Zitiervorschlag: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Hrsg.): "Amusement II.", in: La Spectatrice danoise, Vol.1\002 (1748), S. 9-16, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4176 [aufgerufen am: ].


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Amusement II

Zitat/Motto► Tous les hommes sont fous ; &, malgré tous leurs soins,
Ne différent entr’eux que du plus ou du moins. ◀Zitat/Motto

Boileau.

Ebene 2► Ouvrez le grand livre du Monde, vous ne trouvez à chaque page qu’extravagance. Le bon sens en est banni, ou, s’il y paroît, ce n’est qu’à la marge. Mais ce qu’il y a de surprénant, c’est que l’on lit par-tout les mêmes folies. Il y a si peu de varieté dans les actions & la vie humaine, qu’en vérité nous ne sommes point pardonnables de tomber dans les mêmes sottises. A éxaminer les différentes maniéres de penser & d’envisager les objets, on diroit qu’il n’est rien de moins semblable à un homme qu’un homme ; mais à éxaminer leur conduite, on diroit qu’ils se ressemblent tous, dans tous le temps & dans tous les lieux. Il semble qu’ils ont tous été jettés dans le même moule. Quoique leurs passions soient différentes, elles les conduisent au même but ; c’est toûjours de la folie, & presque le même genre de folie.

[10] La plus forte de nos passions, celle qui meurt la derniére en nous, c’est l’amour du repos. Exemplum► C’est pour se reposer, que l’ambitieux Aléxandre vouloit faire la conquête du Monde. ◀Exemplum Exemplum► Dès que nous aurons subjugué l’Univers,

Nous pourrons vivre à l’aise & prendre du bon tems,

disoit un fameux Conquérant à un de ses Favoris. ◀Exemplum C’est pour se reposer, que le Négociant confie ses jours aux flots & aux vents. C’est pour se reposer dans les bras de l’amour, que le voluptueux papillonne de belle en belle. Mais, comme nos désirs remplis sont toûjours remplacés par des désirs nouveaux, nous n’atteignons jamais le but auquel nous aspirons. Notre imagination le récule toûjours. Plus notre bonheur nous en approche, plus elle nous en éloigne. Nous faisons mille efforts insensés pour y parvenir, parceque <sic> nous ne réfléchissons point, que nos désirs violens nous en écartent. Nous ne sommes jamais contens ; Nous courons avec ardeur de là mille folies, qui remplissent l’intervalle qui est entre le point, d’où nous partons, & le terme de notre course. Est-il surprénant, qu’après avoir abandonné la sagesse, qui nous diroit : C’est ici que vous devez vous arrêter, nous nous jettions dans les bras de la folie, qui nous ferme les yeux sur ce qui nous est le plus avantageux ?

Metatextualität► Mais, trêve de moralité. On pourroit dire que ma réfléxion n’est qu’une folie sérieuse. Peignons quelques fous ; Leur portrait nous fera chérir celui de l’homme raisonnable ; il en vient en foule s’offrir à mon imagination. Je me contenterai, vu l’abondance de la matiére, de ridiculiser les principaux. ◀Metatextualität

Ebene 3► Fremdportrait► Quel est cet homme sec, mais ardent, maigre mais laborieux, foible, mais infatigable. C’est Lycidamis ; ses gréniers sont bien remplis ; son coffre-fort regorge, pour ainsi [11] dire, d’or & d’argent ; quoique sa fortune, partagée entre cent hommes, fût capable de faire cent heureux, il se croit malheureux, il songe à de nouvelles richesses. Pour devenir plus opulent, il devient un squelette ; & il abrége ses jours pour amasser de quoi vivre. Il est avare, pour rendre ses héritiers prodigues. Il est fou, non ; mais il est Philosophe à l’éxcès. Il est Stoïcien, pour rendre Epicuriens ses descendans. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Quittons le, pour venir à Dorimond. Il va à la Bourse en équipage, négocier une lettre de Cent écus. Il traine l’Arithmétique dans un char pompeux. Il a un Caractére, qui lui fait oublier sa naissance, ses affaires, & les intérêts de sa famille. Il a je ne sai quel titre, qu’ont autrefois porté des gens respectables par eux-mêmes : il imagine que ce titre tient lieu de tout. Il croit qu’on le respecte. Il ne sçait pas, que s’il veut du respect, il doit en faire lui seul tous les frais : il est entiché de la marotte régnante de vouloir être estimé sans être estimable. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► En voici un, qui veut être aimé, sans être aimable. Il veut forcer un cœur qui ne peut être à lui. Il est affreusement laid. Je vais le copier d’après nature ; son front a un doigt & demi de largeur ; sa bouche en a vingt de longueur, de sorte que ses dents, du plus beau jaune du monde, semblent toûjours sur le point de mordre ses oreilles, qui ressemblent à celles d’un Ane comme deux gouttes d’eau. Ses yeux feroient bien paroli à ceux d’une Taupe, son nez à celui d’un Singe, ses joües boursoufflées à deux Ballons. Avec tout cela, il fait l’important, il jouë l’aimable, il copie le petit-maître. Il dit un jour fort sérieusement à sa belle, qui avoit l’indiscrétion de le railler sur sa figure, qu’il ne la troqueroit que contre la sienne ; rare effort de galanterie ! Quelle extravagance de vouloir être aimé, en méritant si fort d’être haï ? ◀Fremdportrait

[12] Fremdportrait► Cléonide est un fou d’une autre espèce. C’est le plus beau Cavalier qu’on puisse voir ; mais, quoique capable d’enflamer tous les cœurs, il ne daigne être amoureux que de lui-même : sa chambre est tapissée des plus grandes glaces. Il s’y promène tout le jour pour s’admirer. Il avoüe ingénument, qu’il ne voit point de plus bel objet que lui. Il se mire avec une complaisance infinie, & est bien fâché qu’il soit impossible de se marier avec soi-même. Ce Narcisse est peu connu dans le monde, parce qu’il n’aime que sa propre compagnie. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Quel est cet importun, qui m’assassine avec ses distinctions Philosophiques ? A son air méditabond, à son ton de voix compassé, à sa mine rebarbative on le croiroit Sage. Helas ! c’est un Archi-fou ; Il apporte dans le monde tout le fatras qu’il a mal digéré dans son cabinet ; Il ne parle que pour fatiger <sic>. Toutes ses paroles sont marquées au coin de l’ennui. Il débite gravement des fadaises. L’étude, qui naturellement doit rendre l’homme plus raisonable, n’a fait que le rendre plus fou. Il a cessé d’être homme, pour devenir livre. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Ménalque vient naturellement à sa suite. C’est un de ces gens, qu’on appelle Auteurs ; ce n’est pas qu’il soit auteur de quelque découverte ; mais il est le plagiaire des découvertes d’autrui. Mettez tous ses ouvrages à l’alambic, vous n’en extrairez pas une seule pensée qui lui appartienne. Il devroit connoître son insuffisance ; mais non : il a en aveuglemert <sic> ce que la Nature lui a refusé en lumiéres ; il a la fureur de se faire imprimer. Il semble qu’il seroit fâché que la postérité ne sçût pas, qu’il n’a jamais été qu’un sot. Il ne peut résister à la démangeaison de faire vivre les vers, qui par bonheur pour lui ne sont pas connoisseurs. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Le Poëte Jéjunon consume ses tristes veilles à chercher de vaines pensées, & se prive du sommeil pour le procurer [13] aux autres. Il promène par-tout sa Muse. C’est un vrai Caméléon, auquel le vent tient lieu de nourriture solide. C’est une espèce d’homme nourri, gonflé, bouffi de visions, de chiméres, d’imaginations creuses qu’il prend & qu’il donne pour des réalités, & même pour des inspirations. Du reste, il ne voit rien de plus beau que la Poësie ; & sans songer que, suivant sa propre expérience, le chemin du Parnasse est le chemin de l’Hôpital, il n’imagine rien audessus de la Rime. Quelle folie de se repaître de rêveries, & d’être aussi satisfait d’un bon poëme, que l’est notre Roi de l’amour de ses Peuples, ou, si l’on veut une comparaison plus foible, que l’a été le Duc de Löwendhall de la prise de Bergopzoom ? ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Quel est cet homme à qui on fait la Cour avec tant d’empressement ? C’est Dorylas. Il est riche, je n’en suis point surprise. Mais ses courtisans ne devroient-ils pas sentir, que ce n’est que par pauvreté d’ame, qu’ils estiment tant les richesses ? & ce Millionaire peut-il ignorer, qu’on l’honore moins, que le précieux métal, dont ses coffres sont pleins ? ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Rufus a une fort aimable femme, parée des prémiers trésors de la jeunesse. Il lui vole les soupirs qu’il lui doit, pour les porter à des filles, à qui la facilité de se rendre a fait donner un nom odieux. Il ne se rébute point, quoique pouvant cueillir les fruits les plus doux dans le jardin de l’Hyménée, il n’en ait trouvé que d’amers dans le jardin de l’Amour. ◀Fremdportrait ◀Ebene 3

A la vuë de tant de fous, je suis chagrine contre mon siécle. Je ne veux plus de commerce avec les vivans, de peur d’en avoir avec des extravagans. Je ne veux voir les hommes que dans leurs livres ; mais je n’y trouve pas de grands traits de sagesse. Cela peut-il être autrement ? Ils travaillent pour le Public ; & le Public n’est pas plus sage qu’eux. Il a de l’indulgence & de la malice : de l’ésprit & de la stupidité. [14] Il dévore certains ouvrages & les sifle ; il trouve de l’esprit où il n’y a pas le sens commun. Il aime la déraison & les saillies folles, & éxige pourtant de la justesse & de la bienséance.

La source de nos folies, c’est que nous ne nous connoissons pas nous-mêmes. Nous ne nous éloignons si fort de la nature, que par les illusions que nous nous faisons. Nous bâtissons sur un mauvais fondement ; & voilà ce qui nous perd. Presque toutes nos sottises sont conséquentes. Recourons à la sagesse, plus d’écart, plus de faux pas à craindre. Mais cette sagesse nous ne l’acquerrons que par la connoissance de nous-mêmes & du véritable prix des choses.

Il y a si peu de raison dans le monde, que les hommes tombent dans des contradictions évidentes dans les choses mêmes, où les loix naturelles devroient les accorder. Exemplum► En un païs on regarde les femmes, comme inhabiles à succèder à la Couronne. Dans une contrée du nouveau monde les hommes sont exclus du thrône. Là on regarde comme un crime digne de mort de voler ; ici on pourvoit à sa subsistance par le vol, qui n’est puni, que quand il est mal-adroit, c. à. d. quand il est le moins vol. Là on se réjoüit de la naissance des enfans, on les croit heureux de vivre ; ici on ne se réjoüit que lorsqu’ils ne vivent plus. Là on rend tous les respects possibles à des parens ; on tâche de prolonger leurs jours infiniment précieux à des fils bien nés ; ici on croit s’acquitter parfaitement envers eux des devoirs de la Nature, en prévenant les incommodités de la vieillesse : on les tuë, & on s’en régale. Certains peuples s’abstiennent de la chair de quelque animal que ce soit ; d’autres mangent leurs semblables, & trouvent le François un meilleur mêts que l’Espagnol. ◀Exemplum N’y-a-t’il donc point de principes certains ? ou la moi-[15]tié du genre humain est-elle dans une extravagance sensible ?

N’outrons point les choses ? & convénons, que la droite raison a des loix immuables. Envain on déclame contre elle. Quand on m’aura démontré que mes jugemens sont incertains, on ne m’aura rien démontré ; car si ma raison a ce défaut, la démonstration l’a aussi, ou bien l’on m’aura seulement prouvé le contraire, & je serai convaincuë de la force de la Raison.

Avoüons pourtant, que peu d’hommes se servent bien de cette Raison. Il y a si peu de sages dans le monde, que les fous peuvent se consoler par leur grand nombre. Ces sages le sont même si rarement, qu’on seroit tenté de croire, que ce sont les intervalles de leur folie, qui nous les fait admirer. Que cette alternative, que ces accès périodiques de bon-sens & de folie doivent leur paroître désolans ! Que leur sagesse leur coute cher. Elle leur ouvre les yeux sur eux-mêmes ; & la connoissance de soi-même, quelque utile qu’elle soit, est bien désagreable. Zitat/Motto► Ne pourroit-on pas dire avec le Misanthrope de la Comédie, qu’une folie, qui nous rend contens, vaut mieux qu’une raison qui nous mortifie ? ◀Zitat/Motto

On met en question, si les hommes sont plus fous ou plus sages que ne le sont les femmes. On peut répondre, que notre séxe a donné des preuves invincible <sic> de supériorité en Raison, en se soumettant volontairement à l’homme, qui certainement n’a aucun droit de dominer sur la femme. J’ajoûterai, que l’esclavage, où nous sommes, perpetuë cette prérogative ; car nos Passions n’ont pas occasion de nous égarer, comme celles des hommes, qui par cela même, qu’ils sont indépendans des femmes, dépendent plus de la folie. Nous ne sommes point ambitieuses, nous ne donnons pas [16] dans le sçavoir &c. en un mot, nous avons moins de Passions, & par conséquent plus de sagesse

Mais malheureusement notre sagesse est obscure. Elle ne passe point les bornes de notre Domestique, tout au plus de notre Patrie, au lieu que celle des hommes n’a point de limites. D’ailleurs, il faut convenir que leur sagesse, quand ils en ont, est apuïée sur des fondemens plus solides que la notre, & que leurs vertus ont beaucoup plus d’éclat, comme leurs folies marquent plus de foiblesse.

Metatextualität► Texte, qui doit servir pour le 4me Amusément.

Zitat/Motto► Courons après la Gloire, Ami ! l’Ambition
Est du cœur des humains la grande Passion ◀Zitat/Motto

Voltaire. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1