Référence bibliographique: Anonym [Jean Rousset de Missy / Nicolas de Guedeville] (Éd.): "N°. XXII.", dans: Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye, Vol.1\022 (1715 [1714]), pp. 169-176, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4099 [consulté le: ].


Niveau 1►

N°. xxii.

Le Lundi 6. d’Août 1714.

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur le Censeur,

« A la requête d’un je ne sais *1 quel S. B. T. vous avez soûmis à votre sévére Censure tous les gestes, tous les mouvemens, en un mot, toute la contenance de notre Séxe, dans les Assemblées publiques de Religion ; par voïe de récrimination j’aurai droit, s’il vous plaît, de porter mes plaintes devant vous contre celui qui nous a accusées, & contre tous ceux qui lui ressemblent. Il se trouve dans ces Assemblées un nombre beaucoup plus grand qu’on ne croiroit, de certains Impudens qui semblent n’y venir que pour rassasier, aux dépens de la pudeur de notre Séxe, la lasciveté de leurs yeux. En vous en décrivant un je vous les peindrai tous. Niveau 4► Récit général► Mademoiselle Schoonetein est une des plus belles Personnes de cette Ville ; les con-[170]noisseurs disent que rien ne peut être plus régulier que ses traits ; sa gorge n’a point de pareille, & ses mains semblent faites au-tour, tant elles sont bien taillées. La réputation d’un fameux Orateur l’atira à notre Temple ces jours passez, & le hazard voulut qu’elle fut placée vers un des bouts de l’Eglise proche de ces allées où les Hommes se tiennent debout. Un jeune étourdi, qui entra un moment après elle, avec deux autres de sa trempe, vinrent se placer à ses côtez, & n’en démarérent pas pendant tout le Sermon, qu’ils passérent à éxaminer avec des yeux, où le feu de leur impudence pétilloit, tous les charmes de la décontenancée Schoonetein ; qui, je vous jure, n’avoit pas envie, ni de redresser ses manchettes, ni de replacer ses mouches, ni d’ouvrir & renfermer sa tabatiére, tant elle étoit ocupée à se dérober aux regards continuels de ces jeunes éfrontez, qui joignoient à cela mille ricassemens, qui étoient les suites d’un suschillement sans fin, qui achevoit de la déconcerter, parce qu’ils étoient si proches d’elle, qu’elle entendoit la plûpart de leurs sotes réfléxions, que je n’ai garde de vous ra-[171]porter, puis que la pudeur de cette Belle ne lui a pas permis de m’en faire part. ◀Récit général ◀Niveau 4 A la peinture qu’elle m’a faite de ces Messieurs, je pourois presque vous les nommer, & je n’y manquerois pas si je ne craignois de deviner mal. Si votre Mr. S. B. T. n’avoit pas fait un pareil personnage, auroit-il pû vous faire la longue description contenuë dans sa Lettre ? Jugez donc, Monsieur, quelle est la plus criminelle, de l’éfronterie de ces sortes d’éxaminateurs, ou de la légéreté de notre Séxe, qui est la source de toutes les mauvaises maniéres qui ont été le sujèt de votre Censure. Cette Lettre me paroît déja un peu longue, si je ne craignois qu’en lisant on ne dise, on voit bien qu’elle vient d’une Femme, j’entreprendrois de plaider notre cause, & de faire en même tems tout un discours sur l’impudence de ces éxaminateurs d’Eglise. Mais je vous en laisse le soin & vous prie de me croire, &c. »

M. L. . . . Y. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Metatextualité► Cette Lettre m’a paruë écrite avec tant de zèle & de feu, que je me suis imaginé faire plaisir à celle qui en est l’Auteur, en ne différant pas à traiter [172] ce sujèt, quoi que j’en aïe quelqu’autre en main qui auroit dû avoir la préférence ; mais l’esprit féminin est pour l’ordinaire si promt & si impérieux, que je crois que tout doit céder au soin de leur obéïr sans délai, & sans contredire. ◀Metatextualité

On ne peut mieux caractériser les Personnes dont on se plaint ici, qu’en leur donnant l’odieux nom d’impudens & d’éfrontez. J’oserois même leur apliquer une pensée du plus *2 ancien des Poëtes qui disoit de quelqu’un, il a le regard aussi éfronté que celui d’un chien. En les traitant avec si peu de ménagement, je ne craindrai pas l’indignation de mes Lecteurs ; car qui est-ce qui voudroit s’intéresser pour des gens de ce Caractére.

Leur crime est d’autant moins pardonnable qu’il a toutes les circonstances capables de l’agraver, je veux dire le lieu & le tems ; c’est dans un lieu qu’ils regardent eux-mêmes comme Sacré, & honoré d’une maniére particuliére de la présence du Souverain Etre, c’est dans ce lieu, c’est en la présence de cet Etre redoutable qu’ils lâchent la bride à la passion la plus indigne de la sainteté du lieu. Mais quel [173] moment prennent-ils pour se livrer à ces criminelles passions ? Celui-là même où tous les assistans sont assemblez dans le seul dessein de rendre à leur Dieu les devoirs les plus religieux. C’est alors qu’avec une audace, qui ataque la Divinité même, ils semblent vouloir lui ravir les honneurs que les Assistans veulent lui rendre, en les détournant d’un si juste devoir, & en jettant le trouble & la distraction dans leurs esprits, par leurs gestes & leurs regards étourdis, impolis & éfrontez.

Des gens de ce caractére se mettent au dessus des remontrances, il faut les prendre d’une autre maniére, & je crois que la meilleure est de les exposer à la honte d’être connus publiquement pour Lorgneurs de Temple. C’est pourquoi si quelqu’un a à se plaindre de quelques-uns de ce caractére, il peut hardiment m’en envoïer les noms que je ne voilerai assurément point.

Chacun est intéressé à faire la guerre à ces Lorgneurs ; les jeunes Filles, parce que ce sont les Ennemis de leur pudeur, & de leur modestie ; les Femmes, parce qu’ils se flatent de les réduire plus aisément par ces maniéres peu ménagées qu’ils joignent d’ordinaire à quel-[174]ques soûmissions assaisonnées de louanges : une Femme prend ces regards pour autant de mouvemens d’admiration, elle donne dans le piége, rend un coup d’œil, & donne ainsi à l’impudent un avantage sur elle, dont il sait bien-tôt profiter. Enfin, les Maris doivent être les irréconciliables Ennemis de ces Efrontez, tant par les raisons que je viens d’alléguer, que parce que ces Lorgneurs se mettant au dessus de tout ce qu’on apelle honnêteté, civilité, bienséance, ne reconnoissent de Loix que celles de leurs Passions, & se font un honneur du deshonneur de ceux des Epouses desquelles ils triomphent.

Mais malgré le Zèle de celle qui vient de m’écrire, ne pourroit-on pas avouër, sans excuser les Lorgneurs, que souvent ce qu’on apelle légèreté du Séxe, donne ocasion à l’impudence des gens dont on se plaint si fort & si justement.

Niveau 3► Récit général► Je me trouvai il y a quelque tems dans un banc proche de celui d’une Beauté qui ne l’auroit peut-être pas cédé à la tant vantée Schoonetein. J’ose dire, sans vouloir m’encenser, que si j’avois été tant-soit-peu d’humeur à devenir Lorgneur, il n’auroit pas tenu à cette Belle. Tournée de mon côté, elle étoit plus attentive à étaler un sein d’albatre, qu’elle faisoit hausser & descendre avec art, qu’à feuilleter les Pseaumes qu’elle tenoit d’une main faite au tour qu’elle gantoit & dégantoit, tournoit, avançoit, retiroit comme pour inspirer l’admiration qu’elle méritoit en effèt ; enfin, de tems en tems elle jetoit de certaines Oeillades capables de faire entendre bien des choses [175] à quelqu’autre moins froid que moi & mieux instruit des régles de l’optique galante. ◀Récit général ◀Niveau 3

Il se trouve des personnes telles que cette Belle dans tous les bancs d’une Eglise, il s’en trouve dans presque toutes les Assemblées, il s’en trouve dans le Voorhout & dans les autres Promenades ; après cela doit-on être surpris si dans tous ces endroits, il se trouve des gens, qui, en donnant dans une impudence blamable, croïe répondre aux intentions si peu décentes.

On peut conclure de tout ce que je viens de dire, d’un côté, que cette sorte d’impudence mérite toute l’indignation & tout le mépris des gens qui savent vivre ; & de l’autre, que si les Hommes donnent dans un vice si grossier, les Femmes en sont quelquefois la cause. Ainsi les uns & les autres, sans s’entr’acuser, doivent s’apliquer & éviter toutes les ocasions de tomber ou de faire tomber dans un défaut si odieux. Je ne puis donner un meilleur moïen d’en venir à bout qu’en renvoyant les Hommes à la Raison, & les Femmes aux Loix de la Modestie.

En effet, je ne puis pas comprendre qu’un Homme qui raisonne un peu, c’est-à-dire qui ne fait rien sans se proposer une fin, puisse tomber dans cette sorte d’impudence ; Car tout bien considéré, quel plaisir, quel avantage, quelle satisfaction lui revient-il, lorsqu’il a donné à ses yeux la liberté de se promener vingt, trente, cinquante fois sur une belle gorge, sur un visage bien fait, sur une taille bien coupée : pour moi plus j’y fais réfléxion & moins je trouve qu’il lui en re-[176]vienne la moindre utilité : au contraire, car si c’est un de ces débauchez plongez dans toutes les voluptez, je trouve qu’il s’expose au plus violent des tourmens, en fournissant à son Esprit tant d’idées satisfaisantes qui le jettent dans des regrets turbulans & inquiets de ne pouvoir posseder l’objet qui les a fait naître.

La Modestie, pour rendre une Femme digne d’estime, doit régner dans son cœur, dans ses discours, dans ses habits, sur son visage & dans toute sa conduite. J’aurois ici un beau champ, si je voulois étendre toutes les parties de la Modestie des Femmes, & faire voir que si elle régnoit en effet dans les endroits que je viens d’indiquer, non seulement elles ne seroient jamais exposées aux regards effrontez d’un impudent Lorgneur, mais même qu’elles se métroient à couvert de bien des peines, & de bien des regrèts que leur immodestie leur atire le plus souvent. Je m’arête à cette seule réfléxion que la modestie doit paroître sur le visage, c’est-à-dire, dans les ris, dans les regards, dans les yeux, ces interprêtes si fidèles des mouvemens du cœur, & qui, s’ils sont modestes, donnent des preuves assurées de la pureté de celui-ci : Mais s’il faut exciter les personnes du séxe à cette vertu par leur propre avantage ; qu’elles fassent réflexion quel éclat la grace de la modestie ne donne pas à la douceur, & aux atraits qui leur sont si naturels, éclat qui leur atire cent fois plus de justes admirateurs qu’une immodestie indécente & méprisable. ◀Niveau 2

A la Haye,

Chez Henri Scheurleer.

Et à Amsterdam chez Jean Wolters. ◀Niveau 1

1* Discours XIII.

2* Homére dans l’Iliade.