Référence bibliographique: Jacques-Vincent Delacroix (Éd.): "XLVIII. Discours.", dans: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\048 (1795), pp. 374-380, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4159 [consulté le: ].


Niveau 1►

XLVIII. Discours.

Observations du Spectateur à ses Correspondans.

Niveau 2► Metatextualité► Je reçois une si prodigieuse quantité de lettres, que je pourrois former mes feuilles de cette collection d’épitres. Je les enfile par ordre de dates, et ce n’est pas une des fonctions que je remplisse avec le moins de gravité. Souvent la lettre d’un abbé court après celle d’une danseuse; celle d’une religieuse est suivie de celle d’un moine; le billet d’une duchesse se trouve à côté de l’épitre d’un acteur, celle d’un usurier n’est pas éloignée de la lettre d’un militaire, et l’épitre d’une dévote s’approche de celle d’un directeur. Je suspends avec respect ce chapelet au-dessus de mon secrétaire, et j’en détache les feuilles à mesure que j’ai besoin de matière. Que mes correspondances ne murmurent plus et qu’ils ayant la complaisance d’attendre leur tour. C’est [375] maintenant celui d’une jeune personne qui ne sera pas, je crois, toujours disposée à faire ce qu’elle annonce. Voici sa lettre telle que je l’ai reçue. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Il y a des femmes, Monsieur, qui se plaisent à faire tourner la tête de leurs adorateurs : leur vanité en est flattée, leurs charmes triomphent et leur cœur est tranquille ; il n’y a que celui qui les aime qui soit à plaindre. Pour moi, Monsieur, plus sensible, plus délicate qu’elles, je me ferois un devoir de ramener à la raison celui que j’en aurois innocemment égaré, sur-tout si je le croyois vraiment épris, digne de mes soins, et non un de ces êtres volages qui expriment si bien l’amour sans jamais le sentir. Je dédaignerois aussi un amant que ma seule figure auroit séduit ; une pitié stérile seroit l’unique sentiment qu’il pourroit m’inspirer. Je laisserois au temps le soin de guérir une passion faite pour durer aussi peu que l’agrément qui en est l’objet, mais si c’étoit mon esprit qui est fait naître cette passion, j’éviterois avec soin tout ce qui pourroit l’augmenter ; je ne me per-[376]mettrois plus de ces vives saillies, de ces phrases heureuses qui font une impression si vive sur un objet aimé, qui est toujours disposé à vous admirer : j’emploierois pour le guérir une éloquence simple et bienfaisante qui, portant dans son cœur une douce lumière, l’éclareroit sans l’éblouir.

Si mon caractère, si les qualités de mon ame avoient produit un sentiment assez vif pour déranger les organes de celui qui m’auroit connu, je le regarderois comme un malade dont la santé seroit précieuse à mon sexe ; j’emploirois tous mes soins pour le guérir.

Un jour je lui ferois entrevoir du penchant à l’humeur et à l’inconstance ; le lendemain je prendrois la défense des femmes légères et frivoles : j’oserois quelquefois me cacher sous le masque de la folie, pour le ramener à la sagesse et lui rendre toute sa raison. Je n’ai que dix-huit ans ; ne suis-je pas bien téméraire de parler de l’amour que je ne connois pas encore ? ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

[377] Réponse.

Mademoiselle, tant que vos amans ne vous paroîtront que des malades, vous vous porterez bien et vous pourrez les guérir ; mais vous êtes dans l’âge où l’on devient malade à son tour, et vous êtes trop aimable pour trouver des médecins aussi généreux que vous.

Lettre.

Portrait d’un faux Noble.

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

Je n’ose plus saluer personne. Ceux que j’ai le plus connus, je ne les aborde qu’en tremblant. Je crains toujours de me tromper, depuis qu’un homme avec lequel j’ai [378] eu l’honneur d’être clerc, que j’ai, il y a long-temps, garanti du sort de la milice, n’est plus T . . . . fils d’un huissier, mais qu’il est le comte de la M . . . . en correspondance avec les plus grands seigneurs, obtenant de l’un qu’il fasse un jour élaguer plusieurs arbres qui bornent sa vue, le lendemain qu’il supprime un objet qui lui déplaît, depuis qu’il reçoit d’un autre des visites, par le ministère de son gentilhomme qu’il traite comme un ambassadeur. Je vous avoue que je ne sais plus ce que je dois croire. J’ai beau lui demander si ce sont les exploits de monsieur son père qui l’ont élevé à ce degré de considération, il ne me comprend pas. Lorsque je veux lui rappeler notre jeune temps, il me parle de ses concerts. Si je lui demande quand il pourra me rendre les bagatelles que je lui ai prêtés, il me répond que sa fille est remplie de talens, et qu’il est bientôt temps qu’il cède aux instances d’un homme de qualité qui soupire après l’honneur de son alliance.

Je le priois hier de me donner des nouvelles de son frère, qui s’expose courageusement à l’humeur des mauvais débiteurs ; il m’a interrompu pour me faire remarquer [379] un homme à sa livrée. Si je l’en crois, un grand ministre lui doit toute sa gloire. Les premiers commis venoient prendre ses ordres, et il leur permettoit de s’asseoir. Il a les meilleures idées, les plus heureux projets jettés sur le papier ; mais comment les livrer à l’impression ? Comment risquer de se compromettre ? Ce n’est plus le temps où Richelieu écrivoit, où les hommes d’état s’exposoient à la critique. Il a cependant hazardé de publier un excellent mémoire ; mais il a rencontré une cabale si puissante, qu’il a pris le parti d’en retirer tous les exemplaires.

Je voudrois, Monsieur, que vous vissiez ce grand personnage, que vous l’entendissiez parler de ses jours d’assemblées, des visites qu’il doit rendre, des lettres qu’il a reçues, des conseils qu’on lui demande : sa figure n’est pas très-noble, sa voix est sourde et empoulée ; mais lorsqu’il élève sa tête chauve et qu’il tourne sa face basannée, il a assez l’air d’un chef de sauvages. Je lui pardonnerois de parler de sa qualité, de son importance, à des hommes qu’il n’auroit jamais vus ; mais moi, qui ai été son camarade, vouloir m’associer à ses dupes, [380] exiger que je le nomme le comte de la M . . . pendant que je l’ai appelé toute ma vie T . . . . Voilà ce qui me met en fureur ! Comme il m’a dit qu’il donnoit un jour de la semaine à la littérature, et qu’il lisoit tout ce qui paroissoit de nouveau, je vous prie d’insérer ma lettre dans votre prochaine feuille, peut-être se reconnoîtra-t-il . . . . Mais non, le bourreau ne se reconnoîtra pas, et il voudra encore que je le nomme M. le comte. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1