Cita bibliográfica: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Ed.): "Discours XXXVIII.", en: Le Mentor moderne, Vol.1\038 (1723), pp. 366-376, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4069 [consultado el: ].


Nivel 1►

Discours XXXVIII.

Cita/Lema► Non missura Cutem nisi plena cruoris Hirudo.

L’Hirondelle s’attache à la peau, & ne lache point prise, qu’elle ne se soit remplie de sang. ◀Cita/Lema

Nivel 2► Notre apprentif Courtisan M. Thomas nous fit l’autre jour un Conte, qui rouloit sur certaines personnes fort connues dans la famille, & il s’y prit d’une manière si naturelle & si vivre, que nous en fumes tous charmez. Son Frere Guillaume le Jurisconsulte l’écouta sur-tout avec un plaisir sensible, & quelques jours après donnant chez lui une bouteille de vin à quelques uns de ses camarades, il les régala de ce Conte, qu’il appella lui-même très divertissant. Je ne sai s’il fut porté à ce récit par un motif de vaine gloire, ou bien par uu <sic> mortif d’hospitalité ; mais, je sai bien que je tremblai de son entreprise, & que je ne fus nullement étonné de le voir finir, sans que personne de la compagnie parut sentir le fin de cette Histoire. Le pauvre garçon en fut fort étonné lui-même ; &, examinant [367] tous les visages avec un souris forcé. Eh ! comment donc, Messieurs, dit-il, vous voilà bien serieux ! C’étoit pourtant un Conte admirable, quand on me l’a fait ? Etant de retour chez moi, je me jettai dans une profonde méditation sur les Contes, & comme je n'ai rien si fort à cœur, que le bien de ma patrie, je résolus de ramasser quelques précepte sur un sujet si étendu, & qui influe si fort sur les plaisirs du public.

Je croi fort qu’il faut naitre Conteur, comme il faut naitre Poete. Il y a de certaines gens, qui ont une disposition d’esprit si singuliere, qu’ils considerent les objets d’un autre point de vue, que tout le reste des hommes, & sur-tout, que les gens naturellement graves, & serieux. Ceux, qui joignent un enjouement naturel à une imagination vive, doivent naturellement avoir le talent de representer les choses de la même manière, dont ils en ont été frappez eux-mêmes ; & un esprit grave, qui a été choqué de quelque accident bisarre de la vie humaine, le goutera dans un conte bien narré, où l’on lui cache tout ce qui en peur paroître desagréable, en ne ramassant que les circonstaces propres à é-[368]gayer l’imagination. Il s’en suit que les bons contes n’ont pas leur source dans une espece d’art, mais dans un certain tour d’esprit, dont on n’est redevable qu’à la nature, & que le génie y contribue moins que l’humeur. Je soutiens même que generalement ils ne réüssissent pas, à moins qu’une gesticulation naturelle dans le corps du Conteur, ne réponde avec justesse à l’action, qu’il dépeint, & aux sentimens qu’elle doit exciter dans le cœur.

Je say <sic> bien qu’il faut de nécessité un air grave pour relever certains contes, dont on veut rendre la fin surprenante ; mais, cette regle n’est nullement generale, & il est fort souvent d’une necessité absolue d’aider un conte, & de le soutenir par les changemens de la Physionomie, & par un geste naturel & comique. J’ose avancer même, que le succès dépend quelquefois de la figure du conteur, & de l’arrangement particulier des traits de son visage. Je n’en veux d’autre exemple, qu’un gros goguenard de mes amis. J’avous, que bien souvent j’ai été jaloux de la prosperité de ses contes, qui dans un caffé bourgeois le faisoient passer pour un bel-esprit dans les formes, & pour l’homme du monde le plus propre à faire [369] rire toute une compagnie. Je ne pouvois pas m’empêcher moi-même de rire à gorge déployée de ces recits, quoi qu’en les examinant de près, je les trouvasse pour la plûpart, plats & insipides. Ce n’est même qu’après une profonde méditation que j’ai découvert que son esprit n’avoit pour baze que l’agitation impetueuse d’un gros ventre, & le mouvement convulsif de deux joues grosses & boursouflées. Mais, qu’est-il arrivé ? Le pauvre homme a eu depuis peu plusieurs accès de fievre, qui l’on privé en même tems de son embonpoint & de sa réputation ; & il lui faudra plus de trois mois pour réparer son esprit, qui renait avec sa santé dans la proportion la plus éxacte. Il recommence pourtant à être passablement drolle, & peut être qu’au commencement de Juillet, il sera déja assez enfoncé dans la matiere, pour avoir de l’esprit comme un Ange.

Ceux qui sont de cette manière favorisez de la nature, sont un peu sujets d’ordinaire à faire parade de leurs talens avec trop d’ostentation ; & je voudrois bien, que pour l’amour d’eux-mêmes, ils eussent un peu plus d’humilité. Je leur conseillerois, de ne jamais produire un con-[370]te, qu’il ne sorte naturellement du sujet de la conversation ; & qu’il ne serve à y répandre un nouveau jour. Ils feroient bien encore de laisser là tous contes usez : quelque tour qu’on leur donne, ils fatiguent ; & il ne doit être permis tout au plus que de les rappeller à une compagnie, par maniere d’allusion à ce qui s’y dit.

Pour les Contes qui ont encore les graces de la nouveauté, je croi qu’il ne faut leur donner l’essor qu’après avoir tracé un Caractere éxact de personnes, qui en sont pour ainsi dire les Heros. On ne sauroit s’intéresser dans les actions de ceux que l’on ne connoit pas, & il est constant que les récits les plus communs, qui roulent sur des personnes connues font plus de plaisir que les bons mots les plus fins, qu’on nous rapporte, comme sortant d’un caractere qui nous est étranger. Un petit tableau de la figure ou de l’habillement de quelqu’un suffit pour intéresser l’auditeur pour une personne qu’il peut s’imaginer comme présente à ses yeux ; sur tout lorsque cette figure & cet habillement influent sur le sujet. Je me souviens par éxemple, que Thomas Lizard, après avoir diverti [371] ses sœurs d’un Conte, où il s’agissoit des compliments d’un vieillard extrémement façonnier, avoua naturellement que son récit n’auroit rien valu, s’il avoit donné au chapeu du vieux Complimenteur un bord moins large d’un seul pouce.

Autre talent très nécessaire dans un homme qui veut briller par de Contes : il doit savoir finir à propos, & d’une manière brillante & vive. C’est en ceci qu’un Conte ressemble à une piece de Théatre, ou si l’on veut à une Epigramme, où tous les vers doivent, pour ainsi dire éguiser la pointe, qu’il faut faire partir comme un éclair. Sans ce ménagement délicat, un Conte ressemble à certains moutons de l’orient, qui trainent après eux une queue si pesante. Y a-t-il rien de plus fade, je vous prie, qu’un Conteur, qui par quelques pensées vives, a mis les gens dans l’attente de quelque chose de merveilleux, & qui étendant trop sa matiere est obligé de finir par un : voilà tout.

Si le choix éxact d’un petit nombre de circonstances qui portent coup est l’ame d’un conte, on peut dire qu’un recœil vague de circonstances qui ne font rien à l’affaire en est la mort, ou du moins le [372] sommeil. Les gens d’âge sur-tout sont insupportables à cet égard ; Exemplum► le pauvre Mr. Fadel par exemple. Il n’est plus ; & c’est dommage. Il étoit parfaitement honnête-homme ; mais, qu’il étoit ennuieux en fumant sa pipe ! Elle paroissoit être une source inépuisable de contes. Ce bon homme étoit un repertoire de dates, & de noms : il savoit à merveilles, quels plats il y avoit sur la table aux noces de Monsieur un tel, & dans quel fossé son beau cheval bai se démit la jambe gauche ; il vous disoit, dans quel pré son valet Jean . . . non pas, c’étoit Guillaume, fit lever ce lievre, qui donna tant de peine à ses chiens. C’étoit encore le prémier genie du monde, pour se démesler dans un labyrinthe d’alliances, & pour vous dire au juste, si une chose étoit arrivée à la fin d’Aout, ou bien au commencement de Septembre. Ajoutez qu’il avoit un merveilleux talent pour les digressions, & qu’il en abusoit cruellement. Si par hazard il faisoit mention de quelque homme distingué, c’étoit d’abord le sujet d’une longue Episode, qui en fournissant la même occasion produisoit encore le meme effet ; & de cette manière ses contes ressembloient à des [373] Oignons, qui ne consistent qu’en enveloppes. Il me rappelloit toujours dans l’esprit ce que rapporte le Chevalier Temple de certains Conteurs de profession, qui se trouvent dans le Nord de l’Irlande, & qui pour une somme modique endorment ceux qui les louent par des Histoires de Geants, & de sorciers. Ils sont obligez de pousser toujours leurs contes sans s’arreter ; &, lorsqu’on s’eveille, après un bon sommeil de trous ou quatre heures, on est sûr de les entendre encore suivre le fil de la narration.

La dernière fois que je vis mon ami Fadel, il me rendit le même service gratis. Comme il étoit deja dans la troisieme heure qu’avoit duré son récit, & qu’il se complimentoit sur la fidélité de sa mémoire, il m’entendit de la meilleure grace du monde ronfler dans mon fauteuil. Il prit mon sommeil pour un cruel afront, & ne me l’auroit jamais pardonné, si je ne l’avois appaisé par une espece de bon-mot ; amnistie generale, mon cher ami, lui dis-je : vous avez votre foiblesse, & moi la mienne. ◀Exemplum

De tous les defauts des Conteurs, il n’y en a pas de plus insupportable selon moi, que l’impertinence d’enchainer les [374] uns aux autres une vingtaine d’Histoires, qui par elles mêmes n’ont pas la moindre liaison. Exemplum► C’est par là, que le Chevalier Henry Pandolf, seconde par son grand benêt de fils, fait souvent enrager Myladi Lizard. Il a un certain paquet de Contes, qu’il déploye toutes les fois que nous allons lui rendre visite. Je crois qu’il nous retient exprès à souper, le Traitre, pour nous joüer ce tourl-à <sic>. Après nous avoir parlé de quelques intrigues galantes de la vieille Cour, dont il ne nous veut pas dire ouvertement, qu’il a été le héros, & qui sont tout ce qu’il y a de plus divertissant au monde, son fils le pousse doucement du coude, Eh ! je vous prie, Mon Père, lui dit-il, contez nous un peu, là . . . de ce spectre dans la Forêt . . . Le bon-homme ne demande pas mieux, & à peine a-t-il jouï à son aise de quelques éclats de rire forcez, dont on a honoré son Conte, que son fils en riant plus fort que les autres, lui dit de nouveau, Ah ! mon Pere, dites un peu à ces Dames le tour que vous joüates à ce Valeur . . . vous savez bie . . . Parbleu, répond le Chevalier en se frottant la tête, pour celui-là je l’ai presque oublié ; mais c’est bien la plus drolle d’avanture . . . [375] ne s’en ressouveint que trop ; & ce conte est encore suivi de dix autres, qu’il nous a fit déjà avant le Regne de Guillaume trois, dans les mêmes termes, & sans les assaisonner de la moindre varieté. J’aurois tort de passer ici sous silence le compliment ingénieux qu’il fait à Mylady Lizard quand il dine chez nous. Pour cela, Madame, dit-il, avec un chagrin affecté, j’ai bien perdu en restant si longtems à table chez vous. Et quoi donc ? lui répond Mylady. Eh mais, Madame, replique-t-il, j’ai perdu chez vous un appetit admirable. Là-dessus son Fils se tient les côtez à force de rire, en signifiant aux Demoiselles, par un Clin d’œuil mystérieux, que son Père a de l’esprit comme un Démon. Voilà déjà la trente-troisieme fois que le Chevalier nous attrappe de cette manière ; & franchement, je n’y saurois plus tenir. ◀Exemplum

Comme je considere les contes qui sont donnez à propos, & qui n’ont rien de contraire aux bonnes mœurs, comme un soutien, & un ornement de la conversation, je ne puis que combattre l’extravagante sagesse de ces esprits sombres, qui dedaignent tout discours, qui ne roule pas sur les matieres les plus importan-[376]tes. Ils éxaminent tout à la rigueur, & ils découvrent la malignité d’un mensonge formel dans un conte un peu embelli. Je ne trouve pas moins impertinente une autre espece de gens ridiculement graves, qui ont contracté la sotte habitude d’écouter de l’air le plus sérieux les choses les plus essentiellement plaisantes, & qui au lieu de rire d’un bon conte nous disent : & bien, Monsieur, . . . & puis ? Les gens d’esprit devroient se traitter mutuellement avec plus d’humanité : on y trouveroit son compte de part & d’autre ; car, c’est une regle certaine, que si vous trouvez de l’esprit à quelqu’un, il ne manquera pas de vous trouver du jugement. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1