Citation: Anonym [Jean Rousset de Missy / Nicolas de Guedeville] (Ed.): "N°. XXXIV.", in: Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye, Vol.1\034 (1715 [1714]), pp. 265-272, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4020 [last accessed: ].


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N°. xxxiv.

Le Lundi 29. d’Octobre 1714.

Level 2► La Société civile doit son origine au besoin que les Hommes ont senti qu’ils avoient du secours les uns des autres. Ainsi on dévroit regarder à bon droit comme Ennemi de cette Société si utile, si nécessaire, tous ceux qui aportent quelques obstacles à ces secours mutuels ; que dis-je ? On dévroit traiter ainsi ceux-même qui ne s’éforcent pas de donner ces secours. Si l’on en agissoit de la sorte, combien de Membres n’en baniroit-on pas tous les jours : cependant, je crois qu’on ne desavouera pas qu’en la nétoïant avec cette sévérité ce seroit le moïen le plus certain de contribuer à sa sûreté & à sa conservation.

Dans ce nombre presque infini d’Ennemis de la Société, dont ils sont les odieux Membres, je n’en trouve guéres dont on doive plus ce défier que d’une Espéce que je vais décrire. Level 3► Heteroportrait► Ce sont des gens toûjours prêts à encenser au pre-[266]mier venu, qui avec les vicieux mettent la vertu sous les pieds, & avec les vertueux l’élévent jusqu’aux Astres, qui vous louent en votre présence, & aussi-tôt que vous avez tourné le dos vous déchirent & disent mille choses outrageantes de votre conduite, qui se disent Amis & Favoris de tout le monde, pendant qu’ils n’ont d’autre intétêt en vûë que le leur propre ; qui promettent leurs services à tout le monde, & sous pretexte de solliciter pour une personne qu’ils prônent comme leur intime, travaillent sous main à la ruiner, &, comme on dit, à lui couper l’herbe sous le pied ; qui, en un mot, cachent la fourbe le <sic> plus méprisable sous les agréables dehors d’une louable sincérité. ◀Heteroportrait ◀Level 3

C’est à ce défaut de sincérité presqu’universel, qu’on doit raporter presque tous les maux de la Société ; car les choses sont venuës aujourd’hui à un tel dégré qu’on n’ose plus se fier à personne : on se fait un art & un métier de déguiser ses sentimens ; en un mot, on diroit que la sincérité est reléguée chez le grossier Païsan, parce qu’il n’a pas l’esprit d’être fourbe. Ce vice seul est capable de rendre toute la vie d’un hom-[267]me une Comédie perpétuelle. Quel ridicule !

Mais le desordre est bien plus grand ; rien n’est plus sensible que d’être la dupe d’un autre, c’est cependant ce qu’on peut guére éviter aujourd’hui. On n’est pas en peine de choisir quel parti on doit prendre avec un homme qui s’est déclaré contre nous, mais comment se prémunir contre un homme feint & dissimulé qui se déguise, & qui se cache. Les Ames bien-nées sont les plus exposées à donner dans ce piége, incapables qu’elles sont de tromper, elles ne peuvent se persuader qu’on aura recours à l’artifice, à la fourbe, pour les tromper. Il est vrai que ces Ames bien-nées ont pour ainsi dire, leur revanche, car la droiture de leur conduite égare les fourbes, & leur fait perdre la voye par laquelle ils s’imaginoient arriver à leurs fins, parce qu’ils croïent aisément que les autres ne font rien sans artifice, mesurant ainsi la conduite des autres sur la leur.

Mais ils ne sentent pas qu’un homme qui est au dessus de ses passions furieuses, conçoit qu’il ne lui coûte ni tant de soins, ni tant de peines pour être [268] ce qu’il doit être, & se montrer tel qu’il est, que pour tromper les autres en se déguisant.

On sent bien que ce vice seul dans la conduite générale des hommes est capable de faire un coupe-gorge de toute la Société, & qui est-ce qui ne reconnoîtra qu’il seroit bien plus avantageux d’habiter au milieu des Sauvages de l’Amérique, pourvû qu’ils fussent sincéres, que de converser avec des hommes tels que ceux qui nous environnent.

Level 3► Heteroportrait► Dorance a en vûë un Emploi assez considérable pour l’aîné de ses Fils ; mais il se voit en tête un concurent redoutable par le pouvoir qu’il a dans les affaires : Dorance travaille à mettre autant de personnes qu’il peut dans ses intérêts ; présens, priéres, sollicitations, recommandations tout est mis en œuvre ; cependant, la balance panche du côté de son Compétiteur. Que faire ? Dorance mèt quelques Amis communs en campagne, il se fait connoître de celui qu’il regarde en lui-même comme son Ennemi, il le sonde, il le conduit enfin à quelque accommodement, même au desavantage de Dorance qui s’engage de faire passer ses Amis dans les [269] interêts de son Competiteur. Mais ce n’est que feinte, Dorance profite de la facile condescendance d’un honnête homme, à qui il enleve enfin ses Amis de son plein gré, & avec leur faveur la Charge qu’il sollicitoit.

Encore si Dorance content de son bon succès en restoit-là, mais cette fourbe qui lui a réüssi lui sert comme de précepte pour le rendre l’année suivante & plus fourbe & plus dissimulé. ◀Heteroportrait ◀Level 3

Je remarque ce défaut général de sincérité dans presque tous les Etats de la Société, le Marchand en fait la base de son négoce ; c’est en quoi consiste tout l’art de Praticien ; l’homme d’affaire l’étudie sous le nom de Politique, encore si elle s’en étoit tenuë à ces états, mais n’est-elle pas passée jusques dans un autre, d’où il semble que tous les vices devoient être banis. Level 3► Heteroportrait► Bardus prétend qu’il n’est pas permis à Mesamus d’être dans d’autres sentimens que lui, les sistêmes de Bardus doivent être ceux de Mesamus, ses opinions les siennes, & ainsi de ses préjugez, & de ses entêtemens. Mesamus ose s’écarter de ce chemin ; Bardus l’en reprend, Mesamus ose disputer contre un homme si vénérable & le convaincre que ses sistêmes [270] ne sont que des opinions, & de faux préjugez, c’en est assez. Bardus convient qu’il a tort, louë les lumiéres de Mesamus, (dans le tête à tête s’entend) mais à la premiére ocasion Bardus ne manque pas de le rendre suspect en lui imputant quelques sentimens odieux qu’il n’a pas ; Mesamus aprend le bruit qui court, sans pouvoir en découvrir la source, parce qu’il ne peut soupçonner Bardus, qui depuis leur racommodement le comble de caresses, il consulte ce vénérable Vieillard, & met toute sa confiance en lui : Bardus lui persuade qu’il est de son honneur de se justifier, & Mesamus l’entreprend ; cependant, Bardus forme un parti, ou mieux, si vous voulez, une cabale ; on choisit quelque jeune homme sans poste & qui ne peut parvenir que par des preuves de son zèle, & on en fait le Tenant de Mesamus ; Il répond à son apologie, & donne au Public sous son nom tout le venin de Bardus que Mesamus va consulter sur une piéce si noire & si injurieuse, Bardus fulmine contre ce jeune étourdi, dont il louë le jugement, la pénétration, le zèle quand il est à la tête de sa cabale : les réponses, les explications, les apologies, les acusations, se [271] multiplient tant qu’il échape quelque proposition équivoque au trop sincére Mesamus ; c’est alors qu’on fortifie la cabale en faisant passer pour adhérant de Mesamus tous ceux qui ne lui jettent pas la Pierre, ainsi il est contraint de céder au Torrent, & réduit à abjurer publiquement des sentimens qu’il n’a jamais eu, ou à céder son poste à son Ennemi ; il est trop sincére pour faire le premier, ainsi il est réduit à s’éxiler lui-même. ◀Heteroportrait ◀Level 3 Combien de Bardus notre Siécle n’a-t-il pas vû, & combiende <sic> prétenduës Hérésies doivent leur naissance à de semblables démlêlez personnels, je brise là-dessus, & je laisse les réfléxions au Lecteur dépouillé de préjugez.

Deux choses entretiennent ce défaut de sincérité parmi les hommes, c’est leur atachement aveugle à leur intérêt, & le plaisir qu’ils trouvent à être louangez & flatez.

Boileau en nous donnant une description de l’origine de tous les vices qui inondent la Terre, & qui en ont chassé la sincérité & la Vertu, dit avec jugement,

Citation/Motto► L’ardeur de s’enrichir chassa la bonne foi,

Le Courtisan n’eut plus de sentimens à soi,
Tout ne fut plus que fard, qu’erreur que tromperie,
On vit par tout régner la basse flaterie. ◀Citation/Motto

[272] Pourra-t-on me donner le démenti quand j’en apellerai à l’expérience pour confirmer que la plus grande partie des hommes croïent que l’indigence est le plus grand des malheurs, & que tout est permis pour s’en affranchir, ruses, détours, finesses, fourberies, ils mettent tout en œuvre, & s’ils réüssissent, la voix publique ne les absout-elle pas ?

L’amour de la flaterie est-il moins général, ce n’est pas un Proverbe nouveau. La complaisance fait des Amis, & la Vérité des Ennemis. Qui ne sait qu’on ne réüssit aujourd’hui auprès des gens qu’en feignant de leur aplaudir, & qu’en aprouvant leurs maniéres, leur conduite, & en les louant à tous propos. Aurai-je tort, & sera-ce être Misantrope de conclure de tant de réfléxions apuïées sur la conduite journaliére des Hommes, que l’artifice & le déguisement tiennent lieu des véritables Vertus, & qu’on ne passe pour avoir du mérite qu’autant qu’on est habile à en imposer, quoi que dans le fond on n’ait nul principe de probité. ◀Level 2

A la Haye,

Chez Henri Scheurleer.

Et à Amsterdam chez Jean Wolters. ◀Level 1