Cita bibliográfica: Anonym [Jean Rousset de Missy / Nicolas de Guedeville] (Ed.): "N°. XX.", en: Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye, Vol.1\020 (1715 [1714]), pp. 153-160, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4097 [consultado el: ].


Nivel 1►

xx.

Le Lundi 23. de Juillet 1714.

Nivel 2► Il est assez rare de trouver des gens qui haïssent un vice pour cette raison que c’est un vice. Le motif de cette haine est pour l’ordinaire intéressé. Ainsi Solmine hait le libertinage, par cette seule raison qu’elle voudroit ne partager avec personne le cœur de son volage Epoux. Hoguet déteste la médisance & les médisans parce que sa conduite irréguliére peut aisément y donner matiére. Enfin, l’Auteur de la Lettre au Censeur se récrie contre l’ingratitude, parce qu’étant naturellement d’un témperament compâtissant & toûjours prêt à faire du bien, son amour-propre aime à recevoir l’encens des actions de graces de ceux qu’il a obligez.

Il n’est pas nécessaire d’emploïer de longs raisonnemens pour prouver que le motif de cette sorte de haine n’est guéres pure ; chacun le sent assez de soi-même, & personne ne refusera de m’acorder, que tout ce qu’on appelle [154] vice est assez hideux pour inspirer une vraïe horreur à une ame bien née.

Entre tous cès vices je n’en vois point, après la médisance, de plus afreux que l’ingratitude. Et je donnerois dificilement de ce vice une idée plus juste que celle que nous en a laissé le célébre Descartes, qui dit que Cita/Lema► « l’ingratitude est un vice propre aux Gens brutaux & sotement orgueilleux, qui croïent que tout leur est dû ; ou aux stupides qui ne font aucunes Réfléxions sur les bienfaits qu’ils reçoivent ; ou aux ames basses, qui sentant leur foiblesse & leur indigence, implorent humblement le secours d’autrui ; mais après l’avoir obtenu haïssent leur Bienfaiteur, soit parce qu’il n’ont pas la volonté de rendre la pareille, soit parce qu’ils desespérent de le pouvoir faire. » ◀Cita/Lema

Nivel 3► Retrato ajeno► Dans lequel de ces trois ordres métrons-nous Antimor : attaqué de tous côtez par les envieux Ennemis de sa réputation, il aloit succomber sous les accusations qu’ils avoient intentées contre lui. C’étoit fait de ce nom si fameux qu’il s’étoit fait avec tant de peine & de travail depuis vingt années ; ses biens mêmes & sa liberté étoient [155] en danger. Alphonce se présente, résolu de servir Antimor, il prend sa cause en main, le console, l’exhorte à prendre courage ; pendant qu’il va de porte en porte détruire les faux bruits répandus contre l’honneur d’Antimor. Il va faire des remontrances à ses Juges jusques sur leur redoutable Tribunal, il secourt son Ami de ses biens, l’entretien & toute sa famille, pendant les longs délais que ses Ennemis obtiennent pour fournir de nouvelles preuves capables de détruire entiérement Antimor. En un mot, Antimor triomphe par les soins, les sollicitations, les remontrances d’Alphonce : qui ne s’imagineroit qu’Antimor ne dût porter jusques dans le tombeau le souvenir d’un Bienfait si inatendu & si inestimable ? Cependant, qu’est-il arrivé ? Antimor est l’Ennemi le plus déclaré de son Bienfaiteur Alphonce, c’est lui qui aide le malhûreux Rosimon à ruiner Alphonce dans un Procès injuste qu’il vient de lui intenter. Si Antimor aperçoit Alphonce d’un bout de la ruë à l’autre, c’en est assez pour lui faire rebrousser chemin ; ou s’il est trop proche, il enfonce son chapeau & passe de l’autre côté de la ruë comme si personne en lui étoit plus inconnu qu’Alphonce. ◀Retrato ajeno ◀Nivel 3

[156] Est-ce fierté ? Est-ce ingratitude ? N’est-ce pas tous les deux ensemble ; ou plûtôt n’est-ce pas que les grands Bienfaits conduisent à l’ingratitude & révoltent contre le Bienfaiteur, ceux qui les reçoivent ; au lieu de les attacher plus fortement à ses intérêts : On veut à quelque prix que ce soit s’afranchir d’un joug qui paroît incommode. On ne fait pas semblant de connoître les gens qui nous ont vûs dans un état malhûreux & qui nous ont aidez à en sortir. En un mot, il n’y a guéres que l’espérance qui nous atache aux gens dont le crédit & la fortune peuvent nous être de quelque utilité.

Il me semble que tout cela prouve assez que l’ingratitude est le vice le plus bas, le plus deshonorant, le plus honteux, & que de quelque prétexte qu’on puisse se servir, pour se laver d’une tache si infame, il est impossible de se justifier auprès des personnes raisonnables : on nous a obligé, il faut en avoir de la reconnoissance, rien n’est plus juste.

En effet y a-t-il devoir plus indispensable que celui de faire du bien à ceux dont on en a reçu, & si le sens commun nous dicte de rendre volontiers service à ceux dont nous espérons du bien, avec quel empressement ne [157] sommes-nous pas obligez de nous emploïer en faveur de ceux qui nous ont déja fait du bien ; car, comme le remarque fort bien l’Orateur Romain, « il y a deux sortes de libéralitez, dont l’une consiste à faire du bien par pure générosité, & l’autre à en faire par reconnoissance ; la premiére dépend de notre bon plaisir, mais l’autre est un devoir dont un homme de bien ne sauroit se dispenser. »

Ces derniéres Réfléxions, en donnant une grande idée de la reconnoissance, doivent, à mon avis, imprimer une horreur sans borne pour l’ingratitude, qui détruit une vertu si belle & si digne d’une Ame bien née. Disons plus, l’ingratitude est l’un des vices le plus contraire aux Loix de la sociabilité, & un ingrat doit être regardé à bon droit comme l’Ennemi commun de tous ceux qui ont besoin du secours des personnes puissantes, parce que son procedé décourage ceux qui sont portez à la liberalité ; trompez une fois dans le mauvais choix qu’ils ont fait d’un ingrat pour être le sujet de leur beneficence, ils craignent d’être continuellement la dupe de semblables gens, & ils aiment mieux n’obliger personne.

« Mais n’arive-t-il pas souvent que tel est [158] ingrat qui est moins coupable de son ingratitude, que celui qui lui a fait du bien ? » Cette pensée de Mr. de la Rochefoucaut mérite d’être ici éxaminée. Car si ce que nous avons dit jusqu’ici fait le procès aux ingrats & les couvre de la plus grande infamie, il est juste d’entendre les raisons qu’ils peuvent donner pour se disculper, raisons qui toutes sont contenuës dans la pensée que nous venons de citer.

Si cette maxime de Sénéque, qu’on ne doit reconnoître que les plaisirs qu’on nous a faits gratuitement, est constante, comme on ne peut en disconvenir, voila le nombre des Ingrats bien diminué. Car, comme j’ai marqué trois ordres d’ingrats, je trouve trois ordres de bienfaiteurs. Les uns, dès qu’ils ont rendu un service, sont très prompts à le mettre en compte. Il y en a d’autres qui ne comptent pas véritablement tous les plaisirs qu’ils ont fait, mais qui regardent comme leurs débiteurs ceux qui les ont reçûs ; enfin, il y en a d’une troisiéme espéce qui oublient & ne veulent pas se souvenir du bien qu’ils ont fait.

Si nous éxaminons le but propre & naturel d’un bien-fait, qui est de montrer en n’éxigeant rien de celui à qui on donne, que l’on ne fait pas du bien dans une vûë d’intérêt, mais pour s’aquiter des devoirs de l’humanité, ne serons-nous pas authorisez à disputer le nom de Bienfaiteur à ceux des deux premiers ordres, dont nous venons de parler ? & ceux à qui ils donnent des marques d’une générosité aussi fausse qu’intéressée, n’ont-[159] ils pas raison de se plaindre de la dureté de leurs reproches, & de leur peu de desintéressement. En éfet, rien ne me paroît plus dur que d’entendre continuellement un Bienfaiteur répéter sans cesse, c’est à moi que vous devez ce que vous êtes : Je lui dirois volontiers, delivrez-moi à ma misére, & raïez-moi du Catalogue de vos débiteurs.

Nivel 3► Relato general► Onufre est d’une naissance qui n’a rien de trop remarquable ; certaines circonstances où il s’est trouvé, ont terriblement dérangé ses afaires. Il fait connoissance avec Lycas, qu’il trouve dans les plus afreux des embaras. Lycas est de cès gens que leur naissance a élevez dans la faveur ; il a de puissans Amis, & ses Parens ocupent des Postes distinguez. Dans le cas où Lycas se trouve, il a besoin d’un Ami prudent & ardent à prendre ses intérêts. Personne n’y est plus propre qu’Onufre. Il se présente ; il donne à Lycas de salutaires avis, le détermine à prendre une bonne résolution : il partage avec lui le peu qu’il a pour le tirer d’affaire, espérant bien d’en être récompensé au double & d’aquérir, par ce bien-fait, la faveur de tous les Amis & de tous les Parens de Lycas. Mais à peine Lycas se retrouve dans des circonstances plus favorables, qu’il oublie tout ce qu’Onufre a fait pour lui, il oublie qu’il lui doit la liberté & peut-être même la vie. Onufre ne peut digérer une telle conduite, il crie, il fulmine contre Lycas, il lui donne les noms les plus odieux, il donne par tout des relations fidèles de ce [160] qu’il a fait pour Lycas ; & de l’ingratitude avec laquelle Lycas l’a oublié.

La conduite de Lycas est indigne d’un homme & de sa naissance & de son caractére. Mais ne trouvera-t-on rien d’injuste dans celle d’Onufre ? & son procédé n’excuse-t-il pas l’ingratitude de Lycas, & ne découvre-t-il pas bien l’indignité des motifs qu’avoit Onufre en obligeant un puissant malheureux ? ◀Relato general ◀Nivel 3

Vous êtes Chrêtien, Onufre, mais aprenez, & tous ceux de votre Caractére, d’un sage Païen, dans quel sentiment vous devez rendre service, & si vous suivez ses avis, ou vous ne ferez pas d’ingrats, ou vous n’aurez aucune part à leur ingratitude.

Nivel 3► « Vous vous plaignez d’un ingrat, ( dit Marc Antonin ) ne vous en prenez qu’à vous-même, car c’est votre faute d’avoir fait plaisir, & de ne l’avoir pas fait libréralement, sans en attendre aucune reconnoissance, & de n’avoir pas recueilli tout le fruit de votre action dans le tems même de l’action. Car que voulez-vous davantage ? N’avez-vous pas fait du bien à un homme ? Cela ne vous sufit-il pas ? Et en faisant ce qui est selon la nature, demandez-vous d’en être récompensez ? C’est comme si l’œil demandoit d’être païé parce qu’il voit, & les pieds parce qu’ils marchent. L’homme n’est-il pas né pour faire du bien, & quand il le fait n’acomplit-il pas ce qui lui convient ? » ◀Nivel 3 Quels sentimens nobles, généreux, & constans ! Quelle leçon pour tant de Bienfaiteurs mercenaires ! ◀Nivel 2

A la Haye,

Chez Henri Scheurleer.

Et à Amsterdam chez Jean Wolters. ◀Nivel 1