Référence bibliographique: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Éd.): "Discours XXX.", dans: Le Mentor moderne, Vol.1\030 (1723), pp. 279-288, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4061 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours XXX.

Citation/Devise► Fortem posce animum. Juvenal.

Demandez aux Dieux un Esprit ferme. ◀Citation/Devise

Niveau 2► MYlady Lizard n’est jamais si charmée, que lorsqu’elle voit ses Enfans à l’entour d’elle engagez dans quelque Conversation instructive. Je la trouvai, il y a deux jours, assise auprès du feu avec toutes ses filles, & former avec elles un des plus charmants demi-cercles, qu’il soit possible de voir. Après lui avoir fait la revérence, je pris d’abord ma place dans un fauteuil, qui m’attend toujours dans un des coins de la cheminée.

Notre conversation tomba insensiblement sur la source du vrai bonheur. Chacune de nos jeunes filles en dit son opinion conformément à ses lumieres, & à son naturel, avec une Liberté entiere ; ce qui leur est toujours permis, quand [280] elles n’ont dans leur Compagnie, que leur Mere & moi.

Mademoiselle Jeane soutint naïvement, qu’elle croyoit que le plus grand bonheur d’une personne de son sexe consistoit à être mariée à un homme de mérite, & à se trouver à la tête d’une famille judicieusement dirigée. Il ne me fut pas difficile de remarquer, qu’en traçant le Caractere d’un homme de mérite, elle faisoit un tableau très fidelle & très vif de M. de Beau-cœur, qui lui a fait la Cour depuis longtems. Ses sœurs ne s’en aperçurent, que quand elle commença à excuser le défaut de fortune dans un amant, & qu’elle se laissa échapper imprudement, qu’un homme de mérite devoit avoir les dents blanches, & l’œil noir.

Mademoiselle Annabelle, après avoir raillé son aimée sur son homme de mérite, s’étendit assez au long sur la richesse, le grand équipage, & l’humeur commode d’un Epoux. La fine mouche ne dit pas ouvertement, que c’étoit là les seules bonnes qualitez, qu’elle souhaitroit dans un Epoux ; mais, je vis sans peine, que l’objet de tous ses vœux étoit un [281] mari riche & sot, afin de pouvoir faire de lui & de son bien tout ce qu’elle trouveroit à propos.

Mademoiselle Cornélie, notre aimable Héroine de Roman, ne parla que de vivre à la campagne, entourée d’un concert perpétuel de Rossignols, de Sephirs, d’Echos, & de ruisseaux murmurants. Elle n’enferma pas directement un mari dans son plan de félicité ; mais, en récompense, elle s’exprima avec tant de passion sur les tendres tourerelles, & sur les lits de Gazon & de floeur, qu’il fut aisé de s’apercevoir, que la solitude, qui a tant de charmes pour elle, n’est pas une solitude absolue.

Pour Mademoiselle Babet elle plaça le souverain bien, dans la magnificence, dans les assemblées, dans les Bals, & dans les festes de la Cour. Elle parla avec extaze de la Caleche dorée du Chevalier de la Surface, & de la falle ou Mylady Babil reçoit ses visites. Elle ne se seroit pas facilement epuisée sur un sujet si abondant, si elle n’avoit pas remarqué, que Madame étoit plus sérieuse qu’à son ordinarie, & qu’elle condamnoit par ses regards, la ridicule vanité qui regnoit dans tout ce Discours.

[282] C’étoit alors le tour de ma chere Brillante. Elle nous dit avec cet air de modestie & de douceur qui lui est naturel, qu’elle croyoit le bonheur de ce monde une chimere, & que tout ce qu’on pouvoit faire ici, c’étoit de se procurer un sort supportable. Citation/Devise► C’est ce que M. Ironside nous a dit si souvent, continua-t-elle. Nous devons faire tous nos efforts pour n’être pas malheureux dans cette vie, & pour être heureux dans l’Eternité. ◀Citation/Devise Ensuite, elle m’adressa le Discours, pour me prier de lui tracer quelques regles, par l’observation desquelles on pût parvenir à cette condition supportable, ou bien à cette espece de bonheur, dont la vie humaine est susceptible.

Mylady Lizard joignit ses prieres à celles de sa fille. Elle me dit d’un air grave, que la matiere lui paroissoit si importante, qu’elle espéroit que je voudrois bien oublier pour quelques momens, que je parlois à des femmes, & raisonner avec elles avec la même éxactitude, dont je me servirois avec des Philosophes. Je voulus bien lui donner cette marque d’estime ; & voici, autant que je m’en souviens, les reflexions, que je lui communiquai là-dessus.

[283] Niveau 3► Comme rien n’est plus naturel à tout Etre qui raisonne, que le desir d’être heureux, il n’est pas étonnant, que les plus sages d’entre les hommes ayent toujours recherché avec soin ce que c’étoit que la felicité, & en quoi elle consistoit. Un Auteur fameux nommé Varron compte jusqu’à deux cens quatre-vingt-huit opinions differentes, qu’on a soutenues sur ce sujet ; Un auteur appellé Lucien, après nous avoir donné un ample liste d’idées, que plusieurs Philosophes ont formées touchant cette matiere, les tourne toutes en ridicule, & les détruit toutes sans fonder quelqu’autre Système sur leur ruine.

Ce qui me paroit la cause des erreurs, où tant de gens sages sont tombez sur cet article considerable, c’est qu’ils ont voulu trouver la source de la félicité humaine, dans un sujet unique, au lieu que je crois certain qu’il faut le concours de plusieurs causes pour former la félicité, dont il est question.

Parmi ces causes je donne la prémiere place a la vertu, qui est la Mere du contentement de l’esprit ; C’est la vertu, qui calme notre ame, & qui, dans l’examen de nous-mêmes, nous fait gouter [284] la plus douce satisfaction. La vertu toute me pourtant n’est pas suffisante toute seule, pour rendre un homme heureux : elle doit être du moins accompagnée d’assez de bien, pour n’avoir pas à luter contre l’afreuse disette ; & d’assez santé, pour n’avoir pas à combattre la maladie, & la douleur. Un accez de Gravelle a été capable d’arracher à un Stoicien, cet aveu : Citation/Devise► Mon maitre, Zenon ne m’a pas dit la vérité, en m’enseignant que la douleur n’étoit pas un mal. ◀Citation/Devise

D’ailleurs la vertu est si fort éloignée de pouvoir faire seule notre bonheur qu’en certains cas un excès de vertu, joint à un tempérèmment foible & effeminé, peut nous jetter dans l’agitation la plus forte, & dans les plus vives afflictions. On en trouve des exemples dans la Pitié, dans l’amitié, & dans l’amour. Possedez par ces ceux dernieres passions, nous nous livrons bien souvent d’une maniere si absolue aux objets aimez, que nous rendons notre félicité entiérement dépendante d’une autre : c’est là pourtant un dépôt, pour lequel aucune créature humaine ne sauroit nous donner des facultez suffisantes.

Par consequent, celui qui veut être [285] véritablement heureux doit s’aquérir, outre l’habitude de la vertu, une certaine force d’esprit, propre à le rendre lui-même le centre de la félicité, & à la tenir dans une entiere indépendance. Un homme de ce caractere s’acquite de tous les devoirs de l’humanité, avec la même exactitude, que s’il agissoit par un motif de vive compassion, sans être assez touché du malheur d’autrui pour en perdre son propre répos. Sa charité même est d’autant plus noble, qu’elle découle uniquement d’une vertu pure, & raisonnée, qui n’a en vue que le devoir ; au lieu qu’une personne vertueuse, dont l’esprit est plus foible, paroit en soulageant la misere d’autrui, avoir pour but principal, de se tranquiliser soi-même.

Munis de cette force d’esprit nous laissons au pouvoir d’un ami, ou d’une maitresse, d’ajouter quelque chose à notre bonheur ; mais, nous ne leur donnons jamais les moyens de nous rendre misérables.

De ce que je viens de dire, il suit évidemment que c’est la derniere des foiblesses de chercher notre félicité dans les applaudissemens des autres hommes. De cette manière, nous en donnons la dis-[286]position absolue aux caprices d’autrui, & nous la soumettons à l’envie, qui accompagne toujours la réputation, & qui est la passion la plus commune, parmi les hommes, quoiqu’il n’y en ait point de plus extravagante, & de plus douloureuse.

Le plus sur moyen de parvenir à cette force d’esprit, dont je fais ici l’Eloge, & à cette situation d’une felicité indépendante, c’est une raison droite, & sure, suffisamment fournie d’idées, pour pouvoir soutenir la solitude, & entrer dans une agréable conversation avec elle-même. L’Erudition est ici d’un grand secours : elle accumule dans la mémoire un Trésor de Notions, dont on est le maître de se servir quand on en a besoin, & l’esprit trouve souvent, à éxaminer ces richesses, à les augmenter, & à les arranger avec methode, le même plaisir qu’un Prince goute en faisant la revue de ses armées, & en leur faisant faire toutes sortes de revolutions.

Que si une raison enrichie de cette manière trouve une secrette satisfaction dans la connoissance de ses forces ; si elle se fait un plaisir de les mettre, dans l’occasion, à l’épreuve, il faut avouer [287] qu’une imagination vive donne à des esprits plus foibles une satisfaction, qui n’est gueres inférieure à celle qui est fondée sur une baze si solide. Comme la premiere de ces situations, peut-être appellée le Ciel des Sages, on pourroit nommer la seconde le Paradis des Fous. Il y a pourtant bien de la différence entre l’une & l’autre. Celle-là se soutient d’elle-même, & n’a pas besoin d’autre appui, que de sa propre solidité ; au lieu que celle-ci est dérangée par le moindre accident, & qu’elle est incapable de soûtenir les malheurs les plus ordinaires.

C’est cette force d’esprit, telle que je viens de la dépeindre, qui brave les assauts de la fortune, & qui s’aggrandit elle-même à l’approche du danger : Exemplum► C’est elle, qui porte un Alexandre, si admiré dans cet endroit de sa vie par le Prince de Condé, à soutenir lui seul la fureur de toute une armée de séditieux. Citation/Devise► Retournez dans la Macedoine, leur dit-il ; allez dire à vos compatirotes, que vous avez abandonné votre Roi occupé à la conquete de l’univers. Il n’a pas besoin de votre secours : son nom lui fournira des soldats par tout où il voudra les chercher. ◀Citation/Devise ◀Exemplum C’est cette [288] force d’esprit, qui fait s’animer, & s’augmenter sur-tout, quand l’homme vertueux a les plus redoutables ennemis à combattre. Elle se proportionne à tout ce qui l’attaque, & si l’envie ou la malignité ôtent quelques avantages à son possesseur, elle tire de son propre fond de quoi les rempacer par des avantages équivalens. Le mérite de soutenir noblement ses pertes lui tient lieu des biens, qu’elle a perdus. Enfin, c’est cette force d’esprit, qui ne peut que convaincre insensiblement l’homme vertueux, de son veritable prix. Elle releve ses actions, & ses paroles, d’une certaine dignité naturelle, qui force l’estime des hommes, & qui lui donne sur eux une plus grande autorité, que n’est celle qu’on emprunte de la fortune, & de la naissance. ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1