier ! ce présent a dû paroître à mes lecteurs bien mesquin de la part d’un Génie : mais il y a papier & papier. Une lettre-de-change, un billet au porteur, sont, aux yeux de M. Turcaret, plus précieux que toutes les Épitres de Cicéron, & cependant les uns & les autres ne sont que du papier. ◀Metatextualität Ebene 3► Eh bien, celui dont le Génie m’a fait présent pour mes étrennes, est d’un prix bien au-dessus de tout cela. Ce n’est pas de celui qui a donné [74] lieu au proverbe le papier souffre tout. Il ne souffre rien que d’utile & de vrai. On peut y écrire tout ce qu’on veut, mais l’écriture n’y paroît qu’autant qu’elle exprime des choses vraies, utiles, nécessaires, neuves, instructives, & le papier rejette impitoyablement toute pensée fausse, tout sophisme, toute expression vuide de sens, tout compliment qui ne part pas du cœur, tout mensonge, toute invraisemblance, tout ce qui n’est pas conforme à la raison & au bon sens, tout plagiat, toute répétition qui n’est pas d’une absolue nécessité, tout conte, toute fiction, qui n’ont pas un but moral ; toute image, toute métaphore, toute allusion, [75] en un mot toute figure qui n’est pas prise dans la nature ; toute comparaison qui manque de justesse, toute flatterie, toute critique injuste, fondée sur l’ignorance, sur le mauvais goût ou la prévention ; toute anecdote supposée ou scandaleuse ; toute satyre personnelle, toute calomnie, toute histoire qui pèche contre l’exactitude, toute réflexion de l’historien qui n’est pas absolument indispensable ; toute erreur, toute superstition & tout préjugé, en un mot tout ce qui choque la vérité, la nature & le sens commun.

Allgemeine Erzählung► Quoique le Génie m’eût laissé une petite note sur la vertu de ce papier, je ne l’avois pas encore [76] mis à l’épreuve. Le premier qui en fit usage, fut le jeune Comte de * * * qui venoit de perdre son argent au jeu, & qui vouloit m’engager d’insérer dans mes Feuilles, quelques réflexions chagrines qu’il avoit faites contre cette passion. Je lui promis d’en faire usage, lorsque je serois bien assuré de son entière guérison. Il me protesta mille fois qu’il l’étoit, & que s’il pouvoit seulement rattraper ce qu’il venoit de perdre en dernier lieu, il ne joueroit de sa vie ; mais pour rattraper cet argent, il en falloit encore. Il en cherchoit, il étoit impatient ; il savoit que je n’en avois point ; enfin il appela son laquais, qui lui tient lieu de Secré-[77]taire, car homme de qualité ne griffona jamais si mal que M. le Comte. Il me demanda de l’encre & du papier, fit asseoir son Domestique, & lui dit qu’il falloit écrire à son Notaire, pour le prévenir que dans la journée M. le Comte avoit besoin de cinq cens louis. Le Laquais se mit en devoir d’écrire sous la dictée de son Maître. Malheureusement pour lui, il commence par Monsieur. Le Comte furieux lui arrache la plume ; maraut, lui dit-il, où as-tu vu qu’un homme comme moi écrivoit à un faquin de Notaire, avec un grand Monsieur au milieu de la page ? Eh bien, M. le Comte, lui dit humblement le Laquais, ayez la bonté de dic-[78]ter vous-même. = Ecris donc = « Je viens de perdre l’impossibleMonsieur… Non, n’écris pas Monsieur, je ne puis me déterminer à lui donner le même titre que je donnerois à mon égal. = Comment faut-il donc que je mette ? = Eh bien, mets mon cher ami, cela n’engage à rien, & pourra le flatter. Le Laquais veut écrire mon cher ami, les lettres disparoissoient à mesure qu’il les traçoit. Il y revint à plusieurs reprises, mais inutilement ; il crut que le papier étoit huilé, il prit une autre feuille, recommença ; mais aux mots de mon cher ami, pas un trait ne portoit. Le Comte gronde, crie, s’impatiente, prend la plume, & veut écrire lui-mê-[79]me, & ne réussit pas mieux. Il s’en prend à la plume, à l’encre, au papier ; le papier, l’encre & plume retraçoient tout, excepté mon cher ami ; le Comte n’y concevoit rien, & je me gardai de lui expliquer ce phénomène ; je lui conseillai seulement de renoncer à mon cher ami. Mets donc, dit-il à son Domestique, mon cher Monsieur la Formule. Lapierre (c’étoit le nom du laquais), veut écrire : mais de ces quatre mots, il ne parut sur le papier que celui de Monsieur ; les autres demeurèrent en blanc, quelques efforts que fît le pauvre Lapierre. Le Comte entre en fureur, il prétend que son Laquais s’obstine à vouloir qu’il donne du Mon-[80]sieur tout court, à son Notaire ; le malheureux Lapierre proteste qu’il n’y a pas de sa faute ; le Comte essaye encore, peine perdue : il me prie d’y mettre la main ; j’écris, j’appuye, je passe vingt fois la plume sur le même trait, avec aussi peu de succès. On prend encore une autre feuille, & en dépit de sa morgue, le Comte fut obligé d’appeler son cher ami, Monsieur tout court. Il continua de dicter : « Je suis sans ressource, & si vous ne me faites le plaisir de me procurer cinq cens louis dans la journée, je ne saurai que devenir ». Tout cela fut écrit sans difficulté. Le Comte reprend : c’est un service d’ami que je vous demande, & [81] dont je conserverai une éternelle reconnoissance. Rien de tout cela ne prit sur le papier enchanté ; Lapierre étoit désolé ; il revint cent fois au commencement de la ligne. Le Comte juroit, il lui arracha la plume des mains, en lui reprochant de s’être enivré, & en le menaçant. Il me pria d’écrire moi-même, mais je fis des efforts superflus. Quoiqu’à peine il sût former des lettres, il voulut essayer ; mais il ne restoit pas plus de vestige de ce qu’il écrivoit, que s’il eût écrit sur l’eau ; il jeta la plume de dépit, en prit une autre, & le papier indocile ne prenoit point l’encre ; il renonça enfin à parler de service d’ami, & de reconnoissance [82] éternelle. Il rappela Lapierre, & au lieu de cette dernière phrase, il lui ordonna d’écrire : « Les circonstances où je me trouve, ajouteront un nouveau prix au service que je vous demande. Ces mots furent écrits tout couramment, à la grande satisfaction de Lapierre, qui n’avoit repris la plume qu’en tremblant. Le Comte voulut faire ajouter : Cette somme vous sera rendue exactement avant la fin du mois prochain ; mais Lapierre ne put jamais parvenir à mettre que ces deux mots : cette somme. Il étoit anéanti ; jamais il n’avoit trouvé de papier si bizarre & si capricieux ; mais il fut justifié par les efforts inutiles & multipliés que son maître & [83] moi fîmes pour écrire le reste de la phrase. Enfin n’en pouvant venir à bout ni l’un ni l’autre, il faut, lui dis je, qu’il y ait quelque chose de surnaturel dans ce papier : il semble qu’il y ait des choses qui lui répugnent & qu’il rejette. Voyons si je l’ai deviné. Aussi-tôt je dis à Lapierre d’écrire. Après ces mots cette somme, je lui dictai ceux-ci : vous sera rendue quand il plaira à Dieu. Lapierre fut tout étonné de les avoir écrits sans hésiter, sans que le papier eût refusé une seule lettre : la plume lui tomba des mains, & il crut que le diable s’en mêloit. Son maître prit la chose plus sérieusement, il s’imagina que par quelque tour d’adresse qu’il ne pou-[84]voit pas deviner, je l’avois joué. Il prétendit qu’un homme comme lui méritoit plus de respect. Mons <sic> Spectateur, me dit-il, en me regardant de travers, croyez-moi, choisissez mieux les objets de vos plaisanteries ; on ne persiffle point des gens comme moi : je veux bien vous le pardonner cette fois, mais n’y revenez plus. Lapierre, appelez mes gens. Il prit la lettre, la déchira, & sortit en grondant. ◀Allgemeine Erzählung

Allgemeine Erzählung► La leçon de M. le Comte ne me rendit pas plus sage ; j’eus le lendemain la visite d’un Poëte. Il me récita des vers qu’il trouvoit admirables, & qu’il venoit me prier de faire insérer dans tous les Journaux de l’Europe, pour être [85] connu tout d’un coup ; car il ne vouloit pas, disoit-il, marchander la célébrité. Quelque bonne opinion qu’il eût de ses vers, je n’en trouvai pas un qui ne me parût, ou vuide de sens, ou renfermant une image fausse, ou un sentiment exagéré, ou une pensée usée ; d’ailleurs, c’étoit une versification harmonieuse & facile, toute brillante d’antithèses, un coloris frais, une tournure d’esprit qui séduisoit. Le Poëte, au surplus, récitoit avec un art qui faisoit valoir les plus petites choses. Je le priai de me copier sa pièce, & je lui donnai une feuille de mon papier enchanté. Il s’asseoit à mon bureau, il veut écrire ; mais pas une lettre ne demeure [86] tracée : il essaya vingt plumes, changea vingt fois de papier, & ne put jamais parvenir à écrire un seul de ses vers. Il crut que c’étoit la faute de l’encre ; il tire une lettre de sa poche, & tous les mots qu’il essaye, restent marqués sur ce chiffon ; il ne douta pas alors que le papier ne fût d’une mauvaise fabrique ; mais j’écrivis devant lui un billet à un de mes amis sur ce même papier ; il en prit une autre feuille, mit quelques mots au haut de la page pour essai, il ne trouva point d’obstacle ; mais quand il en vint à ses vers, le papier réfractaire ne voulut rien recevoir : enfin il y renonce, ne sachant à quoi attribuer cette espèce de phéno-[87]mène ; il me promit de m’envoyer ses vers le lendemain matin, par la petite poste, & mon lecteur peut bien croire qu’il n’y manqua pas. ◀Allgemeine Erzählung

Allgemeine Erzählung► Parmi les visites que le nouvel an m’amena, j’eus celle de Madame de *** ma voisine, dont le mari étoit en Province depuis six mois. Il me vint dans l’idée de lui dire, que depuis deux jours j’avois reçu des nouvelles de son mari, que son retour étoit plus prochain qu’il n’avoit cru, & qu’il espéroit d’être à Paris dans huit jours au plus tard. A cette nouvelle j’apperçus quelqu’émotion sur le visage de la jeune femme ; & sans faire semblant de rien, j’ajoutai que, comme je devois [88] lui écrire le lendemain, si elle avoit quelque chose à lui mander, je mettrois sa lettre dans la mienne. Elle ne lui avoit pas écrit depuis quelque temps, & saisit cette occasion. Elle s’approche de mon bureau, dans l’intention de faire la lettre la plus tendre, & de lui témoigner tout le plaisir qu’elle avoit de son prochain retour. Mais quand elle voulut écrire, le papier demeura blanc sous sa plume. Quelle espèce de papier avez-vous là, me dit elle ? rien n’y prend. « Il est pourtant bien beau, lui dis-je, en mettant moi-même la date de la lettre ; mais, ajoutai-je, vous n’êtes pas assise assez commodément, & voilà pourquoi la plume ne porte pas. » Elle [89] se contenta de cette mauvaise raison, quitta le fauteuil qu’elle occupoit, & je lui approchai le fauteuil véridique ; elle ne tarda pas à en éprouver l’effet. Comme elle ne pouvoit écrire que la vérité, le papier reçut tout ce qu’elle lui confia ; car cédant à la vertu du fauteuil, elle ne put confier au papier que ce qu’elle avoit dans l’ame.

Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Le Spectateur vient de m’assurer que tu serois ici avant huit jours. Cette nouvelle m’afflige : tu ne pouvois pas prendre plus mal ton temps. Madame de ** & le Chevalier, l’Abbé & moi, avions tout arrangé pour passer le plus agréable carnaval qu’il soit possible. Ce retour inatten-[90]du bouleverse tous nos projets ; la pauvre femme en sera inconsolable. Elle avoit le dessein d’une fête charmante pour la semaine prochaine, le Chevalier l’avoit ordonnée ; l’Abbé & moi avions déjà fait le plan de celle que nous devions lui donner trois jours après. C’étoit bien la peine de faire tant de préparatifs ! Concert, souper, bal, il faudra donc tout contremander ! Je vais écrire à l’Abbé qu’il vienne me conseiller ; je ne sais où j’en suis… Mais il me vient une idée ; si je puis savoir au juste le jour de ta fatale arrivée, j’engagerai Madame de ** de donner sa fête le lendemain, & au moyen de quel-[91]ques couplets que le cher Abbé fera sur ton retour, nous te persuaderons que la fête est pour toi : nous nous y prendrons si bien, que tu n’auras pas le moindre soupçon… Oui… oui, cette idée est charmante ; la fête n’en sera que plus agréable. Je te connois trop galant pour ne pas rendre fête pour fête à Madame de **. Alors je te ferai adopter, sans que tu t’en doutes encore, le plan de l’Abbé. Tout cela sera fort plaisant : nous nous amuserons tous à tes dépens, sans que tu aies le plus petit mot à dire. J’étois fâchée de ton arrivée subite, en commençant ma lettre ; & voilà qu’à présent je serois au [92] désespoir que ton retour fût différé. Je vais prévenir Mad. de ** le Chevalier & l’Abbé. Adieu ; marque-moi le jour précis de ton arrivée, parce que nous nous réglerons là-dessus. Je crois que si tu étois ici, je t’embrasserois, tant la tournure que je viens de donner à cette affaire me fait plaisir ! Adieu : Je suis, avec mes sentimens ordinaires, ton épouse,

Juliette Cachemitte. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4

Je ne donnai pas le temps à ma voisine de quitter son fauteuil, de crainte que le charme cessé & l’illusion dissipée, elle ne s’avisât de relire sa Lettre ; je lui donnai tout ce qu’il falloit pour la cacheter, & quand elle y eut mis [93] le dessus, elle me la donna. Elle quitta le Fauteuil de vérité, & croyant avoir écrit à son mari les choses les plus tendres, elle me pria de faire parvenir l’épître à sa destination, le plutôt qu’il me seroit possible, & sur-tout de prier son mari de me marquer au juste le jour de son arrivée à Paris. Elle me quitta brusquement, pour aller sans doute chez Madame de ** la prévenir sur la nouvelle que je lui avois donnée, & que j’avois imaginée ; & moi qui ne crus pas commettre une indiscrétion en décachetant la lettre, parce que je n’avois aucun doute de l’effet du fauteuil, combiné avec le charme du papier, je m’amusai à la lire. ◀Allgemeine Erzählung

[94] Mon Lecteur me reprochera peut-être d’avoir été, dans cette occasion, menteur & perfide ; car en vérité, je ne sais ni quand M. de ** doit revenir, ni s’il reviendra ; & cependant dans quel embarras ma fausse nouvelle a jetté ces pauvres femmes & leurs amans ! Obligées de changer le plan & le jour de leur fête, pour attendre que le mari arrive, que deviendra leur projet, quand elles l’auront attendu quelques jours inutilement, & qu’elles perdront patience ? Oseront-elles l’exécuter, dans la crainte d’être surprises ? Je crains fort que mes Lecteurs ne veuillent pas me pardonner cette tracasserie. Pour ces Dames, je m’attends bien qu’elles [95] ne me le pardonneront jamais : mais peut-on résister au plaisir de tracasser des coquettes ? ◀Ebene 3

Metatextualität► Je ferai part à mes Lecteurs des différens usages que je prétends faire du papier enchanté du Génie. Il seroit à desirer qu’on pût en établir une fabrique à l’usage de nos Ecrivains & de la Typographie Françoise. Ce seroit un papier vraiment économique, & dont nos plus laborieux Ecrivains auroient bien de la peine à consommer trois mains par année. ◀Metatextualität

[96] Lettre.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Et moi aussi, M. le Spectateur, j’ai eu la rage du célibat : grâces au ciel m’en voilà bien revenu. Il y a deux ans que je suis marié, & il me semble que c’est d’hier. J’envie à M. Dorat d’avoir fait une Comédie contre les Célibataires. Quel parti l’Auteur n’eût-il pas tiré de son sujet, si, comme l’Albane, il eût pu prendre dans son ménage, les modèles des tableaux de l’hymen, qu’il a présentés à ses spectateurs. Ah ! Monsieur, que n’ai-je ses talens, ou que n’a-t-il une femme comme la mienne ? S’il eût connu comme [97] moi, tous les avantages du mariage, sa Pièce seroit bien autre chose. Selbstportrait► Quand je compare mon état actuel avec celui de Célibataire que j’avois embrassé, sans trop savoir pourquoi, il me semble être revenu de mort à vie. Il est vrai qu’il y a peu de maris aussi bien partagés. On diroit que le Ciel a fait une femme exprès pour moi. Je ne vous parlerai point de sa beauté ; un mari doit toujours être réservé sur cet article : vous parler de son caractère, de ses talens, de ses qualités, ce seroit à ne jamais finir. Je me borne à un point seulement, parce que c’est celui qui m’intéresse le plus. Je suis naturellement paresseux, & ma femme est d’une complai-[98]sance qui ne me laisse rien à faire ; c’est elle qui prend tout sur son compte : elle m’épargne jusqu’à la peine de penser & de vouloir ; & cependant quoi qu’elle fasse, elle a toujours l’air, devant les étrangers sur-tout, de n’avoir rien fait ; elle me fait les honneurs de tout ; renvoye-t-elle un Domestique, ce n’est pas pour elle ; il déplaisoit à Monsieur, Monsieur n’en pouvoit tirer aucun service, il s’est vu forcé de s’en défaire. Si elle va à l’Opéra ou à la Comédie, c’est que je suis passionné pour le Spectacle. Je détestois le Bal ; depuis que je suis marié, ma femme m’a prouvé que j’en étois possédé ; elle m’a d’abord engagé d’y aller, pour me délasser de mes occupations ; au-[99]jourd’hui c’est par complaisance qu’elle m’y accompagne, parce qu’elle prétend & qu’elle est bien assurée que j’y ai pris goût, & que j’en raffole : il faut bien que cela soit, car nous y allons plus souvent que je ne voudrois : c’est ainsi qu’elle me découvre tous les jours des goûts que je ne croyois pas avoir. Pourquoi recevez-vous cette vieille folle ? lui disoit-on, il y a quelques jours ; « ce n’est pas que je m’en soucie, répondit ma femme, mais mon mari se plaît infiniment avec elle. »

J’ai appris, depuis peu de jours seulement, que j’avois une aversion secrette pour la nouvelle musique ; je ne m’en doutois [100] point : mais ma femme l’a dit l’autre jour à un Virtuose qui l’avoit invitée à un concert où elle s’étoit ennuyée à la mort. Le Musicien vint me reprocher mon mauvais goût, & tâcher de me convertir ; pour me tirer d’affaire, je lui dis que j’y consentois, si ma femme étoit de cet avis. Je ne sais point encore comment ils se sont arrangés ; elle m’avertira sans doute du goût que j’aurai. Ma femme n’a que des choses agréables à me dire. Si l’on parle de parures ; oh ! pour cet article, dit-elle, Monsieur n’est pas comme la plûpart des maris, qui contrôlent sans cesse la toilette de leurs femmes ; le mien a la fureur de vouloir que je sois mieux mise que les [101] autres ; il n’est jamais si content que lorsqu’il me voit quelque nouvelle parure ; que voulez-vous ? c’est sa folie ; il voudroit que j’eusse le meilleur coëffeur ; les plumes ! il ne voit rien de si galant. Et le rouge ! jamais il ne me trouve si jolie, que lorsque j’en ai jusqu’aux oreilles ; mais il n’aime pas les grands bonnets ! Enfin l’intérêt que ma femme prend à tout ce qui me regarde, lui fait partager jusqu’aux travaux qui ne peuvent convenir qu’à moi. Si, quand je dois plaider quelqu’affaire d’éclat, on vient nous inviter à quelque partie, nous ne pouvons point en être, répond-elle, à moins que vous ne la remettiez ; car nous travaillons [102] à un plaidoyer qui nous prend tout notre temps. Une autre fois ce sera parce que nous sommes occupés d’un Mémoire, que nous devons donner incessamment au Rapporteur d’un de nos Cliens. Notre union est si intime, que souvent elle ne me distingue point d’elle-même. Combien de fois ne lui ai-je pas entendu dire ; je gagne tous les ans dix à douze mille livres au Barreau, sans compter mon cabinet ; mais j’espère que je me reposerai sur mes vieux jours ? ◀Selbstportrait Adieu, Monsieur le Spectateur ; je ne vous ai tracé qu’une partie des agrémens que je trouve dans le mariage. Une autre fois je vous en dirai davantage. J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

[103] Discours.

Metatextualität► Rappelez-vous, mon cher Lecteur, ce que je vous disois, il y a un an, au sujet de l’origine de la Nation, & de nos Historiens François. ◀Metatextualität Ils ont écrit l’Histoire d’une Nation étrangère, & ils ont perdu de vue la véritable. Ils n’ont vu que les Francs, Peuple barbare qui nous a conquis, & ils ont dédaigné ces bons & braves Gaulois, peuple doux & poli, quoiqu’un peu superstitieux, qui donna ses mœurs & ses loix à ses vainqueurs. Son ingrate postérité a adopté des pères étrangers, comme si elle avoit à rou-[104]gir d’être Gauloise, & comme si les Francs qui se répandirent dans les Gaules après la conquête, avoient été en assez grand nombre, pour ne s’être pas perdus un siècle après, dans l’immensité du Peuple vaincu *1 . Si l’ignorance ou l’adulation de nos premiers Historiens, nous a privés de monumens écrits, qui attestent que la Nation conquise est notre véritable Nation ; il reste dans notre caractère des monumens plus authentiques que le marbre & les [105] inscriptions. Ce caractère qui subsiste encore dans une grande partie de la Nation, s’est sur-tout conservé dans les principales Villes des Gaules, où les Druides avoient leurs Colléges, ainsi qu’on remarque dans celles où la Cour de nos Rois a résidé, plus de politesse & d’urbanité que dans les autres. Les Druides avoient un fameux Collége à Autun. Parcourez nos Historiens, & vous verrez, autant qu’il est possible de voir, à travers les voiles qu’ils ont jetés sur ces matières, que le Gallicisme s’y est soutenu plus long-temps que dans les autres Villes. Sous la domination des Romains, un siècle avant la conquête des Francs, les Scien-[106]ces y fleurissoient ; elles ne s’y éteignirent que long-temps après que les Conquérans, alliés des vaincus, eurent chassés les Romains & les Lettres des Gaules. Metatextualität► La Lettre suivante, écrite par un Autunois *2 , nous a paru respirer ce caractère franc, libre & mâle que César trouva dans les Gaules, & que ni l’habileté des Romains à faire aimer leur empire, ni la barbarie des Francs, plus propre à faire craindre leur joug, n’ont pu détruire. ◀Metatextualität

[107] Lettre

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Je ne tiens, Monsieur le Spectateur, ni à l’Épée, ni à la Robe, ni à l’Église, ni à la Finance, ni au Commerce. J’aime ma Patrie, & je m’intéresse, en bon Citoyen, à tout ce qui peut lui procurer de nouveaux avantages ; c’est à ce titre que j’ai l’honneur de vous adresser les observations suivantes.

Ebene 4► N’avoir point d’état, est une grande tache dans l’esprit de bien des personnes, qui se croient fort raisonnables ; car, disent-elles, il faut faire, il faut être quelque chose ; & ce quelque [108] chose, pour le vulgaire, consiste, ou à porter sous le menton une petite serviette, coupée en deux parts bien égales, ou à traîner une robe à longue queue, ou à mettre un morceau de galon sur ses épaules. Selbstportrait► Quoique je ne fasse rien de tout cela, je ne crois pourtant pas être tout à fait inutile dans le monde. Je jouis d’un revenu honnête. Je vis huit mois de l’année à la campagne, j’y fais travailler mes Paysans, & je les aide dans leurs besoins : les quatre mois que je passe à la Ville, je rassemble chez moi des gens de bons sens, qui n’ont aucune prétention à l’esprit, ou si vous l’aimez mieux, des gens d’esprit qui ont le bon sens de ne pas le [109] chercher. J’y vois quelques Auteurs, dont la plume n’est guidée ni par l’intérêt, ni par l’envie, ni par la manie de la célébrité ; mais qui sont animés de l’amour du bien & de la vérité, & qui n’écrivent que pour la faire connoître. La foule des autres, qui est immense, ne franchira jamais le seuil de ma porte. Ma femme, chose assez rare, est aimable sans coquetterie, & sage sans orgueil. Mes enfans sont élevés sous mes yeux, parce que ce soin me paroît être le premier devoir d’un père. J’ai trois fils ; l’un est destiné pour l’Église ; l’autre pour la Robe, & le troisième pour l’Épée. Leur mère, qui les aime tendrement, & dont l’ambition ne lui [110] permet de voir aucun obstacle à l’accomplissement de cette destination, dit : le premier ne sera pas plutôt tonsuré, qu’il aura des Bénéfices ; il en mangera tranquillement le revenu dans la Capitale, & puis il sera Evêque à son tour. Le second fera son Droit tant bien que mal, il achetera une Charge de Président, & siégera sur les fleurs de lys, au-dessus des meilleurs Juges, qui ne sont que Conseillers. Quant au troisième, il fera d’abord ses exercices, sera un an Cornette, deux ans Capitaine, il obtiendra un Régiment ; & quand il sera obligé d’être à son Corps, il aura une bonne table, & fera faire l’exercice à la Prussienne.

[111] Tandis que ma femme arrange toutes ces choses au gré de ses vœux, moi, je dis : si le premier de mes enfans a une vocation bien décidée pour l’Église, il renoncera de lui-même à toutes les vanités du siècle, il sera très-indifférent pour les biens de la terre ; si le Ciel lui en envoie, il les emploiera au soulagement du Pauvre ; il édifiera par son exemple ; s’il a le talent de la parole, il prêchera la morale de l’Evangile, pure & simple, sans se jeter dans la controverse : il dira aux Princes, aux Grands & au Peuple des vérités utiles ; ses sermons ne seront point hérissés d’esprit, ni brillans d’antithèses, mais ils seront remplis de force, parce [112] que le Prédicateur sera bien pénétré de ce qu’il dira ; l’on en sortira touché & convaincu. Ce chemin ne mène pas toujours à l’Épiscopat ; enfin, si mon fils y arrive, tant mieux, il en sera plus à portée de secourir les malheureux.

Le second ne montera pas si lestement, que sa mère le croit, sur les fleurs de lys. D’abord, il étudiera le Droit Romain, ne fut-ce que pour bien se mettre dans la tête que les Loix sont fondées sur le bon sens & la raison ; qu’il n’y en a pas une seule dans le Code & le Digeste, qui n’émane de la loi naturelle, & que la discordance de quelques-unes, ne vient que du défaut [113] d’ordre dans la rédaction de ces immenses recueils, où les matières sont confondues : ensuite il suivra le Barreau, pour écouter & s’instruire ; il étudiera pendant ce temps-là les Loix & les Coutumes du Royaume ; il se mettra au fait de tous les détours de la chicane & des raisonnemens spécieux de la plaidoirie, afin d’être sur ses gardes, & de s’en garantir quand il sera en charge ; il approfondira les Loix de l’État, & les principes fondamentaux de sa constitution ; & par l’exercice constant des vertus patriotiques, il acquerra cette fermeté, cet attachement imperturbable pour les vrais principes, qui doivent être le partage du Magistrat.

[114] Le troisième de mes enfans fera ses exercices, & s’habituera de bonne heure à une vie dure & frugale : il portera le mousquet comme Turenne, au moins pendant un an ; il fera successivement les fonctions de simple Soldat, d’Appointé, de Caporal, de Sergent : ensuite il parviendra à la Sous-Lieutenance, à la Lieutenance, & remplira avec la plus grande exactitude les devoirs de ces grades : il sera respectueux & modeste devant ses supérieurs, sans en excepter les Capitaines. Quand il aura mérité d’être nommé à une Compagnie, il se croira fort honoré, & ne dédaignera pas de servir, parce qu’il n’aura pas des épaulettes en cordelières. [115] Il se mettra dans la tête le Code Militaire, quand il y en aura un ; lorsqu’il sera Major, il fera faire l’exercice ordonné, & n’en inventera pas un nouveau. Devenu Colonel, il n’aura pas la prétention de se croire plus habile que Turenne, Catinat & Luxembourg ; il étudiera leurs campagnes, non pas pour les épiloguer, mais pour tâcher de se former sur ces modèles ; il ne dira pas que le Maréchal de Puyseguer n’a donné que de faux principes. Il ira ressassant les écrits du Chevalier Folard, qui, à la vérité, sont un peu diffus & verbeux, mais où l’on trouve du savoir & de fort bonnes maximes ; il lira ceux qui ont ressassé ces écrits pour les [116] perfectionner. Il ne perdra pas son temps à feuilleter les critiques qui les ont attaqués ; parce que ceux-ci n’ont fait que ressasser des préjugés condamnés par tous les bons Généraux, & par les Militaires les plus éclairés ; parce que l’on a répondu cent fois à leurs objections, par les raisons les plus fortes, & que ces objections reparoissant toujours, il ne faut plus s’en mettre en peine, d’autant que ces Critiques ne se rendront jamais. Néanmoins je viens de parcourir une Brochure qui m’a paru un petit chef-d’œuvre de goût & de raison ; elle est intitulée : [117] L’Ordre profond & l’Ordre mince, considérés par rapport aux effets de l’Artillerie. Réponse de l’Auteur de l’Artillerie nouvelle, à MM. de Mesnil, Durand & de Maizeroy *3 . Mon fils fera bien de la lire, afin de se former une idée de la solidité des raisonnemens par lesquels on prétend pulvériser Folard & ses Spec-[118]tateurs. Il apprendra dans cet opuscule, que la phalange des Grecs & le systême des colonnes de Folard sont la même chose ; que le Maréchal de Saxe a créé une ordonnance sur quatre pour l’attaque, & sur deux pour le feu ; que si ce Général eût seulement soupçonné jusqu’où l’on pouvoit pousser la perfection de la mousquetterie & de l’artillerie, il auroit bien chanté sur un autre ton ; *4 que ces effets sont deve-[119]nus si terribles, que dans une troupe de 500 hommes en colonne, on doit en tuer nécessairement 722. Il y verra aussi que la vivacité françoise doit être tournée du côté du feu ; que la perfection de l’artillerie & de la mousqueterie étant toute au profit de la défense, on doit s’attacher à rendre celle-ci tellement inexpugnable, que l’on soit obligé de renoncer à tout projet d’attaque, ce qui rameneroit à demeure la paix & la tranquillité sur la terre.*5 [120] Ces assertions, ces maximes, & diverses autres choses, sont d’autant plus précieuses, qu’on ne les trouve dans aucun livre ancien ni moderne.*6

[121] Je conserverai précieusement à mon fils, un exemplaire de cet Ouvrage, afin qu’il le consulte dans les occasions difficiles. Je me propose de lui former une bibliothèque de quelques Ouvrages nouveaux dans le même genre.

Quant à ses frères, j’aurai soin d’écarter d’eux tout livre à paradoxes, tout systême brillant & nouveau ; je sens que ce ne sera pas une petite affaire ; mais à l’aide d’un peu de bon sens & de beaucoup de patience, j’espère d’en venir à bout. ◀Selbstportrait ◀Ebene 4

Voilà, Monsieur, le plan de conduite que je dois tracer à mes trois fils. Si je n’ai occupé aucune Charge dans l’État, je veux du moins ne rien négliger pour que [122] mes enfans se rendent dignes de l’estime publique, dans l’exercice de celles dont ils seront un jour revêtus.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

[123] Conversation entre
un Comedien et le
Spectateur.

Ebene 3► Dialog► Le Spectateur.

A quel titre, Monsieur, prétendez-vous m’obliger de vous expliquer ce que je n’ai pas voulu dire plus clairement au Public, parce que j’étois bien sûr qu’il m’entendroit ; & d’ailleurs que vous importe que j’approuve ou que je blâme l’usage des petites loges à l’année ?

Le Comédien.

Comment morbleu, que m’importe ? Vous m’enlevez le plus [124] clair de mon revenu, & vous voudriez…..

Le Spectateur.

Je n’ai jamais rien enlevé à personne, & vous vous méprenez sans doute. Mais qui êtes-vous enfin ?

Le Comédien.

Il est bien singulier qu’un Homme de lettres, ne connoisse point le Marquis de Mont-sur-Roche, possédant haute, moyenne & basse Justice dans toute l’étendue de sa Terre, & de plus un des premiers Acteurs de la Comédie !

Le Spectateur.

Ah ! pardon, M. le Marquis, je vous remets à présent. Comme je ne vois jamais les Comédiens hors du théâtre, je ne les connois [125] guère que là ; je sens en effet que ma petite plaisanterie peut vous intéresser ; mais je ne comprends pas comment elle peut diminuer vos revenus ; ce n’est pas mon intention.

Le Comédien.

Mais votre intention n’est-elle pas de jeter du ridicule sur nos locations ?

Le Spectateur.

J’en conviens. Louer à des particuliers des Loges destinées au Public, me paroît le plus odieux des monopoles.

Le Comédien.

Eh ! mon Dieu, Monsieur, qui est-ce qui vous dit le contraire ? Déclamez, criez tant qu’il vous plaira, contre cet usage ; [126] soutenez que nous faisons des petites Loges de tout, que nous réduisons tous les jours les places destinées au Pubic <sic>, qu’il ne lui en restera bientôt plus ; toutes vos réclamations à cet égard nous sont fort indifférentes. Mais ce qui ne l’est pas pour ma Compagnie, c’est que vous donniez une mauvaise réputation à nos petites Loges ; c’est que vous ayez écrit « que le Locataire d’une petite Loge, pouvoit, suivant le droit naturel, & au moyen de sa propriété, en faire ce qu’il jugeoit à propos ; qu’en effet c’étoient autant de boudoirs, & de reduits propres à des rendez-vous qu’on n’y venoit presque jamais pour le Spectacle ; que c’étoit [127] l’unique raison qui pût nous autoriser à ne pas en partager le produit avec les Auteurs, qui ne doivent partager que dans le produit des places où l’on vient pour le Spectacle même. »

Le Spectateur.

Doutez-vous du droit du Locataire ? Il seroit aisé de vous le prouver. Quant au fait, je veux bien croire que ceux à qui vous louez, sont des personnes trop respectables pour abuser de la solitude des petites Loges. Mais enfin ces Locataires ne viennent pas toujours à la Comédie ; ils prêtent leurs Loges à l’un & à l’autre, qui souvent les demandent pour d’autres ; & alors le [128] Locataire peut-il répondre de ce qui se passe chez lui ?

Le Comédien.

Ce n’est pas notre affaire ; le tout est que nos Loges conservent leur réputation, sans quoi elles courroient risque de n’être point louées.

Le Spectateur.

Eh bien, Monsieur le Marquis, mes vœux seroient alors remplis, & les Comédiens seroient forcés de remplir leurs devoirs. Le Public pourroit espérer de trouver place au Spectacle pour son argent ; & comme il n’y auroit plus à soupçonner la moindre indécence pour les petites Loges, les Auteurs recevroient, sans être exposés à rougir, la part qui leur reviendroit [129] de ces Loges, comme des autres.

Le Comédien.

Toujours les Auteurs ! toujours les Auteurs ! quelle misère ! Adieu, Monsieur ; je vais faire part au Comité de votre réponse, & nous verrons. ◀Dialog ◀Ebene 3

[130] Lettre

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur le Spectateur.

Si l’on voit tous les jours la sagesse la plus consommée dupe des illusions de l’amour, combien est excusable le jeune homme inconsidéré, qui se livre aux piéges d’une coquette ? Je voudrois qu’on s’attachât moins à éloigner les jeunes gens de ce danger, qu’à leur faire mettre à profit leurs premières erreurs : il me semble que leurs parens, ou ceux qui prennent soin de leur éducation, pourroient trouver dans leurs premières aventures, des moyens de les rendre avisés pour le reste de [131] leurs jours. C’est à une petite intrigue que je liai presqu’en sortant du Collége, avec une personne d’un âge supérieur au mien, que je dois le bonheur de n’avoir jamais été la dupe des femmes.

Ebene 4► Allgemeine Erzählung► J’avois dix-huit ans, un cœur tout neuf, & un très-grand besoin d’aimer, lorsque je fus présenté chez Madame de Vieuxfort, femme qui étoit sur le retour, fort active & se mêlant des affaires de tout le monde. Elle avoit une fortune très-bornée, & deux filles, dont le goût pour la parure & pour la dépense, en auroit consommé une plus considérable. La cadette étoit plus jolie ; mais l’aînée étois plus séduisante par son [132] esprit artificieux : elle touchoit à sa vingt-unième année, & quoiqu’elle eût plus d’âge & moins de beauté qu’Henriette, je donnai la préférence à Sophie : elle avoit un amant, je le supposois aimé, & ce fut cet obstacle qui me décida.

Je résolus de supplanter mon rival : Sophie s’apperçut aisément de mon projet, elle en profita pour nous rendre l’un & l’autre plus amoureux & plus assidus auprès d’elle. L’adroite Sophie savoit à propos irriter notre jalousie & flatter notre amour-propre. Quelquefois quand je croyois avoir forcé mon rival à me céder la place, elle me suscitoit une tracasserie, me boudoit, se racommodoit avec lui, & j’étois obligé [133] de recommencer, à nouveaux frais : ce n’étoit qu’à force de soins, d’attentions & de sacrifices, que j’obtenois qu’elle l’éloignât encore. Enfin on eut l’air de me le sacrifier, & il ne revenoit que rarement ; cependant j’ignorois si j’étois aimé. On m’avoit délivré d’un concurrent, on me recevoit avec des égards, on ne rejetoit point mes vœux : mais on n’y répondoit qu’en les souffrant. J’aurois voulu savoir à quoi m’en tenir : quand je devenois plus pressant, Sophie m’échappoit avec une adresse que mon inexpérience & ma vanité ne manquoient point d’interprêter en ma faveur. Sophie me dit un jour, qu’elle ne connoissoit pas [134] de situation plus embarrassante pour une jeune personne, que celle où pressée par sa tendresse, elle en faisoit l’aveu pour la première fois….. A ces mots échappés comme malgré elle, je m’apperçus qu’elle baissoit les yeux, & qu’elle rougissoit. Je ne doutai plus alors de ma félicité : je regardois son silence, comme l’aveu le plus formel de son amour : je devins plus empressé, elle parut plus confiante : mais elle n’avoit pas prononcé le terrible mot, je vous aime, mot sacré auquel je tenois beaucoup : je ne pus jamais y résoudre Sophie : soit discrétion, soit timidité, je n’insistai pas, & j’attendis cette faveur, du temps & de ma constance.

[135] J’allois tous les jours passer les après-soupés chez sa mère. Une nuit d’été que plusieurs personnes du voisinage s’étoient rendues dans son jardin, je me promenois avecSophie <sic> & sa sœur, que j’avois mise dans mes intérêts. Sophie me parut plus tendre ; je crus appercevoir dans ses discours, ce désordre que l’amour timide mettoit souvent dans les miens ; elle commençoit une phrase & la finissoit par un soupir : je pressois sa main, & elle ne la retiroit point. J’étois résolu de profiter de cette circonstance, pour lui arracher l’aveu que je desirois depuis si longtemps ; mais le reste de la compagnie vint nous joindre & la conversation devint générale.

[136] J’étois au désespoir, je maudissois en secret les importuns, & je pressois la main de Sophie : quelle fut ma surprise, lorsque je sentis qu’elle glissoit un billet dans la mienne ! Je ne pouvois suffire à mon bonheur, & je crois que devant tout le monde, je serois tombé à ses genoux, si elle ne se fût éloignée au plus vîte : quelle délicatesse, disois-je en moi-même ! que j’étois injuste, lorsque je croyois mon rival aimé ! Ah ! pardon ma Sophie, je verrois tout l’univers à vos pieds, qu’il ne m’inspireroit pas un soupçon : quel cœur tendre ! quel amour pur !

Cependant depuis que j’avois reçu le billet, les momens me paroissoient des heures. Il me tar-[137]doit de pouvoir lire cet aveu si desiré. J’étois plongé dans la revêrie, on s’en apperçut, on me reprocha mon humeur, je supposai un mal de tête, & je me retirai.

Dès que je fus sorti, je courus vers la première boutique où je vis de la lumière ; je m’en approchai le plus que je pus, & je lus les deux premières lignes. Ebene 5► Brief/Leserbrief► « Qu’allez-vous penser de moi ? m’écrivoit Sophie. Mais avant de me juger, que la sensibilité de votre cœur se fasse une idée de ce qu’il a dû m’en coûter pour vous écrire ce que ma bouche n’a pu vous confier. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 5

Je n’en lus pas davantage, de crainte que les voisins ne formassent des soupçons. A cent pas je vis de la lumière, & je [138] ne pus résister à la tentation de lire encore quelques lignes. Ebene 5► Brief/Leserbrief► J’ai eu beau combattre, continuoit Sophie, il est des temps & des circonstances où le secret ne dépend plus de nous. Qu’alors on se félicite d’avoir rencontré un cœur digne de notre confiance ! Que je serois fachée d’avoir à révéler à Dorimon, (c’étoit le nom de mon rival,) le secret qui fait l’objet de ma lettre ! …. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 5

J’en étois à ces mots, lorsque j’entendis quelqu’un venir vers moi ; je remis la lettre dans ma poche, après lui avoir donné mille baisers, & je volai chez moi, pour en achever la lecture.

Ebene 5► Brief/Leserbrief► Malgré la certitude que j’ai de votre caractère, je tremble, j’hésite [139] à vous apprendre, que ma mère se trouve dans le plus grand embarras. Elle a épuisé toutes les ressources de l’économie. Le secours qu’elle retire du travail de nos mains, est insuffisant ; & nous venons d’essuyer une perte à laquelle nous ne nous attendions point. Elle a le plus pressant besoin de cinquante louis ; elle a fait bien de démarches inutiles ; elle étoit déterminée à recourir aux usuriers, mais je l’en ai empêchée, leurs secours sont trop funestes. Je l’ai vue sur le point de s’adresser à Dorimont ; j’en ai frémi. A force de prières je l’en ai détournée. Je connois Dorimont, il ne me manqueroit pas de se prévaloir de ce service, il devien- [140] droit exigeant. Ah Monsieur, jugez de ma situation, & délivrez-moi de la crainte que me cause ce projet odieux ! Ma mère ignore tout ce que je vous écris ; s’il vous est impossible de nous procurer cette somme, qu’elle ne sache jamais que je vous en aye parlé ; elle n’est pas obligée de connoître la beauté de votre ame, comme la connoît votre Sophie. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 5

Je demeurai confondu de la fin de cette lettre ; cependant je ne sentis dans ce moment que la situation affligeante d’une famille que je respectois. J’arrosai cet écrit de mes larmes, je regardai comme une faveur précieuse, la confiance de Sophie. Je n’avois [141] pas les cinquante louis qu’on me demandait, je courus chez un ami ; le zèle avec lequel je le pressai, l’étonna. Je ne te demande pas, me dit-il, la destination de cet argent, il suffit à mon amitié de savoir que tu en as besoin ; mais à ton âge, on est aisément dupe, & certainement ce n’est pas pour toi que tu empruntes cette somme. Ah ! si tu savois ! lui dis-je… A ces mots des larmes s’échappèrent de mes yeux ; je l’embrassai, & comme nous n’avions jamais eu rien de caché l’un pour l’autre, je crus pouvoir confier à l’amitié, le secret de l’amour. Je lui montrai la lettre de Sophie ; mais à peine eus-je commencé de la [142] lire, que mon ami m’interrompit par un éclat de rire, qui me fit tomber le papier des mains. Je sais ta lettre par cœur, me dit-il, c’est exactement la copie de celle que Dorimont me fit voir hier, en m’empruntant aussi cinquante louis pour la mère de Sophie. Il n’y a que les noms de changés. Je t’avoue que j’en ai été la dupe comme lui, & comme toi ; mais je lui ai prêté cette somme, & Sophie a dû les recevoir ce matin. Au nom de Dorimont, je devins furieux : mais mon ami calma mes transports ; il me fit envisager la fausseté de Sophie, & de réflexions en réflexions, il me persuada d’aller avec lui chez [143] Dorimont. Je viens, lui dis-je, vous céder tous mes droits sur Sophie. Dorimont, dupe d’aussi bonne foi que moi, alloit se fâcher : mon ami lui fit voir la lettre que Sophie m’avoit écrite. Mon rival qui s’étoit cru préféré, fut comme anéanti. Enfin après bien des éclaircissemens, nous fîmes ensemble une réponse sur le ton du persifflage ; nous la signâmes ; & le soir même à l’heure ordinaire, j’allai chez Sophie, je lui glissai la lettre dans la main, je prétextai une affaire pressante, & sortis de cette maison pour n’y rentrer jamais. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 4

Voilà comme il seroit à desirer que tournassent les premières [144] aventures des jeunes gens. Il est vrai qu’il en coûta cinquante louis à Dorimont ; mais si ses réflexions sur la duplicité des coquettes, lui ont fait le même profit qu’à moi, il ne les a pas trop payées.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

Fin du N°. 2. ◀Ebene 1

1* Les Etrangers nous ont forcés de conserver le nom de nos Pères ; ils ne nous connoissent que par les mots Latins Galli, Gallia, que nous traduisons fort mal dans notre idiôme, par François & France.

2* Cette Lettre m’a été réellement adressée d’Autun ; elle est datée du 10 des nones de Janvier. Je serai toujours attentif à prévenir mes Lecteurs, lorsque parmi les morceaux qui composent cet Ouvrage, il s’en trouvera qui ne m’appartiendront pas.

3* Je ne prends aucun parti dans cette querelle ; ce sont choses dont je ne veux me mêler en aucune manière. Toutes ces méthodes de tuer plus ou moins de monde, avec plus ou moins de facilité, n’aboutissent ordinairement qu’à en faire tuer beaucoup. J’ai entendu quantité de Militaires, faire un grand éloge de l’invention des armes à feu, parce que, disoient-ils, cette manière de se tuer de loin, rendoit les guerres moins meurtrières. Je n’en crois rien ; une épée & du courage rendoient la défense d’un brave homme plus efficace qu’un mousquet, contre lequel & avec lequel il ne peut le plus souvent pas se défendre. (Note du Spectateur).

4* Il est très-probable que si le Maréchal de Saxe avoit eu l’avantage de connoître la Brochure de l’Artillerie nouvelle, & la Brochure sur l’Ordre profond, il auroit réduit son Ordonnance à deux rangs, pour l’attaque, & à un, pour le feu. Il est malheureux pour un grand homme de n’avoir pas vécu dans un temps de lumière. (Note de l’Auteur de la Lettre).

5* « Quel avantage plus desirable pour le genre humain, que de rendre toute attaque, si freyeuse par l’appareil, si périlleuse dans l’exécution, que les conquérans, les ambitieux, qui songeroient à troubler sa tranquillité, fussent obligés d’y renoncer ! » O ! mon fils, [120] quel bonheur pour vous, si vous vivez dans le temps de ce grand événement ! Oui, vous y vivrez, n’en doutez point, nous y marchons à grands pas ; nous y touchons : encore une Brochure contre l’Ordre profond, & nous y voilà. (Note de l’Auteur de la Lettre).

6* Attendre la paix universelle de la perfection de l’Artillerie, c’est ne compter sur rien ; car si on la perfectionne pour la défense, on la perfectionnera pour l’attaque ; & de perfection en perfection, on se trouvera toujours à deux de jeu. Que faire donc ? Puisque la folie de la guerre est incurable, le mieux eût été de laisser les hommes se battre, sans leur enseigner l’art de se faire le plus de mal possible. (Note du Spectateur.)