Citation: Anonym [Eliza Haywood] (Ed.): "Livre Dixhuitieme.", in: La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois, Vol.3\006 (1750 [1749-1751]), pp. 411-485, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.3746 [last accessed: ].


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Livre Dixhuitieme.

Level 2► Metatextuality► Comme nous avons toûjours montré durant le Cours de cet Ouvrage, une promte & sincère Disposition à obliger nos Correspondans, lorsque ce que nous devons au Public nous le permettoit ; nous voyons avec chagrin qu’aucune des Lettres, dont nous fimes mention dans notre dernier Discours, n’est de nature à devoir être rendue publique.

La Personne qui se signe Sycophron, pourroit sans doute nous communiquer dequoi enrichir nos Spéculations ; & n’eût-elle employé que la moitié de l’Esprit & du Savoir que nous lui connoissons à combattre, au-lieu de recommander, une maxime qui n’est déjà que trop en Vo-[412]gue, nous aurions débuté volontiers dans ce Mois par une Pièce d’une Utilité si générale; mais telle qu’elle est, elle doit nous excuser, de ce que malgré toute son Eloquence nous ne pouvons nous résoudre à répandre les Maximes qu’elle voudroit inculquer.

Nous n’avons point d’autre Exception contre la Lettre de Fidelio, si non qu’elle roule sur un sujet que nous avons touché plus d’une fois, & qui n’est pas assez intéressant pour être traité si souvent.

Nous devons omettre pour la même raison les Lamentations d’Ophelie ; Nous convenons que sa Condition est aussi triste qu’on puisse l’être avec un Amour sans Espérance; tout ce que nous pouvons faire, c’est de lui souhaiter un meilleur sort, en lui rappellant ces Paroles d’un Auteur: Citation/Motto► Que les autres Passions, tendent naturellement à obtenir ce qu’elles désirent, mais que l’Amour seul inspire à celui qui en est rempli des Mesures contraires à ses Desseins, en le faisant se lamenter, soupirer, pleurer, ramper & commettre des Impertinences & des Bassesses, qui le rendent méprisable, là ou il voudroit être estimé. ◀Citation/Motto

[413] La définition qu’Alcandre, nous donne des Complots contre le Gouvernement, & des Complots pour le Service du Gouvernement, nous paroit très juste; mais il ne nous convient point de l’insérer dans cette Circonstance, pour des Raisons que nous sommes surprises qu’il ignore.

Le cas du vieux Soldat est fort touchant ; mais nous lui conseillons d’addresser ses Plaintes là où elles attireront plus sûrement l’Attention du Public, & de manière qu’elles puissent être mieux reçûes de ceux, qui sont en état de soûlager ses Infortunes.

Les remarques, dont Mr. Selltruth (*1 ), nous a favorisées sur la présente Situation des affaires, tant au déhors qu’au dedans, méritent nos rémercimens ; s’il n’étoit pas trop délicat pour nous de nous mêler de Politique dans cette Conjoncture, nous saisirions avec Plaisir l’Occasion de communiquer ses Sentimens au Public. Si la plûpart des Hommes présque dans toute l’Europe, n’étoient pas tellement infatués & plongés dans le Luxe & dans mille Extravagances, au point d’ajoûter Foi aux plus [414] grossières Suppositions, nous pourrions espérer que ce qu’il avance ôteroit l’Illusion de devant leurs Yeux ; mais tandis que nous voudrons être trompés, quand même un Ange descendroit du Ciel, & nous montreroit dans un Miroir les choses comme elles sont réellement, nous détournerions la Tête, & nous refuserions de nous laisser convaincre.

Il n’y a que ce motif, qui nous ait engagé à supprimer une Remontrance aussi Pathétique, qui sans cette Raison auroit été doublement bien venue dans ce Tems. Nous allons donc présenter à nos Lecteurs quelques Pensées détachées, sur un Vice qui a passé autrefois pour le plus bas & le plus honteux de tous, le Larcin à peine excepté ; mais que la Coûtume & la Mode ont tellement pallié aujourd’hui, qu’on le considère à peine comme une Imperfection. ◀Metatextuality

Se mettre au-dessus de l’Art de tromper ; mépriser non seulement un Mensonge éblouissant, mais même toute Equivoque, toute Evasion, ou tout Subterfuge, qui peut déguiser la Vérité ; vouloir paroître ce qu’on est réellement, c’est un Caractére que tous ceux qui ont [415] quelques Sentimens d’Honneur devroient tâcher d’acquérir, quoique tous ne prennent pas les mêmes mesures pour le mériter.

Un Homme qui a le moindre Grain d’Esprit, ne pourra jamais digérer qu’on le soupçonne de parler contre la Vérité. La moindre Insinuation à ce sujet a été souvent fatale à celui qui la hazardée ; quoique la Personne qui s’est vengée ait peut-être convenu en elle-même qu’on l’accusoit avec Fondement.

Il n’y a que trop de Gens qui se plaisent à commettre des choses, dont ils ne veulent point être soupçonnés.

Il est certain que dans tous les Tems, & parmi toutes les Nations civilisées le mensonge à toûjours passé, en lui-même & sans considérer tous les Maux qu’il occasionne, pour un Vice très méprisable, & même dans ce Siécle de Corruption, nous ne sommespas <sic> assez hardis pour le défendre ouvertement. Au-contraire ceux qui y sont le plus adonnés, n’apprennent pas plûtôt qu’on a découvert un de leurs semblables, lorsqu’il vouloit en imposer à la Crédulité des autres, qu’ils s’élèvent contre lui, comme s’il méritoit d’être chassé de la Société. Ce qui ne prouve [416] que trop, que ce n’est pas le Crime, qu’on craint, mais uniquement le Scandale.

Mais la Honte de passer pour coupable de ce Vice ne reside plus que dans les Mensonges palpables, & qui se découvrent déjà, lorsqu’on en fait le recit. D’ailleurs on a trouvé plusieurs Moyens d’adoucir les autres, & au-lieu de ces grossières Epithétes qu’on donnoit dans des Tems moins polis à tout ce qui étoit contraire à la Vérité, on les traite maintenant, d’Excuses nécessaires, d’utiles Ressources, d’Expédiens convenables, de juste Revanche, de Boutades pour divertir la Compagnie, d’Obligations de Decorum, & de mille autre Noms adoucissans, qui semblables à ce qui est peint sur un Teint jaunâtre, lui ôtent au prémier Coup d’Oeuil ce qu’il a de dégoûtant, mais le font paroître ensuite plus hideux quand on perce à travers ce vernis.

Suivant la Raison, celui qui se plait à déguiser la Vérité, ne peut jamais être heureux ; comme nous penchons à juger des autres par nous-mêmes, il ne sera jamais sûr que ce qu’il entend est sincére ; il doit être toûjours dans le Doute, se défier même de ses meilleurs [417] Amis, & vivre dans une Inimitié naturelle avec tout le Monde.

Citation/Motto► Si vous ne parlez pas du Cœur, dit Mr. L’Abbé de Forettier, vous ne serez jamais sûr de connoître le Cœur de votre Frère, de votre Femme, de votre Sœur, ou de votre Ami. Tout sera exposé à vos Soupçons, & cette aimable Confiance, le Lien de la Société, sera entiérement rompue. ◀Citation/Motto

Malheureux doit être celui qui ne peut se confier sur Personne, & comment celui, sur qui on ne peut pas se reposer, comptera-t-il avec quelque ombre de Raison sur un autre !

Que la Vérité est aimable ! Que toutes ses Voyes sont belles ! Dans qu’elle douce Sécurité vivent tous ses Partisans ! Il n’est point de Vertu qui donne une Satisfaction plus réelle à celui qui en est doué ; si par quelque Accident, un Attachement trop étroit à cette Vertu, exposoit à une Censure momentanée, il ne tardera pas à obtenir les Louanges qu’il mérite.

Cependant il ne conviendroit pas de dire tout ce qu’on sçait sans en considérer les Conséquences, il en pourroit résulter des Inconveniens pour nous-mê-[418]mes & pour les autres, qui égaleroient présques ceux du Mensonge ; mais s’il y a quelques Circonstances dans la Vie, où l’on soit obligé de découvrir plus qu’on ne voudroit, elles sont en bien petit nombre.

S’il arrivoit cependant, qu’on fût obligé de déguiser une Vérité dangereuse, afin de prevenir quelque grand Malheur, ce qui se fait dans ce cas n’excuse point l’Habitude de mentir, quand on n’a pas le même Prétexte. Mais je crains que pour un seul Mensonge proféré pour l’Amour de la Paix, on n’en invente un million pour sémer la Discorde.

En touchant ce sujet j’ai principalement en vûe les communs Mensonges, qu’on profère sans aucun Dessein bon ou mauvais, & pour lesquels certaines Personnes ont tant d’Inclination que leur Conversation en est toûjours mêlée. S’ils commençent, en parlant d’un fait réel, ils voudront l’éclaircir, comme je le suppose, en ajoûtant des Circonstances, si fabuleuses, qu’il sera fort difficile de démêler la Vérité, & que souvent le tout passera pour une Invention.

J’ai connu des gens si fort passionnés [419] pour le merveilleux, qu’ils ont eû l’assûrance de raconter des choses, qui surpassent non seulement tout ce qu’on a jamais ouï, mais encore ce que la Nature est capable d’exécuter.

Level 3► Heteroportrait► J’ai été liée autrefois avec un Homme si abondant en Inventions de cette Nature, qu’on ne le voyoit jamais sans entendre quelque nouveau Prodige. Les Apparitions d’Esprits célestes, terrestres & infernaux, lui étoient familières ; les plus grands Potentats de l’Europe l’honoroient de leur Confidence, & par tout où il alloit, il étonnoit un chacun, en revelant les Secrets les plus surprenans. Enfin tout ce qui lui arrivoit n’étoit que Prodige, & chaque Jour lui présentoit quelque chose de surnaturel. ◀Heteroportrait

General account► Cet Homme extraordinaire vint me faire Visite, un Jour que j’avois beaucoup de Monde chez moi, son Caractère étoit déjà connu à une partie de la Compagnie ; mais comme ils ne l’avoient jamais ouï, ils ne pouvoient pas rendre Justice à ses Talens à cet égard, & peut-être n’ajoûtoient-ils pas foi à ce qu’on en disoit.

Il les convainquit cependant bientôt qu’il étoit au-dessus de toute Description, [420] & qu’il falloit absolument le voir & l’entendre, pour s’en faire une Idée compétente.

Je ne sçais point s’il avoit plus de Feu ce jour-là qu’à l’ordinaire, ou si la Vûe de tant de Personnes, qui lui étoient étrangères, lui donnoit de l’Emulation, mais il est certain que cette Qualité extraordinaire pour laquelle il étoit fameux, ne fut jamais plus visible que dans le Discours qu’il entama sur le champ.

Je savois qu’il étoit nouvellement arrivé de la Campagne, je lui fis donc les Complimens ordinaires à ce sujet. Dès que j’eus fini, & qu’il se fut assis, il demanda si nous avions souffert en Ville par le dernier Orage. Je lui répondis que le Vent avoit été assés violent, mais que je n’avois pas appris qu’il eût fait d’autre mal que de renverser quelques Arbres dans le Parc. Ainsi, s’écria-t-il, les Elémens ont été plus favorables à Londres qu’ailleurs. En Norfolk d’où je suis arrivé, il n’y a que trois jours, la Mer dans quelques Endroits a passé ses Bancs, & s’est élevée à la Hauteur de septante pieds au-dessus de la Côte, où elle a paru s’arrêter en forme de Pyramide, & d’où nous attendions [421] à chaque Instant une Inondation qui détruiroit le Pays.

Comme quelques Personnes lui témoignèrent leur Etonnement, il leur dit que cet Accident n’étoit qu’une Bagatelle, au prix de ce qui étoit arrivé, lorsque les Eaux étoient retombées.

Nous étions cinquante, dit-il avec l’air le plus sérieux, qui avons vû au-delà de soixante Acres de mes Terres séparées du reste & emportées par la Violence du Vent, & par l’Ouverture que la Mer avoit faite, jusques sur les Côtes de Hollande où elles se sont logées, ensorte qu’elles font maintenant partie de cette République.

Chacun le regardant alors, comme il étoit naturel, avec le plus grand Etonnement, il s’en apperçut & continuant ; Vous trouvez ceci étrange, dit-il, mais ce qui suit vous paroîtra encore plus merveilleux ; le même Orage me rendit ce qu’il m’avoit pris, en amenant de ce côté-ci une partie de la Cote entre Boulogne & Dunkerke, & nous avons vû cette Isle flottante se mouvoir avec une très grande Vitesse, jusqu’à ce qu’elle soit venue remplir le Vuide que le précédent Coup de Vent avoit fait dans mes Terres.

[422] Voilà qui est prodigieux ! s’écria une Dame, qui ne savoit pas encore si elle devoit y ajoûter foi, & je vous prie, Mr. avez-vous perdu ou gâgné à cet Echange ? Je n’ai pas encore calculé, répondit-il, mais je crois que cela est à peu près égal ; seulement, ajoûta-t-il, il y a un grand nombre d’Enfans sur le Terrain François, qui ne seront pas de long-tems en état de gâgner leur Vie, & je ne puis pas en Conscience les laisser périr de Faim.

Comment l’Interrompit un autre, y avoit-il du Monde sur cette Isle flottante ? O, ouï, répliqua-t-il, & plusieurs petites Cabanes avec des Femmes, dont les unes filoient, d’autres tricotoient, & quelques autres saloient du Poisson. Il y avoit aussi cinq excellentes Granges, & de bons gros Païsans, & j’ai consideré que ce sont des François, qui battent le plus beau Froment, que j’aie vû de ma Vie.

Il seroit trop long de répéter la moitié des Circonstances, qu’il ajoûta pour confirmer la Vérité de son Recit, & je ne sçais point jusqu’où il seroit allé, si un Homme de la Compagnie, impatient d’entendre prononcer avec un Air de Sincérité tant de Rhodomontades, ne lui [423] eût demandé fort gravement, si l’Invention étoit de lui-même, ou s’il la tenoit d’un autre.

Invention ! s’écria notre Faiseur de Nouvelles, ne vous ai-je pas dit, Mr., que je l’ai vû de mes propres Yeux ! Vous l’avez dit, repliqua celui-ci, mais pour vous parler sincérement, je vous prénois pour un Auteur, ou un Comédien ; & je m’imaginois que vous répetiez une Scène de quelque nouvelle Farce ; & que tout ce que vous avez dit n’étoit qu’une Imitation des Mensonges de Tim le Barbier, dans cette fameuse Farce, appellée, le Parc de Newgate ; mais puisque nous devons le prendre pour une Vérité, voilà qui suffit, je reviendrai rendre mes Devoirs à la Dame de cette Maison, quand elle ne sera plus assez heureuse pour avoir chez elle un Personnage si extraordinaire.

En parlant ainsi il se leva, nous fit sa Réverence & partit avec Précipitation au grand Déplaisir de celui qui, au-lieu de l’Admiration qu’il se promettoit, se voyoit traité avec tant de Mépris.

Il n’y en avoit aucun parmi mes autres Conviés, qui ne pensât comme celui qui venoit de nous quitter si brusquement. Mais ils ne voulurent pas lui en [424] rien témoigner, parce qu’il étoit dans mon Appartement, & qu’ils ne savoient point comment je prendrois cette Liberté.

Ils souffrirent cependant de leur Complaisance pour moi ; mon Hyperbolique Ami se flattant qu’il étoit crû, leur fit bientôt voir que sa Faculté inventive ne s’épuisoit pas aisément ; & il auroit continué d’exciter leur Etonnement, s’ils avoient eû assez de Patience pour l’écouter plus long-tems. ◀General account ◀Level 3

Il faut convenir que cet Homme portoit son Extravagance à un Excès que je n’ai vû nulle part ; cependant j’en connois plusieurs autres qui semblent le copier. Rien de plus commun que d’entendre des gens se vanter d’être intimement liés avec d’autres, de qui ils connoissent à peine le Nom, & lorsqu’il est question d’une Nouvelle publique, ou particulière, vouloir persuader le Monde qu’ils ont été dans le Secret ; & s’il y a sur le Tapis un Evènement, dont le succès soit douteux, insinuer par leurs Gestes & leurs Coups d’Oeuil, quils <sic> savent fort bien quel en sera le Dénouement, mais qu’ils ont trop de Prudence pour le réveler.

[425] Il faut être soi-même infatué de ce Penchant, pour ne pas en être choqué. Il n’y a sûrement point d’Homme plus méprisable qu’un Menteur reconnu. Qui peut compter sur ce qu’il dit ? La Vérité elle-même a un Air de Fausseté, quand elle sort de sa Bouche. Son propre Frère ne connoîtra pas mieux par ses Discours les Sentimens de son Cœur, qu’il ne connoîtroit ceux d’un Chinois, ou d’un Africain, dont il ignoreroit le Langage.

Ne s’entretient-on pas désagréablement avec une Personne dont on soupçonne la Véracité ! Son Eloquence, tous les Charmes de sa Conversation sont perdus pour nous ; toute notre Attention est tendue à séparer le vrai de ce qu’il y a de faux dans son Recit. Cependant j’ai la Charité de croire que plusieurs de ceux qui prononcent les plus grandes Faussetés, s’imaginent d’amuser extrêmement ceux, à qui ils les débitent. Mais est-ce une chose louable de tendre à un But légitime par des moyens illégitimes !

Il est certain que les Mensonges de cette Nature sont les plus pardonnables, parce que tout le Mal qu’ils font, c’est de rendre ridicules ceux qui les profèrent. [426] Je sçais que plusieurs Personnes se plaisent à les entendre & en encouragent les Auteurs, parce que cette Folie les divertit. Mais je ne puis m’empêcher de trouver en cela de la Cruauté. On devroit plûtôt voir avec Chagrin qu’avec Plaisir, les Fautes de ses semblables ; & pendant que la Nature nous fournit pour notre Amusement des Chiens, des Singes & des Ecureuils, c’est suivant moi, un Affront à notre Espéce que de faire servir nos semblables à notre Récréation.

On a dit qu’on accorde aux Voyageurs une certaine Latitude au-delà de la Vérité ; mais je ne pense pas de même, je ne vois pas pourquoi ils doivent s’y attendre. Nous lisons les Livres de Voyages pour nous instruire des Coûtumes & des manières des Nations éloignées, que nous n’avons aucune Occasion, ni peut-être Inclination de visiter en Personne ; & si l’Auteur, sur qui nous comptons, nous en impose, en nous donnant des Faussetés à la Place de Descriptions réelles, notre Tems, à mon avis, seroit aussi bien employé à la Lecture d’ Amadis de Gaule, de Cassandre ou de quelque autre Roman semblable.

[427] Exemplum► Mais quoiqu’il en soit de cette Prétension, il est certain que le Chevalier, Jean Mandeville, & quelques autres, en ont imposé étrangement à la Crédulité de leur Siècle ; ceux qui lisent les Rélations ridicules qu’ils donnent comme réelles dans leurs Journaux, s’imagineroient que Dieu à donné aux seuls Européens des Ames raisonnables. ◀Exemplum

Exemplum► Nous ne pouvons nier, sans une grande Injustice que nous devons les plus exactes & les plus authentiques Descriptions du Continent de la Chine, & de tous les Etats, qui font partie des Indes Orientales, aux Soins & à l’Intégrité des Missionnnaires <sic> que Louis XIV. a envoyés dans ce Dessein. Ce grand & sage Prince avoit en vûe plus que la simple Propagation du Christianisme dans ces Climats éloignés ; c’est pourquoi il choisit des Hommes qui lui parurent propres à servir ses Intérêts, en même tems qu’ils prêcheroient la bonne Nouvelle du Salut.

C’est ce qui a fait & fera toûjours Honneur à la France, par dessus toute autre Nation, sans excepter même Rome. Les Eccésiastiques <sic> dans d’autres Pays d’Europe, ont un Chemin plus court & [428] plus aisé pour obtenir de l’Avancement. C’est pourquoi il y en a peu qui soyent assez zêles pour aller si loin, & soûtenir comme ces pauvres Missionnaires, tant d’immenses Fatigues, dans l’Espoir d’une Recompense qu’on doit leur donner à leur Retour. ◀Exemplum

A l’égard de ceux qui y vont pour le Commerce, comme nos Comptoirs sont sur les Côtes, ils n’ont point d’Occasion de courir aucun Hazard en pénétrant dans l’Intérieur du Pais. Ceux-même qui y ont résidé plusieurs années, sont rarement en état d’en donner une Description particulière, excepté de quelques milles au-delà des Forts, qui protègent la Colonie ; ensorte que nous avons peu de satisfaction à attendre de ce côté. Ce que nous savons nous vient de Personnes qui ayant été jettées par quelque Accident parmi les Sauvages, ont fait de plus grandes Découvertes qu’ils ne désiroient ; comme ils n’étoient pas Visiteurs par Choix, mais par Nécessité, ils ont plûtôt pensé à revenir chez eux sûrement qu’à satisfaire leur Curiosité.

General account► Je mets dans ce nombre un Homme, que je connois particuliérement qui fut [429] obligé, parce que son Vaisseau faisoit eau, d’aborder dans une petite Anse sur la Côte de Sumatra, fort éloignée de Bencoolen, pour où son Vaisseau étoit destiné, & de tout autre Etablissement Européen.

Je l’ai ouï parler souvent des Fatigues qu’il essuya comme tous ceux qui étoient sur son Vaisseau, & des Dangers éminens qu’ils coururent, après avoir pris Terre ; mais comme on peut se méprendre sur ce qui est conté en courant, & que son Avanture me parut digne d’Attention, je le priai de me la donner par écrit, ce qu’il m’accorda volontiers ; ◀General account Metatextuality► je vais maintenant présenter à mes Lecteurs cette Relation, me flattant qu’elle ne leur paroîtra pas désagréable. ◀Metatextuality

Level 3► Détail de ce qui arriva à quelques Personnes qui firent Naufrages sur la côte de Sumatra dans les Indes Orientales

General account► Comme nous vîmes notre Vaisseau en trop mauvais état pour continuer notre Voyage, & que la Mer étoit fort haute, nous jugeâmes que le seul moyen de nous sauver étoit de faire Terre, s’il étoit possible ; nous deployâmes donc toutes nos Voiles, & mimes incessamment la main à la Pompe ; mais comme nous ne savions pas précisément où nous étions, [430] & que les Planches, sur tout au bas Bord du Vaisseau cédoient de plus en plus aux Coups de Mer, nous attendions qu’il alloit enfoncer en dépit de tous nos Efforts. Nous commençions déjà à perdre tout Espoir, lorsqu’un des Mâtelots cria, Terre ! Terre ! le Capitaine qui monta d’abord, fut du même avis, & s’appercevant que le courant étoit violent de ce côté, il fit serrer toutes les Voiles, & laissa chasser le Vaisseau. Cette Précaution fut notre Salut, la Violence du Flux nous porta dans une Anse, où nous restâmes pris entre deux Rocs.

Chacun dut alors prendre soin de lui-même, & il est vrai que nous étions pour la plûpart si charmés d’avoir échappé aux Dangers de la Mer, que nous ne pensions point à ceux qui nous attendoient dans un Pays entiérement inconnu ; nous ignorions même s’il étoit habité, parce que nous ne découvrions rien à l’aîde de nos Verres, qui pût nous en instruire.

Cependant le Capitaine, avec plusieurs Mâtelots, & deux de ses Quartier-Maîtres, avoit Dessein de sauver à Terre ce qu’il y avoit de plus précieux. Mais [431] les autres deux Quartiers Maîtres, le Contre-Maître, le Canonnier, le Cuisinier, l’Ecrivain & environ vingt deux ou vingt trois Mâtelots, aussi bien que moi-même, ne pensèrent qu’à mettre le Pied sur un Terrain plus solide.

Nous montâmes tous sur la Poupe, & de là nous grimpâmes sur l’un de ces Rocs qui nous avoient servi de Boulevard ; nous descendimes ensuite sans Danger sur les Sables, que nous traversâmes aisément.

Le Pays nous parut, dès l’abord, tout-à-fait stérile & montueux, mais à mesure que nous avancions, nous le trouvions plus uni, & couvert de très beaux Arbres fruitiers, qui nous procurèrent, un excellent Rafraichissement, après les longues Fatigues que nous avions endurées. Nous ne découvrions cependant aucune Trace de Créature humaine, ni Huttes, ni la moindre marque qu’il y eût des Habitans aux Environs. L’Idée que nous étions peut-être jettés sur une côte où nous péririons faute d’Alimens, nous allarmoit extrêmement, mais elle ne dura pas long tems, & elle fit Place à d’autres Appréhensions qui nous alarmèrent encore davantage.

[432] Nous avions marché autant que je puis l’estimer, environ une Lieue & demie loin du bord de la Mer, quand nous apperçûmes sur le penchant d’une Colline, à quelque Distance, sept ou huit Hommes, qui nous parurent, comme nous approchions, par leurs Habillement & leur Carquois derrière le Dos, semblables aux Indiens que nous avions vûs sur la Côte de Bombay.

Nous nous rejouîmes d’abord de voir des Créatures de notre Espéce, mais nous vîmes bientôt que nous avions peu de Raison, car les Sauvages nous ayant apperçus, nous lâchèrent en même-tems leurs Fléches, qui étant empoisonnées, comme nous l’apprimes ensuite, portent infailliblement la Mort par tout, où elle frappent ; mais nous échappames tous par grande Providence à ce Danger, pour tomber dans un plus grand encore ; car après avoir donné cette Marque qu’ils désaprouvoient notre Arrivée, ils poussèrent un grand Cri, & coururent au Sommet de la Colline. Nous nous hazardames de les suivre, & nous vîmes, quand nous en fûmes à une certaine Distance, qu’elle étoit couverte d’Arbres, entre lesquels nous pouvions [433] découvrir un grand nombre d’Indiens armés comme les prémiers.

Cette Vûe nous inspira une terrible Consternation ; nous avions chacun un Fusil, il est vrai, mais nous jugeâmes qu’en nous servant de nos Armes, nous ne ferions qu’irriter des gens qui ne paroissoient pas fort inclinés en notre Faveur ; puis sur-tout que le peu de Munition que nous avions avec nous, auroit été d’une bien petite Utilité contre tout un Peuple, qui au moindre Mouvement de notre part, seroit sans doute tombé sur nous.

De plus comme nous manquions de tout, nous convinmes unanimement de rechercher l’Amitié de ces Indiens, à qui, quand même nous l’aurions voulu, nous ne pouvions opposer qu’une foible Résistance.

Pendant que nous délibérions à ce sujet, ils descendirent la Colline au nombre de trois ou quatre cents. Leur vûe mit Fin à nos Débats, & comme nous étions tous déterminés à nous soumettre, nous jettâmes nos Armes à terre, & tombâmes sur nos genoux, en faisant des Signes de Détresse, & en implorant leur Protection.

[434] Notre Soumission les engagea à retirer leurs Arcs qui étoient auparavant tous tendus pour notre Destruction, & à faire un Cercle autour de nous, nous considerants avec le même Etonnement que la Canaille auroit pû les regarder eux-mêmes en Angleterre, s’ils y avoient parû avec les mêmes Habits. Cependant quelques-uns eurent la Politique de se saisir de nos Fusils, & il parut qu’ils n’en ignoroient pas absolument l’Usage ; ils s’entretinrent ensuite assez long-tems, dans une Langue qu’aucun de nous ne pouvoit comprendre, & nous firent signe de marcher.

L’Obéïssance étoit notre seule Ressource ; nous marchâmes donc comme ils voulurent, cinq ou six de front, avec des Indiens devant nous, d’autres à nos côtés, & le reste derrière, jusque à ce que nous arrivâmes au sommet de la Colline, où nous en trouvames d’autres en très grand nombre armés & habillés comme nos Conducteurs ; mais il y en avoit d’autres à qui ceux-ci rendoient Hommage, & qui différoient autant des prémiers dans leur Habillement, que s’ils avoient été d’une Nation différente.

Nous leur peignimes aussi bien qu’il [435] nous fut possible, par nos Gestes, notre Détresse, mais ils comprirent fort peu de ce que nous voulions leur apprendre, & après quelque Débat, comme il nous paroissoit, nous fûmes conduits de l’autre côté de la Colline, qui faisoit Face à une sorte de Village, où nous vimes un grand nombre de Huttes, disposées avec assez d’Ordre.

Il nous apportèrent ici du Ris bouilli, & de l’Eau dans des Calebasses de Bois ; mais la nuit approchoit, & nous fûmes obligés de coucher sur la dure, sans aucune autre Couverture que le Ciel.

Nos Gardes ne nous abbandonnoient point ; & nous étions dans des Appréhensions continuelles pour notre Sort, nonobstant le Secours qu’on nous avoit donné ; mais de bon matin, nous vimes un Sauvage descendre en courant la Colline ; après qu’il eut parlé à celui qui sembloit commander notre Garde, on nous reconduisit au Sommet, & on nous introduisit dans un Bosquet fort épais. Nous y vimes sur deux Sièges de Gazon, un vieux Indien d’un Aspect fort vénérable, & une Femme qui sembloit âgée d’environ quarante Ans, & qui par son Teint, son Air & ses Traits, [436] paroissoit être Européenne, quoiqu’elle fût habillée exactement comme les Femmes de Bencoolen & de Bombay.

Après avoir reçu nos Soumissions, que nous eûmes soin de rendre aussi humbles & aussi touchantes, qu’il nous fut possible, elles <sic> nous surprit agréablement en nous demandant en François, de quel Pays nous étions, & par quel Accident nous nous trouvions dans un Endroit si peu fréquenté par les Nations Européennes.

Que j’eus lieu alors de rendre Grace à mes Parens de ce qu’ils m’avoient fait apprendre cette Langue, puisqu’aucune autre Personne de la compagnie ne l’entendoit !

Je l’instruisis donc immédiatement de l’Infortune qui nous avoit amenés en sa Présence, la priant que, comme elle paroissoit être originaire de cette partie du Globe, d’où nous venions, elle voulût s’intéresser en notre Faveur ; l’assûrant, comme je le pouvois avec Fondement, que nous ne venions point comme Espions, ou dans aucune autre mauvaise Vûe, & que nous ne souhaitions rien avec tant d’Ardeur, si non que le Ciel nous fournit une Occasion [437] de poursuivre notre Voyage jusqu’à Bencoolen, notre Vaisseau étant entiérement délabré.

Je n’eus pas plûtôt dit que nous étions destinés pour Bencoolen, qu’elle s’écria que nous étions dans le Continent de Sumatra, où ce Comptoir étoit situé ; que l’éloignement étoit à la vérité prodigieux ; mais que nous pourrions y arriver par Terre, pourvû que nous fussions pourvûs de Guides pour nous conduire à travers les Montagnes, qui sont, nous disoit-elle, en grand nombre le long de la Côte. Elle finit en nous assûrant qu’elle feroit tout son possible, pour nous rendre Service dans cette Circonstance, & que nous pouvions compter qu’elle avoit quelque Crédit sur ceux de qui nous dépendions.

Elle fit ensuite, comme je le suppose, le Recit de notre Avanture au vieux Indien, qui paroissoit, à en juger par sa Contenance, se plaire à l’entendre parler. Après qu’ils se furent entretenus quelque tems, on nous reconduisit à l’endroit, où nous avions passé la Nuit, mais on nous donna de meilleures Provisions, & on nous fit une mine plus favorable, que le Jour précédent.

[438] Nous étions cependant fort inquiets, de ce que nous ne savions point encore comment on décideroit de notre Sort, & Dieu sçait ce qui nous seroit arrivé à la fin, sans un Evènement, qui contribua beaucoup plus à notre Délivrance, que la Vûe de notre Détresse & de nos Soumissions.

Après que notre Confinement en plein Air eut duré quatre Jours, & autant de Nuits, le cinquiéme on nous fit tous monter avec précipitation au Bosquet, où nous trouvâmes l’Indien assis avec sa Dame comme auparavant, & à notre Etonnement inexprimable, le Capitaine, les deux Quartier-Maitres, & tous ceux de l’Equipage, que nous avions laissés à bord, & que nous avions crus perdus. Leur Surprise en nous voyant ne fut pas moindre que la nôtre, parce qu’ils avoient eû la même Opinion de notre Destinée.

Entraînés par un égal penchant réciproque, nous courûmes dans les Bras les uns des autres, sans aucune Considération pour les Personnes en présence de qui nous étions. Nous connûmes même ensuite, que cette honnête Joye & cette Affection Fraternelle n’avoient nullement déplu à ceux qui en avoient été les Témoins.

[439] Après que le prémier Feu de notre Reconnoissance fut passé, le Capitaine, moi-même, & le troisième Quartier-Maître qui parloit François parfaitement bien, nous nous tournâmes du côté de la Dame, & la priâmes d’excuser cette petite Saillie, & d’intercéder auprès du grand Personnage. Car nous ne savions quel Nom lui donner, pour qu’il nous pardonnât la Liberté que nous avions prise en sa présence. Elle sourit & nous accorda notre Requête, sur quoi il daigna nous honorer d’un Signe gracieux, & nous ordonna ensuite de nous retirer. Nous nous retirâmes donc toûjours gardés comme auparavant, mais beaucoup plus contens, parce que nous avions alors avec nous nos chers Compagnons, de qui nous apprîmes tout ce qui leur étoit arrivé depuis que nous avions quitté le Vaisseau.

Il nous dirent, qu’après avoir tiré des Coffres la plus grande partie de l’Argent & du Linge qui y étoit renfermé, ils le roulèrent autour de leur Corps & remplirent leurs Poches de Pierres à Fusil, d’Acier, de Tabac, de Poudre à Canon & de Balles de Fusil ; que chacun prit avec soi deux Fusils, quelques [440] uns du Bœuf salé & du Biscuit, qu’ils portoient dans des Servietes sur leurs Epaules ; que les plus robustes avoient pris sous leurs Bras des petits Barrils de Brandevin ; qu’ainsi chargés ils avoient passé comme nous par dessus les Rocs ; mais qu’en descendant un Fusil étoit malheureusement parti, avoit tué un Homme & blessé un autre à l’épaule ; qu’ils avoient enséveli dans le Sable celui qui avoit été tué, & qu’après avoir pris tout le soin possible du blessé, ils s’étoient engagés comme nous dans le Pays.

Mais de peur d’être trop long dans une partie de mon Récit si peu intéressante, ils furent saisis comme nous par un autre parti d’Indiens ; ayant aussi jugé que la Résistance seroit inutile, ils avoient mis bas leurs Armes, & s’étoient rendus prisonniers à Discrétion.

Leurs Gardes les avoient cependant traités avec plus de Douceur qu’on n’en avoit usé à notre égard, avant l’Intercession de l’Européenne, soit parce qu’ils firent goûter aux Indiens de la Liqueur qu’ils avoient apportée du Vaisseau, soit parce que l’un d’eux parloit le Malais, & que ce Langage étant très peu différent de celui de Sumatra, il leur fit compren-[441]dre aisément leur Disgrace, ajoûtant que si quelques-uns vouloient le suivre jusque à l’endroit où ils avoient laissé leur Vaisseau, ce qu’ils en pourroient tirer payeroit suffisamment leur Peine, & toutes les Civilités qu’ils recevroient de leur part. Comme aucun d’eux n’ôsa accepter cette Offre, sans le Consentement de leur Chef, on lui en fit la Proposition, & il prit du Tems pour y réfléchir, ordonnant dans cet intervalle qu’on nous traitât avec Douceur.

Cette Nouvelle nous donna de grandes Espérances, que le Pillage du Vaisseau les disposeroit à nous donner des Guides jusqu’à Bencoolen, puisque l’Européenne nous avoit assûrés que nous pouvions y arriver par Terre.

Nous passâmes donc cette Nuit plus agréablement qu’on ne pourroit l’attendre de Personnes dans notre Situation ; nous soupâmes sur une partie de la provision que notre Capitaine & ses Compagnons avoient apportée à terre ; le Ris & les Fruits des Indiens nous servirent de Dessert. Durant notre Repas, le Mâtelot qui nous servoit d’Interprête, fit plusieurs Questions touchant le Pays où nous étions, & de leur côté les In- [442] diens lui répondirent avec beaucoup de Franchise.

Ils nous dirent donc que le grand Empire de Sumatra étoit divisé en cent Provinces, ou petits Royaumes, mais que tous reconnoissoient l’Autorité suprême d’un seul, qui se qualifioit de Souverain de cent Rois, de seul Seigneur de la montagne d’Or d’Achen, & de Monarque de mille Iles.

Comme nous leur demandâmes quelle Religion ils professoient, ils nous répondirent que chaque District en avoit une particulière, mais qu’ils avoient tous la Liberté de changer de Dieu, aussi souvent qu’il leur plaisoit.

Nous les priâmes ensuite de nous apprendre quelle Divinité on adoroit dans le District, où nous étions, sur quoi un des plus âgés d’entr’eux nous fit le Recit suivant, qui doit paroître fort extraordinaire.

Level 4► General account► « Nous avions (dit-il, en s’addressant à notre Interprète) un Dieu qui avoit été adoré parmi nous de tems immémorial ; mais je ne sçais pour quelle raison notre Peuple s’ennuya de ce Dieu, & l’ayant coupé en pièces, ils jettèrent ses Membres dans la Mer ; [443] ils en firent ensuite un autre, qu’ils taillèrent d’un grand Arbre de cette vallée. Quand ils l’eurent façonné à leur Fantaisie, ils en devinrent si excessivement passionnés, qu’ils se dépouillèrent tous de leurs Richesses pour l’orner. » ◀General account ◀Level 4

Il continua ensuite à nous décrire les Habillemens de cette Idole & les immenses Thrésors, dont elle étoit couverte ; mais notre Interprète ne put jamais comprendre les Noms propres de ses Habillemens, ensorte que tout ce qu’il pût nous dire fut qu’en général l’Idole étoit certainement la plus Riche qu’on pût voir dans aucun Pays.

Il comprit mieux ce que l’Indien ajoûta, sçavoir, que cinq cents Prêtres de l’Idole jouissoient d’un très grand Revenu, destiné pour ce qu’ils appelloient le Service Divin ; que deux milles Gardes, dont il étoit lui-même, étoient établis pour veiller Nuit & Jour, de peur que des Européens ne vinssent à prendre Terre dans cet endroit, & à dépouiller le sacré Bocage.

Nous comprîmes alors que l’Idole n’étoit pas éloignée ; mais quand nous en aurions douté, l’Indien nous l’expliqua [444] bientôt en nous disant, qu’elle étoit placée sur le sommet de cette Colline, que nous avions eû la permission de monter en partie, lorsqu’on nous avoit amenés devant le Grand-Prêtre, qui paroissoit être le même, sur qui la Femme Européenne avoit tant de Crédit.

La Compassion qu’elle nous avoit témoignée nous obligeoit de nous intéresser à son Sort. D’ailleurs nous étions curieux d’apprendre par quel Accident une Personne de son Teint se trouvoit parmi ces Sauvages ; nous priâmes donc notre Interprète de s’informer qui elle étoit, & quel Rang elle tenoit dans le Pays.

Il n’eut pas plûtôt fait cette Question, qu’un Indien qui n’avoit point encore parlé, se leva & dit à notre Interprète, que Personne ne pouvoit les instruire à ce sujet mieux que lui-même, puisqu’il étoit un de ceux qui la trouvèrent à moitié morte sur le Rivage.

Level 4► General account► «  Il y a vingt ou vingt & un An, qu’après une grande Tempête, nous découvrimes sur notre Côte les Débris d’un Vaisseau ; on envoya plusieurs d’entre nous pour voir ce que nous pourrions trouver ; nous recueillimes [445] donc quantité de choses que les Vagues, avoient jettées sur le Rivage, mais je ne crois pas que Personne ait échappé, excepté cette Femme ; nous lui frottâmes les Temples, & la soulevâmes pour lui faire dégorger l’Eau qu’elle avoit bue ; enfin elle revint à elle-même en paroissant fort affligée.

Nous avons une Loi qui défend sous peine de Mort, de cacher à à <sic> notre Roi, ce que nous trouvons de cette manière ; ainsi nous la lui présentâmes avec tout ce que nous avions recueilli. Le Grand Prêtre de notre Dieu Tayhu se trouva présent, & prénant du Goût pour cette Femme, il la demanda pour lui-même, ce qui lui fut accordé sur le champ. Car il a réellement plus de Pouvoir dans le Royaume que le Souverain. Cependant il eut peu de Satisfaction avec elle pendant un tems assez long, car elle ne faisoit que pleurer, se lamenter, & ne pouvoit ni se faire entendre, ni comprendre ce que nous lui disions.

Mais le bon Traitement qu’elle recevoit emporta avec le tems son Cha-[446]grin & elle apprit fort bien notre Langue, qu’elle parle à présent aussi parfaitement que si elle étoit née parmi nous.

Elle nous dit alors que son Père étoit un Marchand Hollandois, & qu’il alloit s’établir à Batavia avec sa Famille & ses Effets, lorsqu’un terrible Orage avoit tout emporté, excepté elle-même, infortunée Créature.

D’abord, continua l’Indien, elle ne pouvoit pas faire mention de ce Désastre sans repandre un Torrent de Larmes ; mais elle s’est reconciliée par dégrés avec son Sort, & elle n’aime pas moins le Grand Prêtre qu’elle en est aimée. Il a eû d’elle plusieurs Enfans, & a abbandonné en sa Faveur toutes ses autres Femmes. » ◀General account ◀Level 4

Il finit ici ce qu’il avoit à dire de cette Femme. Quelques-uns de nos gens s’écrièrent alors, qu’elle pouvoit fort bien se contenter d’être une des plus grandes Femmes du Pays, & d’avoir un si bon Epoux ; mais les autres n’étoient pas du même avis, & s’étonnoient comment une Femme, qui suivant le Recit de l’Indien, étoit suffisamment âgée, pour avoir été parfaitement instruite dans les Principes de la Foi Chrétienne, [447] dans le Tems que sa mauvaise Fortune la jetta sur cette Côte, avoit jamais pû s’estimer heureuse, non seulement parmi des Payens, mais encore en partageant le Lit du Chef de ceux qui prêchoient l’Idolâtrie, & en mettant au Monde une Race d’Infidèles.

Il n’y en eut aucun cependant, qui ne la plaignît d’avoir été reduite à cette triste nécessité. Qu’il y en auroit peu dans les mêmes Circonstances douées d’une Force d’Esprit assés grande pour se conduire autrement !

Le Rum & le Brandevin que notre Capitaine avoit apportés avec lui nous avoient gâgnés l’Amitié de nos Gardes, & les rendoient fort communicatifs ; ils nous instruisirent donc de plusieurs choses relatives à leur Religion & à leur Gouvernement. Mais comme d’autres Personnes en ont donné des Relations, que vous pouvez avoir lues, je ne vous incommoderai pas, en vous rappellant ce qu’ils ont déjà dit ; je vous avouerai seulelement <sic> que ce qu’ils nous apprirent touchant leur grande Idole Tayhu, nous donna une prodigieuse Curiosité pour la voir, sur tout après qu’ils nous eurent dit que dans trois jours le Roi & tous les Chefs [448] de ce Canton devoient venir s’acquitter de leurs Dévotions solemnelles, parce que ce jour étoit le prémier de la nouvelle Lune, & qu’ils ne manquoient jamais de sacrifier dans cette Epoque.

Quoique nous désirions extrêmement de nous rendre à Bencoolen, ils nous paroissoit que cette Cérémonie méritoit d’être vûe, & que nous ferions bien de différer notre Départ dans ce Dessein, sur-tout après que les Indiens nous eurent assûrés qu’on ne feroit aucune difficulté de souffrir notre Présence.

Nous ne devions pas craindre, comme l’Evènement le verifia de ne pouvoir satisfaire notre Curiosité à cet égard. Car les Indiens ayant résolu que nous irions avec un gros Parti de leurs Gens pour voir ce qu’on pourroit tirer des Débris du Vaisseau, nous fûmes obligés d’attendre tout le jour suivant les Dépêches du Roi, Cérémonie dont il paroît qu’on ne peut se dispenser, même dans ce Cas.

Dès que l’Ordre fut arrivé nous y allâmes avec environ deux cents Sauvages pour nous escorter & apporter avec eux ce qu’on pourroit trouver.

Jamais il n’y eut de vûe plus triste [449] que celle de ce Vaisseau brisé en mille pièces, son Fond enfoncé dans le sable, de grandes Pièces du Pont & des Côtés qui flottoient sur les Flots, & d’autres jettées sur le Rivage ; une Caisse d’Argent, & un Coffre plein d’Habits & de Linge, qui appartenoit au Capitaine avec deux Tonneaux d’Eau de Vie, engagés dans la Boue & que nous en retirâmes. Nous crûmes encore en voir d’autres à quelque Distance dans la Mer ; sur quoi les Indiens, au nombre de vingt ou environ, coururent de l’autre côté du Roc, où nous avions pris Terre ; ils y attachèrent leurs canots, y entrèrent & ramèrent parmi les Débris du Vaisseau. Ils eurent le Bonheur de trouver une Boëte qui renfermoit de la Vaisselle d’Argent, des Montres, & plusieurs autres choses de Prix ; avec un gros Coffre rempli de Couteaux, de Fourchettes, de Canifs, de Tabatières, d’Instrumens & d’autre Clinquaillerie, qui est fort recherchée dans ces quartiers.

Enfin ce que nous trouvâmes dut les rendre contens de cette Expédition ; aussi consentirent-ils à nous donner quatre Indiens, qui connoissoient parfaite-[450]ment bien le Pays, pour nous conduire aussi loin que les Etats de leur Roi s’étendoient, & comme nous avions ensuite à traverser ceux d’un autre Prince ou Chef, avant que d’arriver à Bencoolen, ils nous déclarèrent que ce seroit à nous, à nous tirer d’affaire comme nous pourrions.

Cette Déclaration nous paroissoit extrêmement dure, puis qu’ils s’étoient si bien payés de toutes les Faveurs qu’ils nous avoient faites, ou qu’ils pouvoient encore nous faire ; car je dois observer avec vous qu’ils ne permirent point que nous eussions aucune part à ce qu’on put ramasser des Débris du Vaisseau, excepté à quelques Chemises qu’ils cédèrent au Capitaine & qu’il eut la générosité de nous prêter alternativement, pendant que nous lavions celles que nous avions sur le Dos.

Malgré cette Conduite cruelle & mercénaire à l’égard de pauvres Infortunés qui avoient tout perdu comme ils ne pouvoient pas l’ignorer, ils ne laissoient pas d’exalter leur Hospitalité. De notre côté nous n’eûmes garde de nous en plaindre ; nous étions entiérement en [451] leur Pouvoir, & au-lieu de nous envoyer dans notre chemin, il leur auroit été facile de nous faire tous périr.

Nous fimes donc aussi bon Visage qu’il nous fut possible, & comme nous ne devions partir qu’après le Sacrifice, nous passâmes ce Tems à perfectionner quelques Indiens dans l’Usage des Armes à Feu ; ils parurent nous en être fort obligés. Nos Provisions en devinrent meilleures, ensorte que nous n’eûmes plus de Plainte à faire à ce Sujet.

Cette grande Fête fut annoncée dès le matin par leur Musique, si on doit lui donner ce Nom. En effet il est impossible s’en faire une juste Idée sans l’avoir entendue. Leurs Instruments étoient de trois sortes ; les prémiers étoient des longues Pièces de Marin, où on avoit suspendu de grosses Piéces de Bronze, de Cuivre & de Fer, & qui étoient portées par deux vigoureux Sauvages qui n’avancoient qu’en sautant, en-sorte que ces Piéces en heurtant l’une contre l’autre, formoient le plus horrible tintamarre. Ils avoient fixé pour leur second Instrument des Perches en Terre, à la distance d’environ six Verges entou-[452]nées <sic> de Vessies, qui étants frappées avec des pièces de Bois forts larges, rendoient un son prodigieux à peu près semblable à celui de nos Battoirs ; mais vingt fois plus fort. Leur troisième Instrument étoit une pièce de Bois creuse, garnie en dedans de Cuivre & fort longue, soûtenue sur deux poteaux & remplie de gros Cailloux ; deux Indiens à chaque Bout en l’élevant & l’abbaissant alternativement avec une grande Vitesse, faisoient un Carillon, qui approchoit beaucoup du Tonnerre, mais plus fort qu’on ne l’entend ordinairement dans ce Pays-ci.

Ce terrible Bruit continua jusqu’à ce que nous vîmes paroître la grande Procession ; nous y vîmes, le Roi, la Reine, tous leurs Enfans, leur Cour, avec tous les Chefs du Pays. Leurs Majestés tanées avoient des Habits fort chamarrés ; leurs longs Cheveux couleur de Jaïs, qui sont très communs parmi les Indiens de ce Pays, étoient ornés comme leurs Habillemens de Perles, de Diamants, & de Plumes d’Oiseaux de différentes sortes ; douze grands Indiens portoient un Dais de Soye jaune & verte, qui couvroit de son Ombre toute la [453] Famille Royale ; les autres avoient des pare-Sols, portés par leurs propres Esclaves ; ils étoient suivis d’une Foule immense de Peuple avec qui nos Gardes nous dirent que nous pouvions nous mêler, pour monter au Sommet de la Colline.

C’est ce que nous fimes, & en arrivant nous trouvâmes qu’il faloit descendre par cinq ou six marches de Gazon pour entrer dans le sacré Bocage ; au milieu de ce Bocage étoit l’Idole Tayhu, & dès que nous l’eûmes vûe, nous ne fûmes plus surpris qu’on eût établi tant de Gardes pour veiller Nuit & Jour à sa Sûreté.

Certainement il n’y eut jamais rien de plus magnifique, & j’ai souvent pensé qu’elle étoit assés riche pour que des avanturiers Européens tâchassent de s’en emparer.

Il est vrai que la Figure en elle-même n’étoit que de Bois comme je l’ai déjà dit ; & que, comme il n’y a pas de fort bons Sculpteurs dans ce Pays, elle étoit assez mal proportionnée dans ses Traits & dans ses Membres. Son Aspect avoit quelque chose d’effrayant, & il sembloit qu’ils y eussent employé toute leur Ad-[454]dresse ; elle étoit teinte en Bleu, & parsémée ici & là de Rayes, couleur Ecarlate & Orange tirant sur le Feu ; ses larges & épaisses Levres étoient faites de Corail, & sembloient s’ouvrir pour parler ; on avoit enchassé pour ses Yeux deux gros Diamants, environnés de Perles d’une Grosseur si prodigieuse, que l’un de nos Quartiers-Maîtres qui avoit été apprentif chez un Lapidaire, avant qu’il eût senti de l’Inclination pour la Mer, nous assûra que chacune valoit une Province ; je ne veux pas décider que son Estimation ne sentoit pas un peu l’Hyperbole ; mais il est toûjours certain qu’elles étoient d’un très grand Prix ; l’Idole avoit encore les Jambes entourées de filets d’Or, d’Emeraudes, de Saphirs, d’Escarboucles & d’autres Pierres précieuses ; ses Sandales étoient d’Argent incrustées de Diamans ; les Habits de cette monstrueuse Figure étoient de Taffetas couleur de Flâme, avec une Bordure de Perles ; elle tenoit dans sa Main droite une Pique & dans l’autre un Trident, pour dénoter l’Empire de la Terre & de la Mer ; elle avoit la Tête ornée en place de Cheveux, de Filets d’Or extrêmement déliés, qui lui [455] descendoient sur les Epaules, présque jusqu’au Coude. Enfin tout cet Ajustement ne sembloit avoir été inventé que pour faire paroître l’Idole autant effroyable que Riche.

Derrière l’Idole qui étoit debout, on avoit placé un Thrône d’Ambre, & par dessus un grand Dais d’Or massif, qui les mettoit à couvert l’un & l’autre de la Pluye & des Injures du mauvais Tems.

Mais rien n’est comparable à la profonde Vénération avec laquelle ces pauvres Indiens approchoient un Image, que leurs mains avoient façonnées peu d’années auparavant ; nous aurions senti la plus grande Pitié pour leur Simplicité, si nos propres Malheurs nous avoient laissé de la Compassion pour d’autres Objets.

Ils s’avancèrent d’abord en baissant la Tête, & en croisant les Bras sur la Poitrine ; ensuite ils se prosternèrent contre Terre, & demeurèrent quelque tems dans cette Posture avec un profond Silence ; les Prêtres dans cet intervalle, rangés à la droite & à la gauche de l’Idole, marmotèrent quelque chose entre leurs Dents ; après quoi le Grand Prêtre [456] mit la main sur la Tête du Roi, de la Reine, & de la Famille Royale ; pendant que les autres Prêtres en faisoient autant à toute l’Assemblée. Cette Cérémonie dura assez long tems, mais ils restèrent tous avec le Visage contre terre, jusque à ce qu’elle eût fini ; alors dès que la Musique commença, au signal que donna un Officier établi à cet effet, ils se levèrent tous en même Tems, commencèrent à danser & à sauter autour de l’Idole. Leurs Majestés, & tous ceux qui leur appartenoient formoient le prémier Cercle, Les Chefs de la Noblesse & les Officiers de Guerre le second, & le reste dansoit sans Distinction.

Après s’être fatigués suffisamment à cette Exercice, les Grands s’assirent sur le Gazon entre les Arbres, & prirent part à un Repas qu’on leur servit sur des Plats d’Or & d’Argent.

Tandis qu’ils mangeoient, environ vingt Indiens nuds jusqu’à la ceinture, sortirent de l’Assemblée avec des Couteaux à la main, & dansèrent devant l’Idole, en coupant & déchiquetant leur chair, jusque à ce que cette partie du Bosquet fut toute couverte de leur Sang.

[457] Nous regardâmes dabord <sic> ceci comme un Acte surnumeraire de Dévotion ; mais notre Interprète s’en étant informé, on nous dit que cela se faisoit chaque Mois & que ceux qui s’offroient pour cette cruelle Cérémonie, étoient ensuite amplement recompensés, & traités avec beaucoup d’Estime.

En effet, après qu’ils se furent tous couverts de Blessures, & qu’ils ne purent plus continuer ces horribles Témoignages de leur Zêle, nous vimes que la Populace les emmenoit en Triomphe, avec des Cris qui s’accordoient parfaitement avec le Son sauvage de leurs Instrumens.

On apporta aussi des Provisions pour tous les Cercles, dans des Vases de Terre ou de Bois, selon leur Condition ; mais nous observâmes, que les Prêtres, leurs Femmes & leurs Concubines, eurent le meilleur de tout ce qu’on apporta ; sur quoi nous ne pûmes nous empêcher de faire dans nous-mêmes quelques Remarques Satyriques.

Ils passèrent tout le jour à manger, boire & danser ; & dès que le soir fut venu le Roi, la Reine, & leur Cour se retirèrent, & après eux toute l’Assem-[458]blée ; ils ne resta dans le Bosquet sacré, que le Grand Prêtre, & ses Gens, qui y faisoient leur Résidence.

Metatextuality► C’est ainsi que j’ai donné une Description aussi complete de ce pompeux Sacrifice, que ma mémoire à pû me la fournir ; & c’est aussi la seule chose digne de Remarque que j’aie vûe durant le Tems que j’ai passé parmi eux. ◀Metatextuality

Comme nous descendions la Colline, la Femme Hollandoise s’avança hors de la Foule, & me cria en François ; Vous, Cavalier Anglois. Je me tournai & elle me mit à la main une petite Pièce de cuivre, en me disant dans le même langage. Si jamais vous entendez parler de moi, rendez cette Pièce de Monnoye.

Je fus très surpris de recevoir ce Présent, puisqu’il ne valoit pas même en Hollande au-delà d’un Sou, & qu’il ne pouvoit m’être d’aucune Utilité où j’étois. Je ne voulus pas cependant paroître mépriser cette Faveur, sur-tout après les paroles remarquables, dont elle étoit accompagnée, quoique je fusse bien éloigné d’en comprendre le Sens.

Le Jour suivant étant fixé pour notre départ, nous partimes de grand matin, accompagnés de quatre Guides, qui a-[459]voient Ordre de nous pourvoir de tout ce qui nous seroit nécessaire, jusqu’à notre arrivée aux Frontières du Royaume. Ce que nous allions devenir ensuite, ou comment nous poursuivrions notre Voyage, sans un Sou, & présque nuds, c’est ce que nous laissâmes à la Providence, n’ayant que cette Consolation, que nous serions plus proches de l’endroit, où nous devions attendre du Secours.

Il importe peu de raconter les Fatigues infinies que nous essuyâmes dans notre Marche à travers ce Pays sauvage & les Montagnes escarpées, qu’il nous falut grimper, les Difficultés que nous trouvâmes à les descendre, étant quelques-fois obligés de nous glisser sur les Rocs qui en couvroient la Surface ; ce qui non seulement déchira les misérables Restes d’Habits que nous avions sur le Dos, mais encore notre Chair jusque à l’Os ; les Rivières qu’il nous falut traverser à la Nage, ou à Gué, avec l’Eau au-dessus du Menton, ne trouvant que rarement des Canots ; les Forets épaisses qu’il nous falut franchir, & où les Arbres étoient tellement entremêlés, & les Branches si basses, que nous étions obli-[460]gés de ramper sur la terre comme des reptiles ; sans faire mention des Dangers perpétuels que nous eûmes à essuyer de la part des Bêtes féroces ; il suffira de dire, que nous échappâmes heureusement, & que par la Providence de Dieu, nous arrivâmes, après onze Jours de Marche, sur le Territoire d’un autre Monarque.

Ici nos Inquiétudes se renouvellèrent. Nous tremblions d’être faits Prisonniers comme auparavant ; ou si on nous laissoit passer sans nous faire aucun Mal, nous craignions de périr Faute de Nourriture ; mais dans cette occasion, comme je l’ai éprouvé dans plusieurs autres, nous reçumes du Soulagement, lorsque nous en attendions le moins.

Comme nos Guides se préparoient à nous quitter, l’un d’eux prit à quartier notre Interprète, & me fit Signe en même tems de le suivre. Je le suivis donc, & quand nous fûmes à une Distance suffisante pour n’être pas vûs des autres, l’Indien tira de dessous son Habit une poche de Cuir, me la mit à la Main, & dit quelque chose à mon Compagnon, qui le surprit autant que je l’étois de recevoir ce Présent ; cependant il se remit [461] bientôt & me dit que la Dame Hollandoise, qu’ils appelloient Cahatou, m’envoyoit cent Ecus pour mon Usage & celui de mes Amis ; mais afin qu’elle pût être sûre qu’il s’étoit fidélement acquitté de sa Commission, qu’elle me prioit de lui envoyer quelque chose en Echange, comme une Marque que j’avois reçu son Présent.

Je ne fus plus en peine de savoir pourquoi elle m’avoit donné cette Pièce de Cuivre, en me disant de la rendre, quand j’entendrois parler d’elle, ce qui m’avoit paru présque impossible. Aussi fut-ce un grand Bonheur que j’eusse conservé ce Gage ; je le donnai donc à l’Indien, & je priai mon Ami de lui dire de le porter à Cahatou, qui à cette Vûe ne pourroit plus douter de sa Fidélité, & de lui faire en même tems mes très humbles & sincères Remercimens pour sa Bonté à mon égard, & à l’égard de mes infortunés Compagnons.

Voilà tout ce qui se passa entre nous ; nous rejoignimes ensuite les autres ; & les quatre Indiens étant partis, je tirai ma Poche, & les surpris à la vûe de l’Argent qu’elle renfermoit, en leur [462] recitant comment elle étoit venue entre mes Mains ; nous convimes cependant que nous tenterions de tirer quelque Assistance de nos Nouveaux Hôtes, puisqu’il seroit toûjours assés tems de payer ce dont nous aurions besoin, quand nous ne pourrions pas l’obtenir d’une autre manière. Cependant comme les prémiers nous avoient dépouillé de tout ce que le Naufrage nous avoit laissé, nous avions peu de raison d’attendre un meilleur Traitement de leurs Voisins, & nous ne l’espérions pas, résolus de ménager l’Argent de la Dame Hollandoise aussi bien que nous pourrions.

Nous regretâmes beaucoup le <sic> perte de nos Fusils, en voyant des Oiseaux, & du Bétail, qui nous paroissoit une excellente Nourriture ; mais nous réfléchimes ensuite que la décharge de nos Armes à Feu auroit pû alarmer les Indiens & nous envelopper dans de plus grands Malheurs.

Nous nous contentâmes donc des Provisions que nous pûmes obtenir, ou acheter des Indiens ; nous trouvâmes ce Pays beaucoup mieux peuplé que celui d’où nous venions, & nous n’eûmes [463] plus besoin de Guide, parce que nous continuâmes notre Route le long des Côtes.

Il ne nous arriva rien de remarquable dans la suite, ainsi je ne vous ennuyerai point avec les Particularités de notre Voyage ; je vous dirai seulement, que nous eûmes le Plaisir, après dix-neuf jours, d’arriver à Bencoolen, mais si défigurés par les Fatigues infinies, que nous avions essuyées, que nos plus intimes Amis eurent de la Peine à nous reconnoître. ◀General account ◀Level 3

Metatextuality► Nous ne trouvons dans ce Recit aucune de ces Descriptions monstrueuses, dont les Recueils de Voyages sont remplis ; & comme l’Auteur fut obligé de passer au milieu de deux Nations d’Indiens, s’il y avoit eû dans ce Pays quelques Merveilles de la Nature, il auroit dû les avoir observées. C’est pour cette Raison & parce que je connois sa Veracité, que j’ai inséré ce qu’il m’envoya pour satisfaire ma propre Curiosité ; mais je me flatte qu’il ne sera point fâché que je rende publique cette Description, puisqu’elle peut servir à donner une plus juste Idée de ces Pays [464] éloignés qu’on n’en a ordinairement. ◀Metatextuality

Quelques Personnes à qui j’ai communiqué cette Description, m’ont objecté touchant l’Idole, qu’il paroissoit impossible qu’une Nation fût assés stupide pour adorer un Dieu que leurs Mains avoient fait ; mais je ne vois pas pourquoi on pourroit le trouver si étrange. Les Israëlites n’adorèrent-ils pas le Veau d’Or qu’ils avoient fait avec leur Vaisselle & leurs Joyaux ? & ne voyons-nous pas chaque Jour des Personnes rendre un Culte Idolâtre, à ce qui n’a point d’autre Mérite que celui qu’ils lui ont donné ? Non à des Statues de Bois, d’Or, d’Argent, ou de Pierre, mais à des Personnes qui ne valent pas mieux que des Idoles, & leur sont même souvent inférieures, quoiqu’elles puissent parler & se mouvoir ; puisque les premières ne peuvent faire aucun Mal, & que celles-ci élevées par une folle Partialité au-dessus de ce qui leur convient, occasionnent la Ruine de ceux qui ont été les Artisans de leur Elévation. Des Idoles inanimées resteront où ceux qui les ont faites, les ont placées. Elles n’ont pas le Pouvoir de nous tromper, ou de nous trahir, elles n’ont que ce qu’il [465] nous plaît de leur donner, & que nous pouvons leur ôter ensuite. Mais quand nous nous créons des Divinités de Chair & de Sang, & que nous nous déterminons aveuglément à leur obéïr, & à les suivre par tout où il leur plaît de nous conduire, ne sommes-nous pas en danger que leur mauvais Exemple ne corrompe nos Mœurs ; que leurs Artifices imposent à notre Entendement ? & quand ils ont amené le Tems de notre Destruction, en nous faisant renoncer à l’Honnêteté, & au Sens commun, on nous cajole & on nous intimide afin que nous cédions, non seulement tout ce que nous possédons (cela seroit à peine digne de Pitié) mais encore tous les Droits de notre Postérité, qui n’a point de part à nos Fautes, & qui cependant doit en porter la Peine. Rien de plus commun que de voir les plus indignes Objets aimés & respectés. Level 3► Heteroportrait► J’ai connu un Homme qui avoit une si violente Fantaisie pour les Chandelles de Veille, qu’il ne souffroit point qu’on en brûlât aucune autre en sa présence, qu’il vouloit les avoir dans des Chandeliers d’Or, & qu’il querelloit ses meilleurs Amis, s’il leur arrivoit de se mouvoir dans la [466] Chambre avec trop de Précipitation, de peur qu’ils ne fissent consumer trop vite, ou n’éteignissent cette chère Lumière. ◀Heteroportrait ◀Level 3 Vous direz que c’est une Extravagance ; sans doute, tout ce qui s’écarte de la Raison & du bon Sens en est une ; & il faudroit n’avoir rien vû, ni rien entendu pour ignorer, que non seulement des Particuliers mais des Nations entières ont été & sont encore coupables de mille Extravagances.

Metatextuality► Je pense donc qu’on ne doit point revoquer en doute la Sincérité de mon Ami à cet égard, & que ces Indiens ne doivent point être regardés comme les seuls Fous qu’il y ait au Monde, à cause du Culte qu’ils rendent à leur Idole. ◀Metatextuality

Metatextuality► Mais je m’apperçois que je m’écarte trop du Sujet que j’avois dessein de traiter, j’y reviens donc, & je vais tâcher de combattre avec les Armes de la Vérité ce Vice gigantesque, qui semblable à un énorme Colosse paroit renfermer toute l’Angleterre sous ses Jambes, depuis la Twede jusqu’à la Tamise. ◀Metatextuality

Il est étonnant qu’un Vice détestable devant Dieu & devant les Hommes, soit non seulement souffert, mais encore encouragé ; & il ne paroit pas moins [467] étrange, que ceux qui s’apperçoivent qu’on en a imposé à leur Crédulité, au-lieu de ressentir la Tromperie qu’on leur à faite, se contentent d’en rire.

Se voir la Dupe des autres, même dans les Affaires les plus triviales, est, à mon avis, une très grande Mortification ; & il semble qu’on ne devroit la pardonner qu’avec peine ; cependant dans ces jours de Corruption nous passons lègerement sur les Tromperies qu’on nous à faites, même dans les choses de la plus grande Importance, sans en excepter notre Fortune, notre Réputation & notre Vie même.

Nous sommes mêmes parvenus à un tel Dégré de Stupidité, que nous croyons plus d’une fois au même Mensonge, tout grossier qu’il est, & que nous prenons aujourd’hui pour une Vérité sacrée, ce que nous avons reconnu hier pour une Invention.

Il y a des Mensonges calculés pour durer un Mois, une Semaine, un Jour, & qui sont quelquefois contredits dans la même Heure par ceux qui les ont forgés. Aussi quiconque prétendra raconter ce qu’il sçait par le Bruit public, ou qu’il a lû dans quelques Papiers publics, [468] court risque qu’on ne soupçonne son Jugement, ou sa Sincérité. Et cependant, comme le dit fort bien Mr. Dryden ; Citation/Motto► la Foule s’assemble Autour du Nouvelliste, pour écouter la Gueule béante ce qu’il débite. Les uns font les Nouvelles, d’autres les publient & quelques-uns en jugent ; mais celui qui ment avec le plus de Hauteur, est crû le plus fermement. ◀Citation/Motto

Il y a en effet des gens si passionnés de Nouvelles, qu’ils courent avec Ardeur pour entendre ce qu’ils savent déjà être très différent de la Vérité ; & au-lieu de condamner, comme ils devroient l’Imposteur, ils semblent voir avec Plaisir ses Efforts pour les tromper.

Il seroit cependant à désirer qu’on ne donnât point d’autre Encouragement, à ceux qui inventent des Faussetés, & qu’on les repandit uniquement par déréglement d’Esprit ; mais je vois avec Chagrin que des Motifs plus puissants donnent Naissance à tous les Contes absurdes & déraisonnables, dont on nous repaît depuis quelques Années.

C’est l’Intérêt, le Tout-puissant Intérêt, qui nous persuade tout ce qui lui plaît, ainsi que le Poëte que je viens de citer, nous le dit.

[469] Citation/Motto► L’Intérêt est la Fourbe la plus efficace, le rusé Séducteur de la Jeunesse & de la Vieillesse ; on suit son Intérêt, & on croit tenir la Vérité. Dès qu’il fortifie un Argument, la foible Raison ne fait que suivre la Volonté ; un Esprit qu’il a ébranlé, est bientôt entraîné. Il semble seulement que nous haïssons & que nous aimons ; l’Intérêt est toûjours ce qui nous détermine, nos Ennemis deviennent nos Amis, & nos Amis se changent en Ennemis, tour à tour Coquins & Honnêtes gens ; notre Siécle de Fer est devenu un Siécle d’Or, tous les Hommes se vendent à qui les paye le mieux. ◀Citation/Motto

Enfin on fait secrétement une espèce de Commerce de cette honteuse Disposition, qui marque l’Esprit le plus bas & le plus rampant ; & par ce moyen des gens qui pourroient à peine gâgner leur Pain par des Voyes légitimes, acquièrent des grandes Fortunes & sont quelquefois élévés aux prémiers Honneurs. Celui qui est ingenieux de cette Manière, ne manquera jamais d’Employ, ni de Recompenses proportionnées à ses Services, ni de Protection contre le Ressentiment de ceux qu’il peut avoir offensés.

Il ne conviendroit pas, & on ne doit [470] pas l’attendre, que je fasse l’Enumération de tous les différens Mensonges, que l’on invente dans des Vûes intéressées ; chacun sait qu’il y a des Mensonges patriotiques, des Mensonges de Ministres, des Mensonges déguisés, des Mensonges accusatifs, des Mensonges pour reveiller les Mécontens, & pour fasciner les Yeux des plus Honnêtes-gens, qui veulent examiner la Conduite du Ministére, des Mensonges pour attraper des Epoux & des Epouses riches, & pour s’en défaire ensuite ; des Mensonges pour faire hausser, ou baisser le Crédit public, suivant qu’il convient aux Intérêts des Agioteurs de Change ; des Mensonges qu’on nous débite comme des Intelligences privées du Camp & de la Flotte ; des Mensonges auxquels on donne le Nom d’Histoires sécretes ; des Mensonges pour tirer des Vérités dangereuses de ceux qui ne sont pas sur leurs gardes ; mais il y a encore d’autres Mensonges ; que je ne veux point désigner, & beaucoup moins définir.

Dans quel fâcheux Dilemme se trouve embarrassé un Esprit sincère & honnête, quand il voit que pour sa Sûreté, il doit douter de tout ! Comment des gens [471] d’une même Famille, qui forment une même Communauté, ou une même Nation, peuvent-ils vivre avec cette Affection fraternelle si fortement recommandée dans l’Ecriture, & si nécessaire au Bien public, quand chaque Individu doit soupçonner les autres, se tenir en garde contr’eux, & vivre dans une Crainte continuelle, que ceux avec qui il s’entretient, ne veuillent lui en imposer !

La Confiance reciproque est la Vie de la Société & le Lien de l’Amitié ; sans elle l’une & l’autre doivent tomber, & les Hommes se regarderont mutuellement comme des Bêtes de Proye.

Quelle Prière est donc plus raisonnable que celle-ci du Prophète Roi ; éloigne de moi, ô Eternel, les Lèvres menteuses, & la Bouche qui profère des Vanités.

Chacun sçait que les Mensonges font souvent beaucoup de Mal ; une Personne de ce Caractère peut mettre une Famille entière en Désunion ; & il est difficile de conserver sa Réputation, ou son Repos, quand on est lié avec des gens de ce Caractère.

On a souvent vû les plus étroites U-[472]nions, même entre des Epoux, rompues par des Rapports sans Fondement.

Il est certain que nos Loix punissent la Calomnie, lorsqu’elle est bien prouvée ; mais il n’est que trop aisé de noircir le meilleur Caractère, sans encourir la peine qu’elles décernent ; des Regards, un Mouvement de Tête, & d’autres Gestes mis artificieusement en Pratique, suffisent pour ruiner la Personne la plus Innocente, quoique la Langue garde un profond Silence.

Combien de Maux ne produisent pas l’Envie, ou la Haine, lorsqu’elles rencontrent un Penchant naturel à mentir ! Mais comme des Moyens humains ne corrigeront jamais un Caractère de cette Nature, il en faut laisser au Ciel la Vengeance, ou la Réformation.

Tout ce que je me propose ici, c’est d’engager ceux, qui par une certaine Indolence, ou un Déreglement d’Esprit, & sans aucun Dessein de nuire, ont accoûtumé de mêler dans leur Discours ce qu’ils appellent de petites Bourdes, de les engager, dis-je, à abbandonner cette Habitude. Ils ne connoissent pas eux-mêmes quelles en seront les Suites, [473] & que ce qu’ils pratiquent à présent comme un Amusement deviendra un Penchant, dont ils ne pourront plus se défaire, & qu’ainsi ils seront avec le tems Menteurs déclarés, sans en avoir eû le Dessein.

Je suis assûrée que, si on vouloit s’accoûtumer à ne dire que la Vérité, on y trouveroit plus de Satisfaction, qu’à se voir applaudir pour les Fictions les mieux inventées.

Je n’ai jamais été plus surprise, que de voir des Personnes qui d’elles-mêmes ne sont pas addonnées au Mensonge, encourager ce Vice dans les autres, & témoigner du Plaisir à les entendre, quoiqu’elles soient convaincues qu’il n’y a point de Sincérité dans ce qu’on leur dit. Elles dévroient réfléchir que, tandis qu’elles prêtent l’Oreille à une Fausseté sur le compte de leur prochain, la même Bouche qui la profère, est peut-être prête à en vomir une autre contre eux-mêmes, à la première Occasion.

J’avoue que je n’ai pas assés de Charité, pour croire qu’on puisse aimer sincérement la Vérité, & se plaire à entendre ceux qui la déguisent.

[474] Les Personnes du beau Monde s’excusent sur ce Décorum, & cette Complaisance, qu’elles sont obligées de se témoigner réciproquement ; mais quoique je ne veuille point recommander une grossière Contradiction, cependant il y a bien des manières de témoigner, sans violer les Loix de la Politesse, qu’on désapprouve des Discours de cette Nature.

Une Personne d’Esprit ne voudra jamais s’exposer à une légère Raillerie, qui ne sera pas même offensante ; & quoique je ne sois point Amie des bons Mots du Ridicule, ou de l’Ironie, dans d’autres Cas, je les crois cependant très louables, quand on s’en sert pour corriger des Personnes, sur qui on n’a point d’Autorité.

L’Affectation de plusieurs Personnes à ajoûter Foi aux Faussetés les plus visibles, est un Affront à leur propre Jugement ; & tandis qu’on favorise les Mensonges d’autrui, on donne un démenti à cette Raison, qui nous a été donnée pour discerner le vrai du faux.

Exemplum► Le Grand Prince de Condé si justement renommé pour sa Magnanimité & ses Héroïques Qualités, dit lui-même à [475] une Personne, qui croyoit le complimenter, en abbaissant le Mérite de ses Contemporains. Monsieur, si vous avez une Requête à me faire, venez directement au Fait, de peur que je n’aille imiter les mauvais Exemples que vous me mettez devant les Yeux. ◀Exemplum

Ce peu de mots suffisoit pour montrer combien peu il aimoit les Discours au désavantage des autres ; une telle Conduite est un Modèle digne d’Imitation.

C’est être vraiment stupide que de tâcher de faire la Cour à une Personne, en parlant légèrement d’une autre ; cependant on le fait souvent, & même avec succès.

Mais quand les Gens prennent sur eux non seulement de diminuer le Mérite de chaque belle Action, mais encore de la réprésenter d’une manière tout-à-fait contraire à la Vérité ; je trouve qu’un Mensonge qui détruit ainsi la Réputation, est autant punissable qu’un Coup donné par derrière.

Il y a des Gens qui s’imaginent faire une Action d’un trés bon Naturel, en tâchant de cacher à un autre la Connoissance de ses Infortunes ; & en lui disant [476] que ses Affaires prospèrent, lorsqu’elles sont réellement désespérées. Les Avocats peuvent à la vérité suivre cette Méthode avec leurs Clients, afin d’être employés ; mais quand un Ami en trompe un autre à cet égard ; c’est, à mon avis, une très grande Cruauté, bien loin d’être une Oeuvre charitable.

Il faut enfin que la triste Vérité soit connue, le Coup qui a été si long tems suspendu en tombera avec plus de Force ; c’est ce dont je suis parfaitement convaincue non seulement par ma propre Expérience, mais encore parce que j’ai vû diverses Personnes, qui ont extrêmement souffert de cette fausse Tendresse.

Une Personne qui n’a qu’un Esprit commun, peut trouver des Expressions qui adouciront les plus tristes Nouvelles. Je ne voudrois pas qu’on l’instruisit trop brusquement d’un Mal auquel elle ne s’attend pas ; parce que la surprise peut être plus terrible que la chose en elle-même ; mais c’est lui rendre l’Infortune encore plus sensible que de l’entretenir dans une totale Ignorance, & de la flatter d’Espérances qui, tôt ou tard, doivent s’évanouir.

[477] Cette Excuse & celle de conserver la Paix dans les Familles, sont, je pense, les principales qu’on allègue pour justifier les Mensonges dans une Vie privée. A l’égard de ceux qui ont pour Objet les Affaires publiques, on vous dira que la Politique les exige ; que le Peuple ne doit pas être instruit de ce que font ceux qui le gouvernent ; que, si les Secrets de l’Etat étoient une fois communiqués aux Habitans du Pays, ils le seroient bientôt aux Etrangers ; & que de cette manière on feroit échouer les Projets les mieux concertés.

Il faut convenir que cette Raison est très plausible ; & assurément un Savetier ne doit pas participer aux Desseins de la Nation ; mais en ceci, comme à d’autres égards, s’il est dangereux de reveler la Vérité, ne pourroit-on pas la tenir secrete, sans repandre le contraire dans le Public ? Où est la Nécessité qu’il faille persuader le plus pauvre Homme du Royaume qu’il est en Danger, quand aucun Danger ne le menace ? Ou qu’il peut exercer son Métier avec sécurité, lorsque l’Ennemi est réellement à la Porte ?

Enfin quoiqu’on ne doive pas toûjours [478] rendre publique la Vérité, il n’y a certainement point de Cas dans un Gouvernement bien réglé qui puisse justifier la Tromperie.

Un Particulier qui est obligé pour soûtenir sa Dépense, de différer le Payement de ses Dettes, par des petits Subterfuges, ou des Prétextes fabuleux, est bientôt soupçonné, & avec raison, que sa mauvaise Oeconomie l’a reduit à cette Nécessité ; ou qu’il a formé en lui-même le Dessein de tromper ses Créanciers ; pourquoi donc ne soupçonneroit-on pas sur les mêmes fondemens les Personnes qui ont un Caractère public ? & il ne faut pas s’étonner que tous les Membres de la Communauté perdent alors le Respect qu’ils doivent à la Naissance & au Rang de ceux qui les Gouvernent.

Nous ne devons point de Respect là où la Vertu ne reside pas, il n’y a point de Vertu réelle sans la Vérité ; c’est la Vérité qui donne du Lustre à toutes nos bonnes Qualités ; & celui qui peut s’abbaisser à mentir dans quelque Occasion que ce soit, perd toutes ses Prétensions à l’Honneur, au Courage, au bon Naturel, & à toute autre Distinction digne d’Estime.

[479] Je n’ai point fait venir la Religion à mon Secours ; parce qu’il est plus clair que le Jour, que quiconque est réellement un Chrétien, n’ôsera pas épouser un Vice qui est défendu plus que tout autre dans l’Evangile ; il se souviendra avec quelle Force & combien de fois la Simplicité du Cœur & des Manières y est recommandée, & qui est celui qui dit ; Que votre oui, soit oui, & votre non, non.

Je ne veux pas dire cette Simplicité affectée, dont les Trembleurs se font tant d’Honneur, mais cet Amour inné de la Vérité, qui ne permettra pas à ceux en qui il se trouve, d’avoir Recours à aucune Evasion, ou à aucun Artifice, pour faire paroître ce qui est, comme s’il n’étoit pas, & ce qui n’est pas, comme s’il étoit.

Si on peut s’en rapporter à ce qu’on nous dit, un honnête Turc rend une Obéissance plus étroite aux Commandemens de notre Sauveur, que plusieurs de ceux qui prétendent croire en lui ; mais c’est un article que je laisse à traiter à nos Reverends Théologiens. J’ôse avancer non seulement comme mon Opinion, mais encore comme celles des Personnes impartiales qui composent [480] leurs Congrégations, que ce Sujet conviendroit mieux à la Chaire que les Invectives de Parti.

Quelques Personnes me trouveront peut-être trop présomptueuse d’avoir ôsé parler ainsi sur un sujet qui paroît hors de ma Sphére ; mais on ne doit jamais blâmer une Remontrance juste & raisonnable de quelque côté qu’elle vienne. L’Habitude de mentir est devenue en quelque manière contagieuse, & je suis sûre que toute Tentative pour arrêter les Progrès de ce Mal, sera bien reçue de ceux qui sont exempts de l’Infection. A l’égard de ceux qui commencent à s’en laisser gâgner, je voudrois qu’ils se fissent à eux-mêmes cette Question ; si après avoir falsifié la Vérité, leur Esprit est aussi tranquille qu’auparavant ? S’ils ne craignent pas à chaque moment d’être découverts ? Et s’ils ne sentent pas de tems en tems de secrets Remords, pour en avoir imposé à la Crédulité de ceux, qui leur avoient donné leur Confiance.

C’est ce qui doit infailliblement arriver à ceux qui ont encore le moindre Sentiment d’Honneur ; aussi ceux qui s’endurcissent dans ce Vice détestable, [481] font voir clairement qu’il n’y a rien de bon chez eux.

D’ailleurs il y a encore cette Infortune à inventer un Mensonge, c’est qu’on est obligé d’en inventer mille autres pour excuser & pallier le prémier, ce qui donne à toute la Physionomie un air contraint, & apprête souvent à rire aux autres aux dépens du Menteur, lorsqu’on veut leur paroître agréable.

La Pureté du Cœur, ou la Cordialité répand au-contraire quelque chose d’ouvert & d’enjoué sur tous les Traits, & donne au plus commun Visage une espèce de Douceur Angelique.

Enfin les Effets de la Vérité sont une aimable Sérénité au dedans, & un Maintien composé & gracieux au dehors, ceux de la Dissimulation, un Esprit agité, & un Air sombre & contraint, qu’aucun Sourire forcé ne peut déguiser.

Une Personne d’une Veracité reconnue, donne un Air d’Oracle à chaque parole qu’elle prononce. Tous l’écoutent avec Plaisir ; & elle ne craint pas qu’on mette en doute ce qu’elle dit ; sa simple Promesse dans une Affaire, a plus de force qu’une Obligation, redigée par un Notaire. On n’en parle ja-[482]mais sans Estime & Considération. On ne la voit jamais sans Plaisir. En elle brille l’Image de la Divinité, & sa seule Présence humilie & imprime de la Terreur aux plus grands Ennemis de la Vérité, au-lieu que celui qui a une fois été convaincu de Mensonge, sera soupçonné pour toûjours.

Si en falsifiant la Vérité, il a nui à la Fortune ou à la Réputation de celui, qu’il a attaqué, on le regarde comme un Homme dangereux, & tous ceux qui chérissent ces deux Avantages, évitent avec soin sa Société. Il a besoin de Garants pour prouver tout ce qu’il avance, & il se rend haïssable, même à ceux qui ne sont pas moins criminels que lui-même. S’il n’exerce son Talent inventif que sur des choses de peu d’Importance & uniquement pour se satisfaire lui-même, ou pour amuser ceux avec qui il se trouve, comme la Personne dont j’ai parlé au commencement de cet Essai, il se fait considérer sur le pied de Baladin ; tout ce qu’il dit ne fait point d’effet, sur ceux qui l’entendent. On lui manque de Considération en sa Présence, & on se moque de lui en son Absence.

[483] Que chacun donc considère ces deux Tableaux & réfléchisse en lui-même, auquel il voudroit ressembler. Il est impossible qu’aucune Personne sensée choisisse le dernier.

Les plus addonnés à parler contre la Vérité souhaitent qu’on les croye sur leur Parole. Tous voudroient conserver un Caractère de Probité & de Vérité, quoique leurs Actions & leurs Discours n’y ayent point de Rapport. Ils se flattent que l’Art fera pour eux ce qu’ils désirent, & tandis qu’ils satisfont leur Penchant vicieux, ils s’imaginent que Personne ne les découvrira. Mais cette Illusion est de courte durée, tout le Vernis de leur Esprit & de leur Eloquence n’empêchera pas qu’on n’apperçoive la Vilainie de leur Conduite, & qu’on ne leur dispense le Mépris qu’ils méritent.

C’est pourquoi ce Défaut, semblable à plusieurs autres Irrégularités, ne demande pour être réformé, qu’une sérieuse Considération, du moins à l’égard du plus grand Nombre. A l’égard de ceux qui en ont fait un Commerce, & qui n’ont point d’autre Moyen de supporter leurs Dépenses extravagantes, [484] qu’en continuant à obliger ceux qui les employent, je crois qu’on peut les regarder comme incorrigibles. Ni leurs propres Réflexions, ni les Remontrances des autres, ne l’emporteront contre leur Intérêt présent, ou les rameneront à la Vertu, & au vrai honneur.

Metatextuality► J’espère donc que peu de Personnes se trouvent dans ce Cas, & si ce que j’ai avancé dans ce Discours, ou dans les suivans, en peut ramener une seule de celles qui sont corrigibles, je n’aurai point perdu mes Peines, & l’Encouragement que le public à daigné donner à cet Ouvrage, ne sera point inutile. ◀Metatextuality

Metatextuality► Maintenant je dois vous informer, obligeans Lecteurs, que notre Société avoit Dessein de terminer ici notre Travail, nonobstant les Instances réitérées de plusieurs Souscrivans à notre Entreprise ; quoique nous connoissions les Obligations que nous avons à leur bon Naturel, nous ne savions point si cette Bienveillance ne leur faisoit pas prendre leur Opinion pour celle du Public, & nous ne voudrions ennuyer Personne.

Si nous avons changé de Dessein, & si nous continuons encore quelque tems nos Fonctions de Spectatrice, c’est parce [485] que des Personnes distinguées par leur Capacité nous ont fait savoir qu’elles communiqueroient au Public par notre Canal leurs Sentimens sur des Sujets, qui intéressent un chacun & que nous n’avons pas encore touchés.

Nous avons encore reçu une seconde Lettre de Philo-Nature; & une autre de l’ingenieux Eumène, avec quelques Nouvelles Particularités sur l’Isle de Topoy Turvy; il y auroit de l’Injustice après ce que nous avons vû de ces deux Messieurs, de priver le Public de ce qu’ils ont eû la Bonté de nous communiquer.

Le Présent que nous a fait un Inconnu, qui se signe Philoclete, du Miroir pour la vraie Beauté, mérite nos Remercimens ; il peut s’assûrer que nous ne laisserons pas échapper la première Occasion de le présenter aux Dames, & nous espérons qu’en dépit des Folies du Siécle, il y en aura plusieurs qui se verront avec Plaisir dans ce Miroir. ◀Metatextuality ◀Level 2

Fin du Troisième Volume. ◀Level 1

1(*) Qui dit la Vérité.