Cita bibliográfica: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XVI. Discours.", en: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\016 (1795), pp. 131-143, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4125 [consultado el: ].


Nivel 1►

XVI. Discours.

Entretien avec des Femmes Turques.

Nivel 2► Relato general► Je reçus, il y a quelque temps, la visite de deux emmes <sic> turques ; cependant, je n’ai point, pour attirer des femmes de si loin, la pompe de Salomon. Elles ne m’ont point vu retiré dans le fond d’un superbe palais, entouré d’une multitude de courtisannes, comme le puissant roi des Juifs : pas une seule de ces créatures aimables, que l’auteur de la nature forma en souriant à son ouvrage, ne charmoit mes regards. J’étois environné de brochures accumulées par le temps, lorsque j’entendis ce son de voix, souvent trop enchanteur, qui éveille l’ame endormie dans le sein de l’indifférence. Quelle fut ma surprise, lorsque je reconnus celle que mon cœur attendoit, au milieu de trois femmes, dont la tête étoit couverte d’une étoffe brillante, autour de laquelle s’étendoit en cercles une longue tresse de cheveux sans poudre ! Sur leurs oreilles [132] descendoit une seule boucle ; on voyoit briller une aigrette de diamans placé à droite au-dessus de leur tempe ; l’hermine doubloit et garnissoit amplement les bords d’une longue pelisse qui tomboit jusqu’à terre ; leurs épaules, qui en étoient couvertes, offroient cette blancheur éblouissante que la beauté ne doit quelquefois qu’à la nature. Elles me saluèrent majestueusement, non en pliant les genoux comme nos jolies françaises, si souples dans leur mouvemens, qui s’abaissent et s’élèvent d’une manière si plaisante, mais en se courbant avec dignité. Je m’apperçus qu’elles s’amusoient de mon étonnement.

Diálogo► Monsieur le Spectateur, me dit celle qui me les avoit amenées, le grand-seigneur, en lisant vos feuilles, a deviné votre goût pour les jolies femmes, et il vous en envoit trois pour égayer vos idées. Je répondis que je reconnoissois sa magnificence à un présent aussi précieux, et je m’avançai aussi-tôt vers les belles étrangères, pour leur prouver que j’acceptois le don que sa hautesse me faisoit. Lorsqu’elles virent que je profitois si heureusement du mensonge, elles m’opposèrent la vérité. Alors je sus que [133] l’une d’elles, qui m’avoit paru beaucoup plus âgée que les autres, étoit la femme d’un interprête français, mort depuis peu à la Porte. Après avoir perdu son mari, elle avoit quitté sa patrie pour venir en France, se confiant à la générosité du prince qui avoit donné un emploi à son époux. Elle avoit amené à sa suite une famille nombreuse, dont la vue à excité à la cour l’étonnement et l’admiration. Son espérence n’a point été trompée. Les bienfaits du roi se sont étendus sur elle et sur ses enfans. C’étoient deux de ses filles que j’avois le plaisir de voir chez moi. Comme elles parloient bien le français, je leur fis beaucoup de questions sur le séjour de Constantinople. Cette ville, me dirent-elles, depuis la malheureuse guerre qui divise la Porte et la Russie, semble n’être plus qu’un repaire abandonné au trouble, à la fureur et au brigandage. Les soldats découragés, voient avec terreur les approches de la campagne. Avant de rejoindre, ils s’élancent, comme des bêtes féroces, sur tout ce qui peut tenter leur insatiable avidité. L’effroi qu’ils répandent dans tous les quartiers, fait fuir avec le jour tous les habitans dans leurs [134] maisons. Elle me raconta qu’elle vit, il y a quelques mois, à travers ses jalousies, dix bandits armés de gros bâtons, qui s’avançoient sous ses fenêtres pour piller la maison d’un négociant. Une troupe de soldats que l’ambassadeur avoit fait demander pour la sûreté des commerçans français, eut l’adresse d’attirer neuf de ces brigands dans un corps-de garde, et le lendemain ils furent noyés. Ces expêditions jettent un instant la frayeur dans l’ame du coupable ; mais bientôt son penchant et l’espoir de l’impunité le poussent vers le crime. Un sultan peut dans un jour faire périr mille voleurs. Un sage gouvernement fait plus ; il détruit le vol même.

Qui pourra être étonné de la supériorité des Russes sur le Turc, lorsqu’il saura que les troupes du grand-seigneur sont presque toujours formées de marchands, qui n’ont que de la ruse ; d’artisans, qui n’ont manié d’autres armes que leurs outils ; de vagabonds lâches et indisciplinés, que la force enrôle et que la crainte fait marcher ? Au moindre échec, le désespoir s’empare de leur ame, et ils tournent toute leur fureur contre les chefs, qu’ils envisagent comme des bourreaux qui les mènent à la mort.

[135] Les détails que l’on me fit de la vie privée de ce souverain, dont l’empire étoit autrefois si puissant, qui rassemble autour de lui toute la pompe orientale, me parurent intéressans. Je le comparois à ces éléphans si révérés à Siam, servis avec tant de respect, surchargés d’étoffes si brillantes, et qui passent tristement leurs jours dans de superbes écuries. Lorsque le grand-seigneur donne audience à un ambassadeur, il est assis sur un trône parsemé de pierreries ; les fourrures les plus rares doublent ses magnifiques vêtemens ; son turban, tout étincelant de rubis, est encore enrichi d’un croissant de diamans qu’il a reçu du roi de France. Le visir est debout derrière lui, et son interprête est à quelque distance de son trône. Ses regards baissés semblent dédaigner de s’arrêter même sur les représentans des rois. Lorsque l’ambassadeur veut lui faire part des ordres qu’il a reçus de son maître, il adresse la parole à l’interprête de sa cour, qui répète ce qui lui a été dit à l’interprête du sultan ; celui-ci le rend au visir, qui ose enfin le redire à sa hautesse. Le grand-seigneur, d’une voix basse et murmurante, fait passer sa reponse par les mêmes bouches. [136] Il est difficile de ne pas rire d’une vanité si puérile, et que le moindre événement peut troubler.

Malgré cette morgue si humiliante pour l’humanité, le sultan qui règne aujourd’hui descend quelquefois de cette orgueilleuse élévation où la folie des hommes l’a porté et il se communique à eux sous le voile de l’obscurité. Ses différens déguisemens n’empêchent pas qu’on ne le reconnoisse souvent dans les cafés et dans d’autres lieux publics. Là, il s’informe des dispositions du peuple, du prix des denrées. Cette curiosité, que l’inquiétude fait naître dans des temps orageux, produiroit d’heureux effets, si, dans un empire aussi vaste, quelque chose pouvoit suppléer à une bonne législation.

Je demandai à la veuve de l’interprête français si elle avoit vu ces harems, qui nous nommons des sérails, où la magnificence du sultan rassemble tant de femmes dévouées à l’ennui et aux regrets. Elle me répondit qu’elle n’avoit jamais pu obtenir la permission d’y entrer ; mais qu’elle avoit vu ceux du visir. « L’imagination, me dit-elle, ne peut rien présenter de comparable à ces créatures, qui passent si tristement [137] leurs jours dans la solitude : livrées à une jalousie sans cesse renaissante, souvent des larmes de fureur baignent leurs riches tapis, et les plus beaux appartemens retentissent des cris de la douleur. Après avoir considéré long-temps, ajouta-t-elle, ces belles victimes du luxe et de l’erreur, les eunuques nous conduisirent, la femme d’un ambassadeur et moi, dans l’appartement de la maîtresse favorite du visir. Elle reposoit malade sur une ottomane enrichie d’émeraudes ; un couvre-pied brodé en perles la garantissoit du froid. Ce que les arts ont produit de plus attrayant n’approche pas de cette figure, quoiqu’altérée par la douleur. »

Celles qui sont destinées au grand-seigneur surpassent encore en beauté les deux cents femmes du visir, qui s’empresse d’offrir à son maître toutes celles qui peuvent étonner ses regards. La veuve de l’interprête me dit que son médecin, qui étoit celui des harems du sultan, n’en sortoit jamais sans sentir sa tête aliénée, quoiqu’il eût atteint l’âge où les passions sont éteintes, et où l’imagination ne peut s’allumer que par des réminiscences. ◀Diálogo

[138] Je n’osai pas fatiguer davantage ces étrangères de mes questions. Je m’apperçus que, semblables à bien des femmes, il falloit, pour leur plaire, s’occuper plus d’elles que du pays qui les avoit vu naître. ◀Relato general

Lettre.

Inutiles regrets d’un Amant qui a désabusé sa vertueuse Maîtresse.

Nivel 3► Carta/Carta al director► Et moi aussi, Monsieur, je ne suis plus amoureux que d’une statue. Oui, c’est à un marbre que j’adresse mes vœux ; c’est un marbre que je voudrois échauffer des feux de mon amour. Pigmalion vit la pierre insensible s’animer ; ces membres si bien dessinés, ces formes heureuses et ravissantes, ces contours éblouissans que ses regards dévoroient, reçurent le mouvement : les plus beaux yeux s’arrêtèrent sur lui, et le virent ; la bouche la plus aimable s’ouvrit, et fit entendre des sons. Moi ! . . . . Hélas ! qui [139] pourra le croire ? J’ai vu celle que j’adorois perdre tout-à-coup la vie et le sentiment : les regards de la beauté se sont éteints, et le charmant sourire s’est envolé de dessus ses lèvres. Je lui parle, et elle ne m’entend plus ; ses yeux s’abaissent sur moi, et ne distinguent plus l’objet qui avoit su leur plaire. C’est mon crime, c’est la lâcheté de mon cœur qui a détruit ce bel ouvrage de nature, qui a dissipé le souffle brillant qui l’animoit. Ah ! qu’il est affreux d’avoir eu une amante, et de ne plus voir en elle qu’un être glacé, qui ne daigne pas même nous haïr ! Cruelle ! puisque j’ai perdu ton amour, pourquoi me semble-tu tous les jours plus belle ? Tant de charmes sont-ils faits pour l’indifférence ? Ta vengeance n’est-elle pas encore appaisée ? N’ai-je pas souffert assez long-temps, depuis ce jour terrible où tu me dis avec une froideur si pénétrante : Je me suis trompée ; ce n’est pas vous que j’aimois ?

Il y a deux ans que je n’avois encore goûté que ces plaisirs faciles que l’opulence fait naître : ils enivroient mes sens, mais à peine effleuroient-ils mon ame indifférente. Je serois peut-être arrivé, comme la plupart [140] des hommes, au terme de la vie, sans en soupçonner d’autres, si, dans un voyage que je fis à Montpellier, le hazard ne m’eût fait connoître une jeune veuve dont l’air noble et majestueux étonna mes regards. Ses habits de deuil ajoutoient un nouvel éclat à sa beauté. En la contemplant ; je puisai dans ses yeux ce sentiment qui n’a plus pour moi que de l’amertume. Quelques talens aimables que je cultivois me firent remarquer de cette femme charmante : je ne me crus heureux de les posséder que du moment où ils me parurent l’intéresser. Il n’y avoit pas long-temps que j’avois été présenté chez elle, lorsque j’entrevis que son cœur, fermé à la joie, ne l’étoit pas à l’amour. Elle mit autant de franchise dans l’aveu qu’elle me fit du sentiment qu’elle éprouvoit, que les autres emploient de finesse pour en cacher les apparences, ou le laisser soupçonner à celui qui ne l’a pas fait naître. Je ne l’oublierai de ma vie cet aveu charmant ! Nous étions seuls ; nous dissertions paisiblement sur l’amour, sur le bonheur de deux cœurs qu’il unit. Pour que ce bonheur fût durable, il faudroit, me disait-elle, qu’il fut pur, qu’il fut détaché [141] des sens ; mais qu’il est peu de gens dignes de le goûter ! Les hommes le regardent comme une chimère, et les femmes sont trop foibles pour y rester long-temps attachées.

J’osai lui promettre de me contenter à jamais de ce bonheur-là, de n’exiger rien d’elle qui put alarmer sa vertu. Si vous étiez capable d’un sentiment aussi généreux, me répliqua cette aimable personne, en étendant une main sur la mienne, et en portant l’autre sur son sein, ce cœur seroit à vous pour la vie. Le serment le plus solemnel fut ma réponse. De ce jour elle se confia à mon honneur, à ma vertu ; elle n’eut plus de volonté que la mienne : mes tendres soins, mes caresses n’allarmoient point son ame pure et chaste. Ah ! pourquoi, pourquoi ai-je troublé cette heureuse sécurité ? Pendant plus de deux mois, fidèle à mon serment, j’étouffoi dans le silence mes brûlans desirs : quelquefois je m’approchois de celle qui les faisoit naître ; je prenois sa main, je fixois sur elle les plus tendres regards, puis m’éloignois sans oser lui parler.

Une riche succession qu’un oncle lui laissa, la força de partir pour Paris. Sans elle, [142] je n’aurois jamais revu cette ville qui n’avoit plus rien à m’offrir. C’étoit dans ce séjour tumultueux, où la vertu timide n’ose soutenir le regard assuré du vice, que je devois perdre ce que j’avois de plus cher au monde, le cœur de ma divine maîtresse. Le temps de son deuil étoit expiré : elle pouvoit se montrer aux bals, au spectacle. Qu’elle me parut belle, le jour où je la vis toute resplendissante de diamans, parée des ajustemens les mieux choisis ! En l’admirant, mon cœur fut parjure, et mes sens devinrent ses complices. Je me livrai tout entier à l’espérence d’obtenir ces faveurs si précieuses, lorsque c’est l’amour qui les laisse ravir. Mais, comment vaincre les respectables préjugés de la sagesse ? Comment triompher des alarmes de la vertu offensée ? Tous les moyens qui mènent au crime sont odieux. J’appelai la ruse à mon secours, et je ne fus qu’un lâche égaré par le desir ; je crus pouvoir lui commander, et je fus vaincu. Je ne voulois d’abord que d’un bonheur qui ne coûteroit rien à celle qui j’aimois. Jouir d’elle dans l’éloignement, contempler une fois, une seule fois ces charmes que des voiles brillans déroboient [143] à mes regards ; voilà tout ce que je demandois à l’amour. Mes vœux n’ont été que trop exaucés ! Je n’eus besoin que de corrompre une femme de chambre, pour être introduit dans la salle de bain de sa maîtresse, et voir sortir cette divinité du sein des eaux. Tant de beautés s’offrirent à ma vue, que je ne fus pas le maître de mes transports. Je m’élançai comme un furieux vers cette incomparable créature : Puissances du ciel, secourez-moi, s’écria-t-elle, en se réfugiant derrière sa femme-de-chambre ! Aussi-tôt les forces lui manquèrent ; je vis son beau visage se décolorer, et une sueur froide couvrir ses membres agités par la frayeur. Tremblant pour ses jours, je m’éloignai en portant sur mon sein une main cruelle et déchirante.

Depuis ce jour affreux, je n’ai vu que le mépris, que le plus froid dédain dans ces yeux où brilloit l’amour. Le remords s’est attaché à mon cœur, et il ne me reste pas même de mon bonheur passé, l’espérance de le voir un jour renaître. ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1