Zitiervorschlag: Anonym [Eliza Haywood] (Hrsg.): "Livre Troisieme", in: La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois, Vol.1\003 (1750 [1749-1751]), S. 175-261, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2669 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Livre Troisieme.

Ebene 2► Je ne puis approuver, qu’on s‘écrie en voyant une personne insociable, qu’elle a un mauvais naturel ! La nature se plaît d’elle-même dans l’union ; nous avons tous du penchant à l’amour, à la reconnoissance & à une bienveillance universelle, & nous aimons à voir les autres hommes doués des mêmes vertus. Chacun naît avec les qualités qui sont nécessaires pour vivre en societé ; mais des passions vicieuses corrompent souvent notre nature & lui ôtent ce qu’elle a de bon & d’aimable. L’avarice, l’ambition, la colere, l’envie & la jalousie, sont des mauvaises plantes qui croissent dans notre ame, & qui étoufferont peu à peu les plus nobles principes, si l’on ne prend pas soin de les arracher de bonne heure. Que la nature est belle dans l’enfance, avant que ces passions turbulentes se soient fortifiées ! & qu’elle seroit encore plus belle dans un âge mûr, si ces [176] passions étoient toujours sous l’empire de la raison !

On dira peut-être que je prétends diviser ce que l’auteur de notre Etre a jugé à propos d’unir dans notre nature ; que les passions sont réellement une partie de nous-mêmes, & que nous les apportons en naissant ; que les enfans ne sont pas moins touchés pour des bagatelles, que nous le sommes dans un âge plus avancé pour des objets plus solides. Et on citera peut-être contre moi ce que dit un de nos meilleurs Poëtes Anglois, Zitat/Motto► que les hommes ne different des enfans que par la taille. ◀Zitat/Motto Je conviens volontiers de ces faits ; mais il n’en est pas moins vrai que les passions de notre enfance sont trop foibles pour nous précipiter dans rien de ce qu’on nomme vice, à moins qu’elles ne soient favorisées par ceux qui ont le soin de notre éducation ; & à mesure qu’elles se fortifient, notre raison qui en doit être le guide, reçoit aussi de nouvelles forces. Il est donc évident que nos parens & nos gouverneurs doivent s’appliquer à tenir dans le plus grand abbaissement nos penchants qui paroissent dangereux, afin de [177] conserver l’excellence & la pureté de notre nature, tandis que nous sommes encore jeunes ; c’est ensuite notre affaire, quand nous sommes devenus les maîtres de notre conduite, parce que si nous négligions cette précaution, nous nous rendrions infailliblement autant fâcheux aux autres, qu’incommodes à nous-mêmes.

Je ne veux point dire par-là, que le reservé, le chagrin, le bourru, ou même le fantasque, soient toujours dominés par quelque passion vicieuse. Une suite continuelle de revers, de calamités, & de mauvais traitemens (qui ne tombent que trop souvent sur l’infortuné) ou une longue maladie, peuvent aigrir le naturel le plus doux ; mais dans ce même cas, la personne qui sera ainsi changée, ne deviendra point cruelle, lâche, interessée, perfide ni scelerate à aucun égard. Peut-être sera-t’elle ennuyeuse, & qu’on le regardera comme un poids inutile dans la societé ; mais elle ne fera du mal qu’à elle-même.

D’un autre côté, là où l’avarice prévaut, on n’en peut attendre que des [178] suites préjudiciables au genre humain : on peut même rapporter tous les maux qui affligent la societé, à cette cause, puisqu’elle ne manque pas de créer des mauvaise qualités, là où elle n’en trouve aucune. Elle renverse même le but de notre existence. Une basse défiance, de l’envie, de la haine & de la malignité, ne nous laisseront jamais jouir d’un moment de tranquillité, & ne permettront pas que nous ayions plus de déférence pour les autres, si nous les soupçonnons seulement de pouvoir croiser nos intérêts. Dès lors l’union qui est si avantageuses à tous les hommes, est entièrement bannie de la societé ; chaque vertu publique, chaque obligation privée de devoir, de reconnoissance, ou d’affection naturelle, est sacrifiée à des vues particulières, qui se concentrent en nous-mêmes ; & nous ne menageons ni la fraude, ni la violence ouverte, si elles sont nécessaires pour venir à bout de nos desseins. Combien de guerres ont été malheureuses ? Combien de projets très-bien digerés ont été deconcertés ? Combien de familles florissantes ont été réduites à la mendicité, uniquement par l’avarice d’un particulier qui trou-[179]voit son intérêt dans la ruine du tout ? Aucune vérité plus connue que celle-ci. Ne voyons-nous pas souvent des personnes du même sang, qui ont été allaitées du même sein, devenir ensuite les ennemis les plus cruels & les plus acharnés ? Réflexion bien choquante ! Laissons-la, pour jetter les yeux sur son contraste.

Exemplum► Ebene 3► Fremdportrait► La digne famille de laquelle Euphrosine est un membre, vient de donner un exemple digne d’être imite <sic> par tous ceux qui se trouveront dans le même cas.

Cette jeune & belle Dame étoit recherchée par un homme extrêmement riche, mais qui avoit le double de son âge, & dont la figure ou la conversation étoient également incapables de plaire à une personne aussi délicate & aussi spirituelle qu’est Euphorisine. ◀Fremdportrait ◀Ebene 3 Il fit la cour au père de cette Dame, avant que de l’entretenir elle-même de sa passion, & lui fit en même tems des offres que peu de Parens voudroient refuser. Mais celui-ci le renvoya à sonder l’inclination de sa fille, l’assurant qu’il lui commanderoit de recevoir ses visites, & qu’il se feroit un honneur de former cette alliance, si elle y donnoit son consentement.

[180] Ce vieux amoureux fut obligé de se contenter de cette réponse ; & voyant qu’il devoit en venir à bout par son éloquence, il mit en œuvre les moyens qui lui parurent les plus propres à lui prouver sa passion & à lui en inspirer une semblable. Il l’entretint de toutes les déclarations amoureuses qu’il avoit oüi prononcer sur le théatre, & dont il put se souvenir ; lui apporta tous les airs favoris de l’Opéra, pour qu’elles les jouât sur son clavessin ; la conduisit aux jardins de Vaux-hall & de ( * ) Ruckholt1 , & l’assura, que partout où elle se trouvoit, elle étoit la Divinité de l’endroit.

Euphrosine, qui est l’obéissance même, & qui savoit que son père autorisoit les poursuites de cet amant, n’ôsoit ni le rébuter, ni le tourner en ridicule, & recevoit ses belles harangues, ses fêtes & ses présents, comme venants d’un homme à qui elle étoit destinée suivant toute vraisemblance. Elle garda un se-[181]cret inviolable sur le mépris qu’elle ressentoit pour lui, & n’en parla jamais a <sic> ses plus chères amies, ni même à ses frères & sœurs qu’avec tout le respect imaginable. Cependant la gène qu’elle s’imposoit, lui ôta en bonne partie cette gayeté & cette vivacité qui brilloient ordinairement dans ses regards ; elle devint de jour en jour plus reservée en compagnie, & on la surprenoit souvent, les joues arrosées de larmes, lorsqu’elle croyoit être seule.

Elle étoit trop chère à toute sa famille, pour qu’on ne remarquât pas un changement si visible ; cependant on ne lui en dit jamais le moindre mot, & un mois entier s’écoula de cette manière, jusqu’à ce que cet amant enhardi par la reception obligeante de sa maîtresse, & impatient de la posséder, la pressa très vivement de fixer le jour qui devoit assurer son bonheur. Euphrosine lui répondit, qu’elle dépendoit absolument de son père, & qu’il ne lui convenoit nullement de rien déterminer elle-même à cet égard. Il en parla ensuite au père, qui lui dit, qu’il n’avoit point encore sondé le cœur de sa fille, & que dès qu’il l’auroit fait, il hâteroit ou renvoye-[182]roit cette cérémonie, suivant qu’elle lui auroit parû plus ou moins disposée à leur union ; enfin il finit en lui rappellant, qu’il étoit nécessaire pour leur bonheur réciproque, que rien n’eût l’air de contrainte de part ni d’autre dans cette union.

Cette réponse ne le satisfit point ; comme les amants ont du penchant à se flatter, il avoit pris toutes les civilités qu’Euphrosine lui avoit faites, par obéissance pour son père, pour autant de marques qu’elle goûtoit sa personne, & il ne doutoit pas qu’elle ne désirât autant que lui-même la conclusion de leur mariage. C’est pourquoi il lui témoigna son ressentiment de tous ces délais, avec autant de vivacité qu’il ôsoit en montrer contre celui qui pouvoit seul disposer de sa maîtresse. Enfin il devint si pressant, que le père d’Euphrosine lui promit de sonder les dispositions de sa fille le jour suivant, & de lui faire savoir ensuite quelle résolution il auroit prise.

Ebene 3► Dialog► Il la fit donc venir le lendemain dans son cabinet, & lui ayant ordonné de s’asseoir à ses côtés, il lui apprit combien son amant étoit impatient de voir [183] l’accomplissement de ses désirs, & qu’il lui avoit promis de lui donner une réponse finale ; il lui représenta la passion de cet amant beaucoup mieux qu’il n’avoit sçû le faire lui-même ; & il ajoûta, que bien loin de demander une dot pour sa fille, il lui avoit protesté, lorsqu’il lui parla la première fois de son amour, qu’il ne demandoit de lui que son consentement.

Voilà, Euphrosine, continua-t’il, l’état où en est cette affaire, telle est la tendresse desinteressée qu’il ressent pour vous : vous savez que j’ai plusieurs enfans, & que votre partie de mon bien, que je devrois donner à un homme qui exigeroit une dôt, augmentera considérablement leurs portions. Vous pouvez savoir aussi, qu’il y a bien peu de pères qui voulussent consulter votre inclination à cet égard ; mais ma chère fille, je ne suis par <sic> de leur nombre ; je sens que le véritable bonheur ne consiste pas dans les richesses seules, & je regarderais comme une injustice & une cruauté, de rendre misérables ceux à qui j’ai donné le jour. Dites-moi donc sans reserve, si vous craignez de m’offenser, ce que vous pensez de ce Cavalier & si vous pourrez l’aimer, comme votre de-[184]voir vous y obligera, en cas que vous deveniez son Epouse ?

Cette vertueuse fille baissant alors la tête, lui répondit languissamment, que l’éducation qu’elle avoit reçue la porteroit toujours à faire son devoir.

Il y a des motifs, repliqua son père, de remplir un devoir ; le premier, parcequ’on <sic> y est obligé ; & le second, parce qu’on y trouve sa propre satisfaction : Mais, ajoutat-t’il, je serois fâché de vous voir sacrifier votre tranquillité au premier de ces motifs. La mélancholie que je vous ai remarquée, depuis que ce Gentilhomme a eu de moi la permission de vous voir en qualité d’Amant, me fait penser que ses poursuites ne vous sont nullement agréables ; mais je puis m’être trompé & je souhaite que vous m’ouvriez votre cœur dans cette circonstance.

Enhardie par tant de bonté, elle se hazarda enfin à lui avouer, qu’elle aimeroit mieux vivre dans le célibat, si elle ne trouvoit aucun homme qui lui plût davantage. Cependant, continua-t’elle, comme ce mariage vous est avantageux, & que vous l’approuvez, je résolus, dès le commencement, de ne point résister à votre volonté, mais de faire tous mes ef- [185] forts, pour mériter en quelque manière l’indulgence avec laquelle vous m’avez toujours traittée.

Non, non, ma chère fille, repliqua cet excellent père, vous méritez bien que je vous laisse la liberté de faire votre choix, puisque vous êtes si disposée à y renoncer. Je n’ai jamais crû que vous pussiez goûter votre Amant autant qu’il a la vanité de s’en flatter, & je vous promets que vous ne ferez <sic> plus inquietée par ses poursuites. Ce jour va terminer toutes vos agitations à ce sujet.

Euphrosine se préparoit à lui faire les remercimens qu’elle lui devoit pour une réponse si pleine de bienveillance, lorsqu’elle en fût empêchée par l’arrivée soudaine de ses deux frères & de ses trois sœurs. Ils avoient appris l’offre que son Amant avoit faite de l’épouser sans dot ; & voyant que leur père l’avoit envoyée chercher, & s’étoit enfermée avec elle, ils ne douterent point que ce ne fût pour l’obliger, par son autorité, à faire un choix qui étoit contraire à son inclination, comme il leur avoit été aisé de s’en apercevoir. Croyant que leur sœur avoit besoin de leurs secours, ils vinrent tous en corps, & se jettant aux génoux [186] de leur père, ils le suppliérent qu’aucune considération d’intérêt ne le portât à rendre malheureuse une sœur qui leur étoit si chère, puisqu’ils étoient bien convaincus que cet union ne lui étoit nullement agréable, quoiqu’elle ne s’en fût jamais expliquée avec eux. Les uns embrassoient ses pieds, d’autres baisoient ses mains, & tous élevoient vers lui leurs yeux mouillés de larmes, comme s’ils redoutoient la réponse qu’il alloit faire à leur requête.

Le tendre père écouta un témoignage si peu commun d’affection fraternelle, avec un transport mêlé d’étonnement ; mais ne voulant pas les tenir plus long-tems en peine & en suspens, malgré le plaisir que cette scène lui procuroit ; Levez-vous, levez-vous, mes chers, mes dignes Enfans, s’écria-t’il en les embrassant l’un après l’autre, votre requête est accordée avant que vous ayiez pensé à la demander. Je n’obligerai jamais en qualité de père ni Euphrosine, ni aucun de vous à donner vos mains contre la penchant de vos cœurs. ◀Dialog ◀Ebene 3 ◀Exemplum

Il n’y a que la satisfaction de ce bon père à la vue de leur tendresse recipro-[187]que, qui puisse égaler la joye qu’ils ressentirent en l’entendant parler de cette manière.

Euphrosine de son côté, ne savoit comment leur exprimer à l’un & aux autres son amour & son gratitude. Enfin cette aimable famille ne faisoit que se répandre en démonstrations de l’affection la plus vive, la plus sincére, qui partoient d’un cœur parfaitement content, & d’une ame satisfaite.

Les plus grands avantages de la fortune ont-ils rien qui puisse être mis en paralléle avec ces transports purs & ravissants qui naissent d’un <sic> amitié desintéressée entre des personnes du même sang ? C’est un plaisir que les mots ne peuvent point exprimer, & qui ne peut être imaginé par un cœur qui ne l’a jamais senti ; un plaisir inspiré par la nature, fortifié par la raison, approuvé de dieu & des hommes, en un mot, qui est vraiment céleste.

Mais outre cette satisfaction intérieure, & cette estime que nous acquerons dans le monde, par notre étroite union avec notre famille, la politique veut encore qu’on se conduise de cette manière, quand ce ne seroit que pour satisfai-[188]re les vües les plus sordides ; & je m’étonne qu’on puisse être assez stupide pour ne pas faire cette réflexion : je veux dire, qu’on devroit se conduire suivant ce vieux proverbe, qui dit, qu’il Zitat/Motto► faut faire des provisions pour les mauvais jours. ◀Zitat/Motto Il y a peu de familles qui n’ayent un de leurs membres dans la prospérité : & lorsque tous ont en vûe l’intérêt commun. Le succès de l’un ne sera-t’il pas avantageux aux autres ? Ce monde est une mer inconstante, orageuse, qui cache sous la surface la plus tranquille des dangers sans nombre. Celui qui s’y embarque, ne peut point se promettre de terminer son voyage sans être balotté par les orages qui le menacent de tous côtés. Il n’y a donc personne qui ne voulût s’assurer une barque amie, dont l’assistance favorable pût le sauver, en cas de naufrage, avec les débris de sa fortune.

Ebene 3► Fabel► Quelle histoire plus connue, quoiqu’on y fasse si peu d’attention, que celle de ce père, qui ayant plusieurs enfans, & s’appercevant que le moment de sa mort approchoit, les fit tous venir auprès de son lit ; & ayant ordonné qu’on lui apportât un paquet de fléches bien liées, [189] le donna entre les mains de l’aîné, lui commandant de le rompre ! Celui-ci l’ayant essayé en vain, le second le prit, ensuite le troisième, & tous les autres le tentérent avec le même succès. La chose est impossible, dit l’un d’eux, à moins que nous ne coupions le lien ; nous les pouvons rompre aisément l’une après l’autre. Rien de plus vrai, repliqua le père ; ainsi, mes fils, il sera impossible de vous nuire tandis que vous continuerez à être unis par le même lien ; mais si ce lien vient à être rompu, vous perdrez toute votre force, & vous serez en danger de devenir la proye de tous ceux qui voudront vous attaquer. ◀Fabel ◀Ebene 3

L’amour & l’amitié, dira-ton <sic>, ne veulent point de partage ; ces sentimens sont sincéres & sans reserve, ils ne peuvent subsister qu’entre deux personnes : si un troisième survient, cet attachement, qui devroit être entier, est divisé, affoibli, & ne fait peut-être que mettre tout en confusion dans le cœur, à cause de la diversité des vûes. Cette maxime est sans contredit vraie dans le général, mais elle n’a aucun rapport avec l’union qui doit subsister entre les personne de la même famille, qui, semblables aux différentes branches d’un [190] même arbre, résistent mieux à la violence de l’orage, mieux elles sont attachées ensemble & plus elles sont nombreuses.

Il est surprenant, à mon avis, que les personnes d’une haute naissance ne daignent pas sécourir, pour l’honneur de leur nom, & d’une manière qui réponde á leur qualité, ceux d’entre les parens à qui il arrive quelque infortune. Ne sentent-ils pas que le mépris avec lequel des ames basses traittent leurs parens retombe sur eux-mémes ? Peuvent-ils apprendre les tristes expédients auxquels la disette réduit souvent ces malheureuses branches de leur famille, sans refléchir que la grandeur de leur nom en est considérablement alterée ?

Etrange endurcissement ! à quoi faut-il attribuer un oubli si total de ce que nous devons à Dieu, à nous-mèmes, & à ceux qui nous appartiennent ? Où est le charme fatal qui ferme toutes les avenues de l’ame, & ne laisse point d’accès aux motifs de la Réligion & aux sentimens d’une compassion si juste & si nécessaire envers les personnes de notre sang ? Ce ne peut être que l’amour du luxe, & une fausse vanité de nous surpasser les uns les autres dans ces vi-[191]ces qui coûtent beaucoup, & qui auroient fait rougir de honte nos bons pères, s’ils s’en étoient vûs coupables.

Exemplum► La sage & vertueuse Lucilie n’at-t-elle pas refusé un jour le modique présent d’une demie Guinée à une proche parente, qui avoit été aussi riche qu’elle, mais qui étant tombée dans une extrême indigence avoit pris la liberté de s’addresser à elle ? & cependant n’est-elle pas allée le même soir dans une assemblée où elle a perdu au jeu un millier de pistoles ? ◀Exemplum

Il est étonnant ; quels changemens se font avec le tems dans notre manière de penser ! Il y a peu d’années que le caractére de joueur passoit pour être très méprisable, & à présent, de qui souhaitte-t’on la compagnie préférablement aux gens de cette profession ? Autrefois ceux qui désiroient de conserver leur reputation, & de gagner l’estime de leurs voisins, observoient le plus grand sécret qui leur étoit possible, toutes les fois qu’ils prenoient cette recréation ; mais à présent c’est n’avoir point de politesse que de n’aimer pas le jeu. Les cartes ne servoient alors qu’à désennuyer dans les [192] longes soirées d’hyver ; aujourd’hui il en est de même dans toutes les saisons, on s’y occupe durant toute l’année, & plusieurs milliers d’arpents sont souvent engloutis avant le dîner, dans quelques unes de nos maison à chocolat. On traittoit alors de filoux, ceux qui paroissoient avoir une adresse superieure au jeu, & toutes les personnes prudentes évitoient leur compagnie. Aujourd’hui on leur donne le titre de grands (*2 ) connoisseurs ; on les applaudit pour leur sagacité dans toutes les finesses du jeu, & on regarde comme la partie la plus utile de l’éducation, d’apprendre à duper son adversaire au jeu important du Whisk.

Cette fureur du jeu, qui vient de la plus basse de toutes les passions, est certainement plus pernicieuse à la societé qu’aucun autre vice. Il est donc bien fâcheux que ce soit aujourd’hui la mode, & qu’elle soit encouragée par les personnes de qualité & qui font figure, d’où l’infection ne peut que se commu-[193]niquer aux personne d’un plus bas étage, qui sont toujours passionnées pour imiter leurs superieurs, & pour se perdre en bonne compagnie.

Ce malheureux penchant est cause que plusieurs boutiques, qui étoient dernièrement bien garnies & florissantes, sont actuellement fermées, même dans le cœur de la cité, & que leurs proprietaires ont fait banqueroute, ou ont été obligés de se refugier dans les pays étrangers. Et il ne faut pas s’en étonner, puisqu’on néglige un profit honnête qu’on pouvoit faire dans le commerce, parce qu’on se flatte sans fondement de gagner davantage au jeu. Le bon bourgeois se hazarde beaucoup de jouer avec le Courtisan, & pour surcroit de mortification, ceux même qui profitent de sa folie, le tourneront en ridicule pour avoir voulu sortir de sa sphére.

On peut dater dès l’année 1720 si fatale à la nation, cette extravagante demangeaison de jouer, qui semblable à la peste, a répandu son venin sur toutes les differentes conditions. La perspective séduisante de faire sa fortune d’un seul coup, sans peine & sans in-[194]quiétude, avoit si fort ébloui tous ceux qui avoient du penchant à l’ambition, à l’avarice, & même à l’indolence, qu’on vit durant quelque tems une entière cessation de toute affaire, à l’exception de ce qui étoit negocié par les Agioteurs dans (*3 ) l’allée du change. Ce fut alors que l’art de filouter commença à fleurir dans la nation, & dès cette époque il s’y est toujours conservé sous differentes formes. Lorsqu’on eut mis fin aux negociations de la Mer du Sud, qui firent un si grand nombre de dupes, on eut bientôt tendu d’autres panneaux, moins considerables à la vérité, mais qui ne furent pas moins pernicieux à l’honnête industrie. Chaque jour on inventa de nouveaux moyens de ruiner son prochain. On tiroit continuellement de nouvelles Lotteries, dont les bons lots n’étoient presque que pour ceux qui les avoient formées. La sagesse de nos legislateurs trouva à propos d’en arrêter le cours, mais elle ne [195] put extirper l’influence malheureuse qu’une longe inattention aux affaires avoit produite. Chacun étoit trop accoutumé à l’oisiveté, pour reprendre avec ardeur ses premières occupations. Il auroit fallu qu’une pluye d’or fût tombée dans leur sein, & ils soupiroient après d’autres occasions de renouveller ces esperances chimeriques, qui avoient déjà ruiné trois personnes entre quatre, parmi celles du moyen étage. Le hazard étoit l’idole de leur ame & quand leurs amis plus sensés leur représentoient, quelle folie c’étoit de quitter un moyen fixe & assuré de gagner honnêtement leur vie, pour se livrer à un projet incertain & chimerique, parce qu’il leur promettoit dequoi mener une vie luxurieuse, ils faisoient tous cette reponse si commune & si foible : Qu’ils vouloient se mettre dans le chemin de la fortune ; qu’ils pourroient être aussi heureux que d’autres, qui ayant été fort pauvres avoient levé ensuite des équipages magnifiques, & faisoient actuellement belle figure dans le monde.

Ce fut alors que le jeu devint une occupation, puisque c’étoit le seul fondement sur lequel ils pussent elever ces [196] châteaux en l’air qui leur plaisoient tant. Une nuit favorable aux cartes, ou un coup de dez fortuné, pouvoit reparer ce qu’ils avoient perdu dans d’autres rencontres, & chacun pensoit qu’il devoit hazarder les débris de sa fortune.

Il y a toujours un certain nombre de personnes artificieuses qui sont aux aguets pour profiter de toutes les folies du public. Celles-ci s’apperçurent bientôt du penchant générale, & pour le fortifier par la nouveauté, elles inventérent diverses sortes de jeux auxquels on n’avoit point encore songé, & qui pouvoient conduire chacun au but de ses désirs si le hazard le permettoit. Plusieurs furent les dupes de ce stratagême, qui s’en seroient peut-être garantis s’ils avoient crû avoir moins d’expérience au jeu, puisque ces tables de nouvelle invention ne demandoient ni reflexion ni adresse pour y réussir.

Je pourrois nommer une parcelle de terrain située dans les franchises de Westminster, qui ne contient pas moins de quatorze maisons publiques de jeu, dans l’enceinte de deux-cent verges ; & cependant ces maisons sont remplies cha-[197]que nuit d’une compagnie mêlée de gens du commun & de personnes de qualité.

Pousser la bale au jeu de Paume, ou faire une partie de Cricket (*)4 , sont certainement des exercices mâles & vigoureux. On les avoit inventés pour exercer & conserver la force & l’activité, & pour préserver de la mollesse & de l’oisiveté notre jeunesse, qui n’étoit pas née pour des travaux plus rudes. La coutume de jouer au dernier, Comté contre Comté, tendoit aussi à leur inspirer une noble émulation de se surpasser les uns les autres dans cet exercice, afin qu’ils fussent plus en état de servir leur Roi & leur Patrie, quand il faudroit prendre les armes pour défendre l’un ou l’autre. Aucune vûe mercenaire n’étoit entrée dans l’établissement de ce jeu : l’honneur en étoit le seul motif, les applaudissemens étoient le seul but que les plus hardis se proposassent. Mais depuis quelques tems ce ne sont plus que des vains noms ; un millier de livres a pour eux des char-[198]mes plus réels que la sterile gloire : le profit, & un profit sordide est tout ce qui occupe leur esprit, & qui les transporte de joye pour le succès ; sans cela plusieurs de ceux qui accourent en foule pour donner des preuves de leur adresse, aimeroient mieux passer leur tems à côqueter à la toilette d’une Dame, ou à reposer chez eux dans un fauteuil, tandis que leur domestique donne du cors de chasse.

Dira-t-on que telle est notre nature ? Non, ce sont les vices qui la defigurent, & qu’on pourroit nommer une seconde nature, puisqu’ils sont devenus si communs. La nature nous excitera-t-elle jamais d’elle-même à fouiller dans le sein de la terre pour y chercher de l’or, & quand nous l’avons trouvé, à idolatrer le métal que nos mains en ont tiré ? Nous enseigne-t-elle encore à nous estimer plus ou moins suivant la quantité que nous en possedons, & à faire consister tout ce qu’il y a d’honneur & de vertu à devenir riche ?

Cependant, puisque le monde est tellement changé de ce qu’il étoit dans le véritable état de nature, & qu’on ne peut pas subsister à présent sans une cer-[199]taine quantité de cet or, nous ne devons pas affecter un trop grand mépris pour ce métal ; mais comme nous ne devons pas nous livrer aux sollicitations de l’avarice, en tâchant de nous enrichir par des moyens scandaleux ; de même, quand nous avons acquis des richesses, nous ne devons pas les depenser follement en bagatelles, dont nous n’avons pas besoin, & qui ne font souvent que nous nuire. Nous devrions reflechir que notre postérité en aura autant de besoin que nous-mêmes, & regarder chaque extravagance dont nous somme coupables, comme un vol que nous leur faisons ; nous devrions penser que nous avons seulement l’usufruit de ce qui nous vient de nos pères, & que nous devrions le laisser entier & bien conservé comme nous l’avons reçu. Nous ne sommes pas moins injustes quand nous dissipons sans nécessité, & seulement pour satisfaire quelque appetit déréglé, ces biens de la fortune, que nous pouvons avoir acquis par notre propre industrie. Nos enfans étant une partie de nous-mêmes, ont un droit sur nos biens ; & rien n’est plus absurde suivant moi que de dire, comme certai-[200]nes gens, que nos Enfans n’ont qu’à travailler pour nous-mêmes. Comment sont-ils assurés que leurs enfans en seront capables ? Mille accidents peuvent rendre leurs plus grands effort inutiles ; & dans ce cas quel jugement un fils ne doit-il pas porter de son père, qui par ses prodigalités & ses débauches a reduit à mourir de faim, ceux à qui il a donné la naissance ?

Je ne veux point dire par-là qu’on doive se refuser les choses nécessaires, ni même les plaisirs de la vie, pour l’amour de la postérité ; il y a un sage milieu à observer à cet égard, qui ne consiste qu’á obéir à la nature, à jouir nous-mêmes tandis que nous vivons, & à reserver prudemment quelque chose pour ceux qui nous suivent.

Il est certain que nous avons poussé le luxe plus loin à tous égards qu’aucun autre peuple ne l’a jamais fait dans quel âge que ce soit. Il y a tel homme du commun, qui a reçu la plus basse éducation, & qui voudroit imiter Heliogohale pour sa table, & il n’y a que trop de femmes qui semblables à Cleopatre, ne se feroient aucun scrupule d’avaler une Province d’un seul trait.

[201] Il semble qu’on recherche dans la parure, non pas ce qui sied le mieux, mais ce qui coûte le plus. Il n’y a plus de difference entre le jeune Seigneur & l’apprentif de la cité, sinon que ce dernier est quelquefois le plus brillant. Des canes à pomme d’or, des montres, des bagues, des tabatières, & des vestes galonnées consument ce bien qui devroit servir à leur établissement, & les portent souvent à tromper leur maître, qui de son côté est peut-être trop occupé de ses propres plaisirs, pour faire une attention suffisante aux affaires de son commerce, & quand la caisse est épuisée, emprunte pendant quelque tems pour soutenir son orgueil favori, jusqu’à ce qu’il tombe d’un seul coup dans la misére & dans le mépris.

Notre sexe à tant de passion pour la parure, qu’il n’est pas surprenant que les femmes des négociants surpassent leurs maris sur cet article ; mais il est monstrueux qu’elles se rendent gauches & desagréables pour le seul plaisir de faire parade de leurs richesses. Quand on voit une étoffe d’or & d’argent, assez pesante pour faire succomber une femme chargée encore d’une pesante [202] garniture, quelle opinion doit-ont avoir de celle qui la porte ? Et c’est peut-être pour surpasser sa voisine, qu’elle a épuisé la bourse de son Epoux, quoiqu’elle eût été infiniment mieux dans une étoffe simple & unie.

Je remarque avec chagrin que cette fausse delicatesse dans le manger, dans le boire, dans nos ajustemens, nos meubles, & nos plaisirs, qui régne avec empire parmi nous, n’a pas seulement ruiné la moitié de la nation, mais nous a encore rendus extremément ridicules á tous les Etrangers qui en ont été les témoins. Ainsi l’avarice a introduit la luxure, celle-ci conduit au mépris, & elle est bientôt suivie de l’indigence.

Je crains qu’une bonne partie de mes lecteurs ne goûte pas ce que j’ai dit sur ce sujet ; mais si je suis assez heureuse pour m’appercevoir que quelqu’un d’entr’eux reconnoisse son erreur, j’en serai moins sensible au ressentiment de ceux qui s’aveuglent volontairement. Il faut dans un tems tel que celui-ci se servir de corrosifs, non d’adoucissants. Le mal a déjà pénétré trop avant dans le bonheur public, & il faut retrancher la partie [203] infectée pour le salut de celles qui la touchent.

Ebene 3► Traum► Je me ressouviens d’une histoire qu’on m’a faite touchant un certain Adolphe, & dont on m’a assuré fortement la vérité. Cet homme qui avoit, autant que je puis me le rappeller, trois cent livres sterl. de revenu, vivoit heureux & content, jusqu’à ce que s’étant endormi dans son jardin un après midi, il songea qu’un homme d’un extérieur vénérable s’approchoit de lui, & lui disoit : Adolphe ! votre intégrité, votre hospitalité, & vos autres vertus, vous donnent le droit de prétendre à une recompense du Ciel. De ce jour en un an, & précisément à la même heure, vous recevrez de mes mais la somme de 30,000 liv.

Le songe fit sur lui une profonde impression. Il marqua sur ses tablettes le moment auquel il s’étoit éveillé ; & le croyant aussi fermément, que si un Ange étoit descendu du Ciel pour lui en faire la promesse, il commença à considerer comment il devoit vivre dans la suite, & ce qu’il devoit faire de ce trésor. Mille idées de grandeur se présentérent à son esprit. En examinant sa maison, il trouva qu’elle étoit trop [204] petite à proportion du bien qu’il alloit recevoir. En consequence, & pour ne perdre point de tems, il fit venir au plutôt des ouvriers, & traita avec eux pour la bâtir de neuf, suivant le plan qu’il en dressa lui-même & qui étoit de très bon goût.

Un bon potager fut alors converti en une cour spacieuse en forme de demi cercle, & fermée par un mur orné de vases à fleurs dorés ; un beau portique élevé sur cinq marches, conduisoit à une salle de cent cinquante pieds en quarré, lambrissée de bois de cédre & supportée par douze colonnes de marbre, dont les ornemens & les corniches étoient travaillés suivant les ordres Dorique & Jonien. Le plat-fonds étoit fort élevé, & l’on y avoit peint l’histoire d’Orphée & des Bacchantes, qui dans l’accès de leur rage mirent en piéces le Musicien avec sa Lyre. De chaque côté on trouvoit une enfilade de belles chambres ; & quelques pas plus loin on voyoit deux beaux escaliers, qui vous conduisoient par une douce montée, l’un à l’aîle droite & l’autre à l’aile gauche de la maison, où on trouvoit de chaque côté un nombre égal de loge-[205]ments. Une gallerie s’étendoit par dessus le grand portique & la salle, avec des fenêtres des deux côtés ; ensorte qu’on pouvoit voir dès la cour, les jardins qui étoient derrière la maison. Là sept descentes conduisoient dans sept parterres differents, ornés de jets d’eau & de statues. Le dernier de ces parterres étoit terminé par un petit bois irrégulier ; on y trouvoit un vivier avec plusieurs grottes fort curieuses, où on pouvoit sentir en plain midi & dans les chaleurs de la canicule, toute la fraicheur & l’agrément des matinées du printems.

Un grand nombre d’ouvriers furent employés à ce bâtiment, en sorte qu’il fut bientôt fini ; & d’un autre côté Adolphe avoit commandé des meubles qui fussent assortis à la magnificence de sa maison. Il est vrai qu’il montra dans chaque chose son bon goût ; chacun convenoit qu’on ne pouvoit rien voir de plus complet ; mais dans le même tems, comme son bien étoit connu dans tout le voisinage, on ne pouvoit comprendre comment il étoit devenu assez riche tout d’un coup, pour élever à de si grands fraix un semblable bâtiment. [206] En calculant combien il devoit lui avoir coûté, & quoiqu’il y eût plusieurs choses dans le vieux bâtiment dont on avoit pû se servir, il paroissoit évidemment qu’Adolphe ne pouvoit pas y avoir depensé moins de 10,000 liv. Quelques personnes s’imaginoient qu’il avoit trouvé un trésor caché ; d’autres, qu’il avoit épousé en secret une Dame fort riche ; & les derniers, qui avoient moins de penchant à juger favorablement, disoient qu’il avoit fait un pacte avec le démon. Chacun raisonnoit differemment sur cette entreprise ; mais personne ne pouvoit deviner la vérité. Hélas ! on ne savoit pas qu’Adolphe avoit été à Londres, & qu’il avoit totalement engagé le bien de ses pères, pour acheter du marbre, du cédre, & d’autres materiaux, qu’il ne pouvoit pas se procurer sans ce moyen ; à l’égard de ses ouvriers, il avoit fixé le jour de son payement suivant son songe ; & comme il avoit toujours été estimé & regardé comme un homme de probité & fort œconome, ils étoient tous parfaitement tranquilles.

Il n’avoit confié son secret à aucun de ses plus intimes amis ; cependant il [207] paroissoit toujours si gay & si content, qu’on ne doutoit point que sa fortune n’êut considérablement augmenté. Enfin le jour tant désiré arriva. Il avoit commandé pour ce jour-là une magnifique collation, & avoit invité tous ses parens avec divers gentilshommes du voisiange <sic> à y prendre part, se proposant de payer en leur présence toutes les parties de ses ouvriers.

C’étoit, autant que je puis me le rappeller, environ cinq heures après-midi lorsqu’il avoit eu la vision dont j’ai parlé, & il n’entendit pas plutôt sonner la même heure, qu’il pria la Compagnie de lui permettre de s’absenter un instant, & qu’ils se retira dans son cabinet, ne doutant point de revenir bientôt chargé de richesses. Il resta quelque tems dans la plus douce attente, jusqu’à ce que l’heure s’étant écoulée, son cœur commença à ressentir quelques légères palpitations. Mais que devint-il, lorsque six heures sonnérent, & même sept heures, & qu’il ne vît paroître ni Ange Gardien, ni Messager de sa part !

Les personnes d’une constitution aussi sanguine que la sienne, ne se livrent pas aisément au désespoir. Pour excuser ce manquement de parole, il se flat-[208]ta que se délay n’étoit arrivé que par sa faute ; & comme la promesse lui en avoit été faite durant son sommeil, il pensa qu’il auroit dû en attendre l’acomplissement dans la même situation ; d’ailleurs il étoit possible que le bruit & le tumulte qui se faisoient alors dans sa maison eussent déplû à ces Intelligences, qui aiment la tranquillité & la rétraite. Prévenu de ces imaginations, il fut réjoindre la Compagnie avec une contenance assûrée ; & se persuadant qu’il recevroit cette même nuit la somme dont son imprudence l’avoit privé durant le jour, il dit à ses créanciers, qu’un accident l’obligeoit à renvoyer au lendemain matin la satisfaction qu’il gouteroit à payer ce qu’il leur devoit ; mais que s’ils vouloient revenir alors, ils pouvoient compter sur un entier payement. Avec cette assûrance ils se retirérent tous fort contents, & Adolphe passa le reste de la soirée parmi ses conviés, avec le même enjouëment & la même gayeté que dans le commencement de cette journée.

Il est vrai que sa tranquillité finit cette même nuit. Il se mit au lit, & s’endormit, mais aucune image agréable ne [209] se présenta à lui durant son sommeil : Il s’éveilla, & comme il avoit laissé sous la cheminée une chandelle allumée, il fit des yeux le tour de la chambre, espérant de découvrir sur sa table ou quelque part les sacs d’espéces si désirés ; mais il trouva chaque chose comme il l’avoit laissée. Il éteignit alors la chandelle, se flattant que l’obscurité lui seroit plus favorable. Un peu de bruit qui se fit alors par hazard, le persuada que ses désirs étoitent enfin accomplis : Il saute en bas de son lit transporté de joye, & va tâtonnant dans tous les coins de sa chambre, mais il ne trouve rien, de ce qu’il cherche ; il revient alors se coucher, & tâche vainement de prendre quelque repos. Enfin le jour paroit, & il renouvelle sa recherche les yeux ardents & le cœur nullement tranquille. Hélas ! il en est de cette recherche comme des précédentes : Tout ce qu’il peut découvrir sont des tableaux, des glaces, & d’autres meubles de prix, qui n’étant pas payés, ne servent qu’á lui rappeller son infortune. Il commença alors à trembler pour les suites de sa trop grande crédulité ; cependant ne pouvant se persuader une chose qui [210] le remplissoit d’horreur, il lui vint dans l’esprit une pensée qui conserva ses espérances. Il y avoit bien une année que la promesse lui avoit été faite, & ce jour s’étoit écoulé sans qu’il eût reçu ce qu’il attendoit : mais il réflechissoit qu’il avoit eu cette vision un autre jour de la semaine, & qu’il recevroit peut-être ce jour-là de meilleures nouvelles.

Il se hazarda donc à assûrer ses créanciers, qu’ils seroient tous payés le lendemain ; & malgré ce second renvoy, son caractère, joint à l’assûrance avec laquelle il leur parla, les empêcha de s’inquiéter ; mais lorsqu’ils revinrent pour la troisième fois, & qu’ils virent qu’Adolphe bien loin de les payer, ne vouloit pas les voir, & s’étoit enfermé dans sa chambre, ayant ordonné à ses domestiques de dire qu’il étoit indisposé, ils commencerent à murmurer, & quleques-uns d’entr’eux qui savoient qu’Adolphe avoit engagé son bien, se résolurent à employer un autre moyen d’obtenir leur payement, avant que tout fût dissipé.

Ils firent d’abord des poursuites contre lui, & mirent en campagne des huissiers qui se tinrent continuellement aux [211] aguets autour de sa maison pour le saisir ; mais il se renferma si bien que leur vigilance fut assez long-tems inutile. Lorsque ses amis en furent informés, ils ne pouvoient concevoir ce qui l’avoit engagé à se conduire de cette manière, & ils se rendirent souvent chez lui pour s’informer de ses affaires, & lui offrir leur secours, s’il étoit possible de les rétablir : mais il ne voulut se laisser voir à aucun d’eux. Sa confusion, son chagrin, & son désespoir, de s’en être ainsi imposé à lui-même, & de s’être rendu coupable d’une injustice manifeste à l’égard de tant d’autres, outre qu’il se voyoit ruiné sans retour, l’agitoient au point qu’il n’étoit plus en état de voir les personnes qui lui étoient les plus chères ; il est même fort surprenant, que dans l’excès de son désespoir, il n’ait pas attenté à sa vie.

Il fut enfin arrêté en dépit de toutes ses précautions, & mis en prison ; ce qui ayant occasionné une exacte recherche de l’état de ses affaires, on découvrit qu’il avoit dissipé tout son bien ; mais de savoir comment un homme qui jusqu’à cette malheureuse époque s’étoit toujours conduit avec la plus grande prudence & [212] une extrême modération, avoit pû en venir à cet excès, c’est ce qui étoit encore un secret pour tout le monde : aussi ceux qui avoient eu affaire avec lui s’imaginant qu’il avoit eu dessein de les tromper dès le commencement, en devinrent tellement animés, qu’ils ne voulurent prêter l’oreille à aucun accommodement.

Il est sûr qu’il étoit trop convaincu de sa folie, pour se resoudre à en faire l’aveu, jusqu’à ce que la ferme persuasion qu’il avoit été foû lui fit perdre réellement l’esprit, & qu’il découvrit dans ses accès, ce qu’il avoit caché constamment tandis qu’il avoit eu l’usage de la raison.

Le songe doré, les triste effets qu’il avoit produits, furent alors un sujet d’entretien pour toute la ville. Ceux qui avoient été le plus irrités contre lui ne purent s’empêcher de le plaindre. Ses parens ayant consulté ensemble, vendirent la belle maison, les meubles, de même que les biens de terre, & après avoir satisfait premièrement les créanciers hypothécaires, ils employérent ce qui reste à payer les autres créanciers autant qu’il fut possible. Il fut alors délivré de [213] prison ; mais nud, sans un sou, & hors d’état de pourvoir à sa subsistance.

Dans cette misérable condition, on jugea que la plus grande charité qu’on pût lui faire, étoit de l’enfermer à (*5 ) Bethelem ; & l’on m’a assuré, qu’il y recouvra suffisamment l’usage de sa raison pour faire le recit de toutes les particularités de son histoire, qu’il n’avoit encore découvertes qu’imparfaitement dans ses écarts ; mais l’égarement dont il avoit été atteint se convertit alors dans une noire melancholie ; il ne souhaita jamais de quitter cet endroit, ni la compagnie avec laquelle il vivoit ; & après avoir langui quelques mois, il donna en mourant un triste exemple de ce que peut produire une esperance flatteuse, lorsqu’elle n’est que chimérique. ◀Traum ◀Ebene 3

Je crains qu’il ne soit pas besoin de se donner beaucoup de peine, pour trouver plusieurs Adolphes dans ce Royaume ; & que si on traitoit de lunatiques tous ceux qui se sont conduits comme lui sur un fondement aussi foible, l’hôpital de Moorfields n’en contiendroit pas la milliéme partie, & on se verroit obligé à [214] élever de nouveaux bâtimens pour le même usage.

C’est une chose terrible qu’on ne veuille pas se plaire dans la spère <sic>, où dieu & la nature nous ont placés. Cette inquiétude, cet amour du changement ont causé la moitié des malheurs qui arrivent au genre humain. Cependant nous en avons tous, plus ou moins, notre portion ; chacun désire quelque chose qu’il n’a pas, ce qui l’empêche proprement de jouir de ce qu’il possede. Nous nous imaginons que celui qui nous a fait, ne connoit pas si bien que nous ce qui nous convient, & nous accusons la providence de partialité dans le lot qu’elle nous a assigné ; en un mot, quelque passion que nous ayions pour les ouvrages de l’illustre Mr. Pope, il nous arrive rarement de nous rappeller une de ses maximes, & de reconnoitre avec lui, que Zitat/Motto► Tout ce qui est, est bien. ◀Zitat/Motto

Mais, comme je l’ai dit, cela ne vient pas de notre nature, qui se satisfait aisément, & qui ne recherche jamais le superflu, mais de ce que nous nous laissons subjuguer par nos passions. J’ai observé, que la possession de ce que nous avions désiré avec le plus d’ar-[215]deur, devient souvent pour nous un sujet d’imprécation, & j’ôse assurer, qu’il y a à peine un ou deux de mes lecteurs, qui n’en aient éprouvé la vérité, une fois ou une autre, dans le cours de leur vie.

Combien de milliers dans cette Capitale ont soupiré avec la plus grande ardeur après la mort de quelque parent, d’un frère ainé, d’un époux ou d’une épouse, & ont trouvé peu de tems après que cette perte étoit la plus grande infortune qui pût leur arriver ?

A l’égard des desseins que les hommes forment sur notre sexe, j’en appelle à eux-mêmes, si la séduction de la femme ou de la fille d’un ami ne les a pas exposés à des suites plus fâcheuses que s’ils avoient essuyé un refus ?

Nous épouvons même souvent, dans nos desseins les plus excusables, qu’il y a plus de cruauté à nous accorder ce que nous demandons, qu’à nous le refuser. Supposé qu’un Prince par partialité revetît d’un des plus grand emplois de l’Etat, une personne qui fût entièrement incapable de s’en acquiter avec le moindre honneur, n’auroit-il pas été plus avantageux pour cette même per-[216]sonne, si elle étoit restée dans une condition privée, que d’avoir mis au jour son ignorance par son exaltation, & d’être devenue un sujet de risée pour un monde de railleurs qui ne demandent qu’á tourner en ridicule les foiblesses des Grands ?

Enfin il n’y a pas une seule chose, quelque apparence qu’elle ait de bonheur, dont la possession ne puisse nous rendre miserables, soit parce qu’elle n’est point telle que nous nous l’imaginons, soit parce que nous ne sçavons pas nous en servir comme nous devrions.

C’est pourquoi ne s’inquiéter jamais de quoi que ce soit, est le seul moyen de jouir de quelque tranquillité ; ce que nous ne trouverions jamais dans l’acquisition de ce que nos passions nous font regarder quelque tems comme notre plus grand bien.

Mais, diront quelques personnes, voilà des maximes propres á nous rendre stupides ; si nous nous accoutumions à un tel état d’indolence & d’inactivité, nous tomberions en léthargie, & nous deviendrions bientôt des statues mouvantes. Nos passions donnent une nou-[217]velle vigueur à notre ame, & l’élevent à de belles & à de nobles actions : au lieu que celui qui en est destitué, ou qui les mortifie trop, est incapable de rien faire pour le service de dieu, de sa patrie, ou pour son propre avantage.

Cela est sans contredit vrai ; & celui qui prend dans un autre sens ce que j’ai dit, saisit mal mon intention. Je conviens que chacun doit s’efforcer d’exceller dans le poste qu’il occupe, ou dans la profession à laquelle il s’est destiné ; mais je voudrois qu’on ne tâchât point d’en sortir, ou qu’on fit moins d’attention à un avancement, qu’aux moyens dont on veut se servir pour y parvenir. Il faudroit avoir assez d’ambition pour se rendre digne d’être élevé, mais non au point de franchir toutes les barrières de la vertu pour obtenir ce qu’on desire. Je ne veux point qu’un Lieutenant assassine son Capitaine en trahison pour obtenir son poste ; mais je voudrois qu’il méritât par sa conduite un meilleur employ.

La plûpart des hommes ont un malheureux penchant (je ne sçais point si je puis lui donner le nom de passion) qui est la vanité de s’imaginer qu’ils ont plus de mérite qu’on ne doit leur en at-[218]tribuer. Lorsque cette vanité n’est pas satisfaite, ils murmurent & se fâchent contre ceux qui ne leur accordent pas ce qu’ils désirent, quoiqu’ils puissent le faire ; ils nourrissent une envie & une haine secrettes, contre ceux qui sont en possession de ce qu’ils croyent leur être dû ; ils se portent à mille artifices bas & honteux pour sapper & ruiner la fortune de ceux qui ont de plus belles esperances. Quand une personne de cette trempe réussit dans ses desseins, elle se distingue par une démarche fière, des mouvemens de tête méprisants du côté de ses inférieurs, des airs d’importance envers ses égaux, & par ses flatteries serviles auprès de ceux qui peuvent contribuer à l’élever encore plus haut ; & l’ambition d’un homme rempli de lui-même n’a point de bornes.

Une personne au contraire, qui s’éleve pas son mérite, est polie & affable envers ses inférieurs, sociable parmi celles de son rang, & n’a pour ses superieurs que la consideration qui est dûe à leur mérite intrinséque, ou au poste qu’ils occupent. Elle se réjouit de ses succès, mais elle ne change point d’humeur ; elle n’oublie jamais ce qu’elle a été, ni [219] ses anciens amis, & elle ne s’imagine point d’avoir plus de mérite parce qu’elle est dans la grandeur.

Il est sans doute bien fâcheux qu’on voie si peu de ces personnes modestes dont le mérite a été recompensé. Cependant ni cette consideration, ni mille désagréments qu’un homme vertueux essuye dans l’observation de son devoir, ou dans la possession de ce qu’il a acquis par sa conduite, ne l’empêcheront point de continuer à agir de la même manière, parce qu’il se satisfait lui-même, & qu’il trouve plus de plaisir dans une telle conduite, que s’il se voyoit élevé par des moyens illégitimes au comble de ses désirs.

Exemplum► Ebene 3► Fremdportrait► Xeuxis, à la faveur d’un long tissu d’hypocrisie, de trahison, de tromperie, de menaces feintes d’un côté, & de témoignages d’amitié également faux de l’autre, en un mot après avoir mis en usage tous les artifices d’une politique criminelle, s’est enfin introduit, comme par force, dans une place, où sa naissance, ni ses talents ne paroissoient pas devoir le conduire, & à laquelle ses meilleurs amis n’avoient jamais porté leurs désirs. Cependant quelle triste fi-[220]gure ne fait-il pas dans sa nouvelle grandeur ? Ses regards sombres, ses sourcils froncés ne marquent-ils pas des remords secrets qui le consument intérieurement, quand au lieu de ce respect qu’il se promettoit, il se voit exposé à des insultes continuelles, & qu’il s’apperçoit que cette dignité dont il étoit si indigne, n’a fait que le rendre un objet de mépris pour toutes les personnes de mérite, & d’abomination pour le public ? ◀Fremdportrait ◀Ebene 3 ◀Exemplum

Exemplum► Ebene 3► Fremdportrait► Mais jettons d’un autre côté les yeux sur le brave Timoleon, qui pourroit honorer par l’éclat de ses vertus les plus hautes dignités, & qui ne jouit que de celles qu’il tient de ses illustres ancêtres : il n’est ni courtisan, ni redevable à la faveur ; une grandeur naturelle brille dans toute sa conduite ; on demêle dans ses regards la conviction qu’il a de son propre mérite, la paix & la calme qui regnent dans son ame, ce qui lui attire l’affection & les hommages de ceux qui le connoissent ; on ne se rappelle jamais son nom sans le combler de bénédictions ; & il trouve dans l’amour & l’admiration du peuple de toutes les conditions, cette véritable grandeur, que des [221] vains titres, ni une fastueuse arrogance ne peuvent jamais procurer. ◀Fremdportrait ◀Ebene 3 ◀Exemplum

Qui refusera donc de convenir, qu’il vaut mieux mériter qu’obtenir ? Qui ne préfereroit pas d’être un Timoleon plutôt qu’un Xeuxis, si on pésoit bien la différence de leurs caractéres, avant que de s’engager trop avant dans le funeste labyrinthe pour pouvoir rebrousser ?

Il est vrai qu’il y a dans le monde des personnes si orgueilleuses, qu’elles ne veulent avoir aucune obligation, & qu’elles croyent qu’il est de leur gloire de refuser une faveur, quoiqu’elles en ayent le plus grand besoin, & qu’elles insultent avec une arrogance cynique ceux qui leur offrent leur amitié, au lieu de les en remercier. Une telle disposition n’a rien de recommandable ; mais comme elle procède uniquement de trop de roideur dans l’ame, ou d’une fausse délicatesse, ceux en qui elle se trouve ne seront jamais dangereux à la societé, & quoiqu’ils ne puissent rien faire pour eux-mêmes, il est sûr qu’ils ne feront aucun mal aux autres.

Metatextualität► Il est rare de voir des exemples d’un tel caractére dans un siécle aussi interessé & aussi âpre au gain, que l’est celui-[222]ci ; c’est pourquoi j’en présenterai un à mes lecteurs qui ne fait que d’arriver, & qui est à mon avis assez extraordinaire. ◀Metatextualität

Exemplum► Leolin étoit un Gentilhomme descendu d’une des meilleures familles dans le païs de Galles, & de plus destiné à un bien considérable ; il s’étoit attaché dès ses plus tendres années avec la plus vive passion, à une jeune Dame nommée Elmire, qui devoit hériter un bien de 1600 piéces par an. Ses vœux eurent tout le succès qu’il pouvoit désirer ; & s’il pensoit que tous les charmes du beau sexe se trouvoient réunis dans son Elmire, elle de son côté ne trouvoit aucun Cavalier aussi digne de son affection que Leolin. Leurs pères, qui étoient depuis long-tems amis intimes, approuverent leur flamme, & dès que Leolin fut arrivé à l’âge de vingt ans, & Elmire à sa seizième année, ils résolurent de joindre les mains de deux personnes dont les cœurs étoient déjà unis avant qu’ils conussent la nature ni le but de leur passion.

On dressa donc leur contract de mariage, & on faisoit de grands préparatifs pour en solemniser la cérémonie, lorsque deux ou trois jours avant celui [223] qui étoit fixé, le père d’Elmire eut le malheur de faire une chûte de cheval & de se casser la jambe, & comme il y eut bientôt de l’inflammation, on fut obligé de la lui couper. Soit que les Chirugiens manquassent d’habileté, soit qu’il fût lui-même trop obstiné, en ne voulant pas permettre qu’on lui fît l’amputation au dessus de genoû, cette operation lui fut fatale, & il exirpa au bout de vingt-quatre heures.

Cet accident retarda le bonheur de nos amants. La prudente & vertueuse Elmire ne voulut pas se livrer aux joyes & aux fêtes du mariage, immédiatement après la perte d’un père à qui elle avoit été extrémement chère, & pour qui elle avoit toujours senti un respect sincére & une affection filiale. Leolin lui-même, qui partageoit toutes ses peines, n’osoit pas la presser d’avancer le moment de son bonheur ; & le père de ce Gentilhomme étoit trop attaché aux devoirs de la bienséance, & trop touché de la mort de son ami, pour précipiter la conclusion de cette affaire, quoiqu’il la désirât extrémement. Il pensoit encore que les parties intéressées sentiroient plus vivement leur bonheur, [224] quand le tems auroit un peu calmé la violence de leur affliciton.

Après que le grand deuil fut passé, & dès qu’Elmire commença à revêtir avec des habits plus gays, un air de sérénité, le passionné Leolin entreprit de rappeller par dégrès à son aimable maîtresse leur engagement : & elle étoit sur le point de terminer les souffrances de cet amant, lorsqu’un second accident, plus fatal dans ses conséquences que le prémier, vint troubler & détruire leur félicité.

Le père de Léolin tomba soudainement malade : son indisposition se termina à une violente fiévre, qui l’emporte après quelques jours de maladie ; mais cet événement, tout affligeant qu’il étoit pour son fils, étoit encore une infortune bien légère en comparaison de celles qui suivirent. A peine avoit-il fini les obséques du défunt, qu’il vit entrer par force dans sa maison des officiers de justice, qui se saisirent de tout ce qu’il avoit, en vertu, disoient-ils, d’une donation que son père en avoit fait quelques années auparavant à son neveu fils de son frère. Léolin, qui étoit naturellement impetueux, s’opposa à eux de toutes ses forces : mais leur nombre surpassant de beaucoup ce-[225]lui de ses domestiques, il fut obligé de les laisser prendre possession ; après quoi il se rendit chez un Gentilhomme du voisinage qui avoit été intime ami de son père, pour se plaindre de cette injustice, & pour lui demander son avis.

Non seulement celui-ci, mais encore les principaux Gentilshommes de la Province, le persuadérent d’avoir recours aux loix ; puisqu’il ne paroissoit nullement vraisemblable qu’un père voulût priver de son héritage un fils unique, & un fils tel que Léolin, qui ne l’avoit jamais desobligé, & pour qui il avoit toujours eu beaucoup de tendresse.

Ce Parent de son côté avoit ses prétextes pour agir ainsi, & que je dois rapporter, pour jetter du jour sur cette mystérieuse affaire. A peine Léolin étoit-il âgé de quatre à cinq ans, que sa mère abandonna son époux, & se retira en France avec un Cavalier qui lui avoit fait autrefois la cour, & qu’elle avoit continué d’aimer, jusqu’à perdre totalement ce qui devroit être cher à tout le sexe.

Il est vrai qu’une preuve si manifeste de l’incontinence de son épouse, lui in-[226]spira pour un tems de l’indifférence à l’égard du jeune Léolin, parce qu’il doutoit que ce fût réellement son fils ; & l’on produisit dans le cours du procès des témoins, qui jurérent de lui avoir ouï dire : Le petit bâtard n’héritera jamais un aire de mon bien ; & quand on lui répondoit qu’il ne seroit pas en son pouvoir de le deshériter, il répliquoit, qu’il ne s’en inquiétoit pas, & qu’il y avoit d’autres mesures à prendre.

Ils croyoient, comme ils le déposérent, qu’il avoit voulu parler de la donation qu’on produisoit actuellement : & quoiqu’on eût traitté dès lors Léolin comme son fils, ils supposoient qu’il n’avoit voulu qu’éviter le bruit qu’auroit fait dans le monde son deshonneur, se réservant à faire tomber après son decès sur le fils le ressentiment qu’il avoit contre la mère.

Enfin après un long procès on en vint au jugement, & le parent avoit si bien pris ses mesures, qu’en dépit de toutes les raisons qu’on alleguoit en faveur de Léolin, il gagna sa cause ; les Juges s’étant contentés d’allouer á celui-ci 200 piéces par année, sur autant de milliers, [227] en considération de ce qu’il avoit été élevé comme un Gentilhomme, & dans l’attente d’un bien considérable.

Cependant on étoit généralement persuadé qu’on lui avoit fait une injustice ; & les Jurés eux-mêmes ne pouvoient concilier avec leur raison le jugement qu’ils avoient été obligés de porter sur des dépositions si positives & si bien circonstanciées ; ensorte qu’en suivant la loi, la cour n’avoit pas pû prononcer autrement.

Léolin, qui avoit toujours été estimé & aimé dans sa province à cause de ses bonnes qualités, reçut plusieurs offres amicales, & des invitations réiterées tantôt d’une maison, & ensuite d’une autre ; mais ils les réfusa toutes, rompit tout commerce avec ses plus intimes amis, & s’enferma dans une petite maison de fermier, ordonnant aux gens de cette maison de n’introduire personne auprès de lui.

Mais ce qu’il y eut de plus surprenant, fut son procédé à l’égard d’Elmire, qui m’a engagé à faire le détail de ses avantures. Tandis que le procès continua, & qu’il espéroit de l’emporter sur son antagoniste, il ne l’avoit presque ja-[228]mais quittée, & il avoit toujours trouvé dans la conversation d’une personne qui lui étoit si chère, un ample dédommagement des chagrins qu’une difficulté aussi cruelle lui causoit. Mais dès qu’il ne put plus douter de sa ruine, il l’évita avec plus de soin qu’aucune autre personne. En vain se détermina-t-elle à lui écrire, persuadée que son amour & leurs engagemens réciproques justifioient suffisamment cette démarche ; en vain le conjura-t-elle de la manière la plus pressante de se rendre auprès d’elle, & l’assûra-t-elle que ce changement dans sa situation n’en avoit fait aucun dans ses sentimens, que le bien dont elle jouissoit étoit suffisant pour l’un & l’autre, & qu’elle étoit prête à l’en laisser le maître comme de sa personne : elle ne put jamais obtenir de lui qu’il lui fît une visite.

Quoiqu’il eût été un des Cavaliers les plus affables & des plus obligeants, il devint alors l’homme le plus chagrin, le plus bourru, & de la plus mauvaise humeur qu’on puisse trouver ; suivant ce que dit un Poëte, que les grandes ames deviennent toujours hautaines dans l’infortune.

Ce fut inutilement qu’une Dame qu’il avoit tant aimée, admirée & presque [229] adorée, s’abbaissoit même jusqu’à le soliciter d’accepter tout ce dont elle pouvoit disposer ; toutes les preuves qu’elle lui donna de sa tendresse, de sa constance, & de son desintéressement, ne firent qu’augmenter son chagrin ; enfin pour se délivrer de ses importunités, il lui écrivit une lettre en réponse à toutes celles qu’il en avoit reçu. Un de mes amis, qui se trouvoit chez Elmire lorsque cette lettre lui fut rendue, m’assura qu’elle contenoit les lignes suivantes :

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Madame,

« Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je vous réïtere ici mes protestations, qu’on ne peut pas aimer avec plus de sincérité que je l’ai fait, & que j’ai désiré passionnément de m’unir à vous pour toujours, tandis qu’il me restoit la moindre esperance d’y réussir sans nous exposer l’un & l’autre à être tournés en ridicule. Enfin je vous considere trop, pour souffrir qu’on dise que vous avez acheté un Epoux, & j’ai trop de cœur pour penser à me soumettre à dépendre servile- [230] ment de la fortune de mon épouse. Si la balance étoit de mon côté, je n’agirois pas de cette manière, mais sur le piéd où sont les choses entre nous, je vous prie de ne plus vous donner ni à moi aucune inquiétude à ce sujet ; ce que vous pouvez faire de plus prudent pour notre tranquillité réciproque, c’est de ne plus penser à moi, puisque je ne puis pas être, comme je m’en flattois une fois. »

Votre & c.

Leolin.

« P.S. Je quitte dans ce même moment l’endroit où je suis, & je ne confierai à personne au monde le secret touchant le lieu de ma retraite : ainsi aucune lettre ne pourra venir jusqu’à moi ; mais j’ai ordonné à l’honnête homme qui a été mon hôte pour quelque-tems, de vous payer les 300 piéces, que je vous empruntai dans le tems de ma malheureuse affaire, avec l’intérêt de cette somme. Adieu pour toujours : soyez assûrée que je vous souhaite plus de bonheur que vous n’en pouvez désirer. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

[231] Elmire lût cette lettre les yeux baignez de larmes. Quelle belle ame, s’écria-t-elle, est á présent pervertie & entièrement changée de ce qu’elle étoit par un monde méchant & injuste ! Mais quand elle vint à l’apostille, & que cet homme lui compta son argent sur la table, elle perdit toute patience. Quelle mince idée doit-il avoir de moi ! s’écria-t-elle ! Qu’il connoit peu Elmire ! & après une courte pause, Quoi ! suis-je donc devenue une usurière ! Cependant cette légère indignation se calma bientôt, & fit place aux mouvemens de son amour & de son amitié ; elle fit au fermier mille questions touchant Leolin, le conjura d’en agir sincérement avec elle, & de lui déclarer ingenûment si ce Gentilhomme avoit quitté sa maison, & s’il l’avoit fait, qu’elle route il avoit prise.

Ce bon fermier lui répondit avec beaucoup de sincérité, qu’il n’avoit jamais vû un homme si changé à l’égard de son humeur, mais qu’il ne croyoit pas qu’il y eût du desordre dans son cerveau : qu’il avoit fait venir peu de tems auparavant un Notaire, & vendu pour mille piéces sa rente viagére, dont il avoit disposé en partie pour payer les petites dettes qu’il avoit contractées de-[232]puis son infortune, & qu’il avoit pris le reste avec lui : qu’il étoit parti á cheval ; mais que comme il lui avoit défendu de l’accompagner seulement jusqu’au bout du chemin de traverse qui aboutit à sa maison, il ne pouvoit point dire quelle route cet infortuné Gentilhomme avoit prise.

Dans les premiers mouvemens dont elle fut agitée, elle l’auroit certainement suivi elle-même, si elle avoit sçu quelle route prendre, soit pour l’engager à revenir, ou même pour l’accompagner. Elle se contenta d’envoyer de tous côtés des exprès à pied & à cheval, leur donnant à chacun des billets, où elle le conjuroit par tout ce qu’il avoit aimé ou pû aimer, de revenir auprès d’elle, & de ne les pas rendre malheureux l’un & l’autre pour une folle délicatesse, que sa sensibilité aux injustices qu’il avoit essuyées lui avoit mis dans la tête.

Ces envoyés, qui étoient des domestiques d’Elmire, & qui connoissoient l’inclination de leur maîtresse, outre qu’ils estimoient beaucoup Leolin, qui avoit toujours été affable & libéral à leur égard, ne négligerent rien pour exécuter leur commission. Mais toutes leur peines furent inuti-[233]les : Léolin, qui soupçonnoit sans doute les effets que sa lettre devoit produire, & qui étoit obstiné dans son dessein de souffrir plutôt tout au monde, que d’avoir la moindre obligation à une femme qu’il aimoit, prit des chemins détournés qui éludérent toutes leurs recherches.

Il arriva à Londres, & après s’être fourni de tout ce qui étoit nécessaire pour faire campagne, il se rendit à l’armée en qualité de volontaire. Le peu de soin qu’il prenoit de sa vie, joint à son impétuosité naturelle, le précipitoit dans les plus grands dangers, & il périt enfin avec quantité de braves gens à la bataille de Dettingen.

Un vieux officier, qui avoit connu son père, le vit & le reconnut à son arrivée au camp ; & ayant appris son infortune, lui offrit tout ce qui dépendoit de lui ; mais Leolin rejetta ces offres de service, & persista jusqu’à sa fin à ne vouloir être obligé à personne qu’à lui-même.

Ce fut cet officier qui revenant en Angleterre après que la campagne fut finie, à cause de son grand âge & de ses blessures, apporta ces nouvelles, qui [234] mirent fin aux recherches de l’inconsolable Elmire.

Elle avoit été si affligée & si inquiette depuis le depart de Léolin, que la nouvelle de sa mort pût à peine rien ajouter à son malheur. Dès que cette nouvelle fut devenue publique, plusieurs Gentilshommes qui savoient combien il leur auroit été inutile de lui addresser leurs vœux pendant la vie de son amant, commencerent alors à lui faire la cour ; mais ils ne tirerent aucun avantage de sa mort : le souvenir de Léolin étoit un rival, que tous leurs efforts ne pouvoient surmonter ; elle les assûra qu’il étoit son Epoux, & qu’elle lui seroit fidelle jusqu’au dernier soupir.

Que pouvons-nous dire maintenant de Léolin, si-non que c’étoit un honnête, un brave & un digne homme ? Peut on s’empêcher de l’admirer en même tems qu’on le condamne ? Et si la malheureuse obstination, dont il fut le martyr, n’avoit pas en même-tems percé le cœur de l’aimable & de la généreuse Elmire, n’aurions-nous pas dû plaindre vivement cette foiblesse, puisque si nous l’examinons attentivement, nous trou-[235]verons qu’elle procède d’une vertu poussée à l’excès ?

Il paroit que l’amour de la liberté & de l’indépendance étoit son inclination favorite, & quoiqu’il n’eût rien à craindre de l’excellent naturel d’Elmire, cependant l’idée de lui être obligé, & qu’elle ne manqueroit pas d’y réflechir un jour ou un autre, avoit quelque chose que la grandeur, ou plutôt la roideur de son ame, ne pouvoit pas digérer. Je penche à croire que si elle avoit été réduite à l’état où il se trouvoit, & s’il avoit jouï d’autant de millions qu’il avoit de mille livres, il les auroit mis à ses pieds avec le plus grand plaisir, & se seroit estimé très heureux qu’elle les eût acceptés. ◀Exemplum

Un homme de ce caractère n’auroit pas manqué de faire figure dans le Parlement, s’il avoit jamais été choisi pour y assister, & je souhaite sincérement pour le bien de ma patrie, qu’il y en eût cinq cent du même caractère. Ce qui fit son malheur dans une vie privée, l’auroit rendu très utile à notre siécle dans un caractère public, & auroit donné à la prospérité la plus reculée de l’a-[236]mour & de la vénération pour sa mémoire. Ni caresses, ni pensions, ni ordres de chevalerie, ni emplois, n’auroient pû avoir aucune influence sur un homme tel que lui ; résolu de conserver la liberté naturelle d’un Anglois, il se seroit expliqué sans reserve ; & plus un parasite de la Cour lui auroit-il offert pour qu’il se tût, plus aussi auroit-il parlé avec chaleur pour la cause de la liberté. Peut-être auroit-il été trop bouillant, & que pour le mortifier on auroit suspendu l’Acte d’Habeas corpus ; mais il n’importe, quelques individus en auroient souffert, & la nation y auroit gagné, en ce que ce procedé auroit ouvert les yeux de ceux qui les ferment plutôt pas indolence & par mollesse que par corruption.

Je le blâme donc d’avoir réfusé une belle femme qu’il aimoit, avec un bien qui l’auroit mis en état de rendre servive <sic> à sa patrie, & Dieu sçait combien elle a besoin de semblables soutiens, comme il ne pouvoit l’ignorer ; mais il étoit encore fort jeune & peu succeptible de réflexions de cette nature : c’est pourquoi je ne puis m’empêcher de le [237] plaindre, & de regretter la perte d’une personne si bien qualifiée pour soutenir l’intérêt public.

Je sais que toutes les personnes jeunes & enjouées des deux sexes, plaideront la cause de l’amour, & ne pourront disposer leur cœur à lui pardonner. Les réflexions que j’ai faites leur paroîtront de petite importance ; ils feront infiniment plus d’attention à l’affliction d’Elmire, & le traitteront d’ame feroce & barbare, qui pour satisfaire son orgueil, a été capable d’abandonner une Dame qui l’aimoit avec autant de tendresse, & qui s’abbaissoit à lui faire de semblables sollicitations. Je conviens qu’il y avoit de la cruauté dans son procédé à l’égard d’Elmire, cependant je ne puis m’empêcher d’en défendre le motif ; & je ne crois pas le pouvoir faire plus efficacement, qu’en lui opposant un caractère d’une nature tout différente. Le blanc reçoit un nouvel éclat par sa proximité avec le noir, & le diamant brut, qui paroit de si petite valeur au premier coup d’œil, montera à une estimation plus équitable si on le place auprès d’un caillou ordinaire.

Exemplum► Ebene 3► Fremdportrait► Cléophile est ce que le monde appelle [238] un beau Cavalier, il est grand, bienfait, a quelque chose de gay & de vif dans son air, se met avec goût, danse en perfection, a toujours mille petits contes á faire, & est extrêmement amusant dans la conversation.

Belize, la fille unique d’un des principaux marchands de la cité, devint l’objet de sa flamme ; &quoiqu’il fût l’homme du monde le plus galant à l’égard des Dames de sa connoissance, il n’addressa ses vœux qu’à celle-ci. Il faut avouër que personne n’auroit pû condamner son choix ; car outre le bien considérable qui devoit lui venir de son père, elle avoit hérité de sa grand-mêre 2000 piéces qui étoient entièrement á sa disposition ; sa richesse cependant étoit le moindre motif qui inspiroit de l’envie aux autres Cavaliers contre Cleophile sur ce qu’elle le recevoit favorablement : Les personnes les plus médisantes de son sexe ne pouvoient lui disputer la beauté, l’esprit, la vertu, un bon naturel & toutes les perfections qui attirent l’amour & le respect ; & il y en avoit peu de l’autre sexe qui pussent la voir, sans sentir pour elle quelque chose de plus qu’une simple admiration. ◀Fremdportrait ◀Ebene 3

[239] Il n’y eut jamais d’amant plus passionné en apparence que Cléophile : il paroissoit même jaloux des heures qu’elle donnoit au repos, parce qu’elles le privoient de sa présence, & il empiétoit de tems en tems sur elles, en amenant des Musiciens sous les fénêtres de Belize, pour y chanter des chansons de sa composition, ou qu’il donnoit pour telles.

Elle étoit extrêmement jeune, ignoroit l’inconstance & les artifices des hommes, & comme la figure de son amant lui plaisoit, elle crut facilement tout ce qu’il lui dit, & elle répondit à ses protestations par un aveu sincére de sa tendresse : rien ne paroissoit manquer pour achever leur bonheur, que le consentement de son père, & quoiqu’elle n’eut pû encore l’obtenir, elle étoit trop respectueuse pour manquer à son devoir.

Le vieux négociant avoit de Cléophile une idée fort différente de celle que sa fille en avoit conçue ; il le regardoit comme un homme trop intéressé pour être véritablement amoureux ; comme il avoit beaucoup de pénétration, il découvrit aisément dans ce Cavalier un grand fond de suffisance, d’arrogance [240] & d’hypocrisie, qui étoient voilées sous un beau dehors d’honneur, de générosité, & de tendresse. Mais s’appercevant que la jeune Belize le préféroit à tous les autres Cavaliers qui lui faisoient la cour, il ne voulut pas combattre brusquement l’inclination da sa fille, & il se contenta de différer ce qu’il auroit souhaité ne voir jamais arriver. Il s’imaginoit qu’en réiterant ses délays touchant une réponse finale, il lasseroit la patience de l’amant, ou que sa fille découvriroit quelque chose dans son caractère qui lui en donneroit une idée moins favorable. Il consideroit sagement que la jeunesse est opiniâtre, & que si elle a résolue quelque chose, l’opposition ne sert qu’à la rendre plus obstinée & difficile à convaincre : il savoit que le caractère de Belize pouvoit être à d’autres égards, une exception à la règle générale ; mais il ignoroit si sa passion n’auroit pas plus d’empire sur elle qu’aucun autre motif. Il pensoit donc, qu’en paroissant n’approuver ni ne contredire son inclination, il lui donneroit l’occasion de découvrir elle-même ce qu’elle n’auroit jamais crû sur le témoignage d’aucune autre personne.

[241] Il ne doutoit point que cette occasion ne se présentât un jour, parce qu’il avoit une idée fort légère de Cléophile, & qu’il connoissoit assez le monde pour savoir qu’il est difficile à l’homme le plus fin de se déguiser long-tems, sans laisser échapper quelque chose qui le trahit ; & en effet cela arriva comme il l’avoit prévû, mais par un moyen auquel il n’avoit pas pensé.

Il avoit dans ce tems-là deux vaisseaux en mer richement chargés, dont il attendoit l’arrivée à chaque instant, lorsqu’il reçut la fâcheuse nouvelle que l’un avoit fait naufrage, & que l’autre avoit été pris par les Espagnols ; plusieurs autres aussi, où il avoit un intérêt considérable, eurent le même sort, ensorte que son crédit comme son courage avoit extrêmement baissé ; les lettres de change dessus de tous côtés, & il fut bientôt hors d’état de les acquitter, ce qui ne lui étoit jamais arrivé dans tout le cours de sa vie. Dans cette extrémité Belize le conjura d’accepter ses 2000 piéces, mais il le réfusa, en lui disant qu’il ne savoit pas si les effets qu’il avoit encore dans les pays étrangers périroient comme les premiers [242] & que dans ce cas la somme dont elle pouvoit disposer ne rétabliroit point ses affaires, & que la seule pensée qu’il avoit enveloppée dans sa ruine, afin d’obtenir un moment de répit pour lui-même, augmenteroit encore son infortune.

Cette réponse ne satisfit point la tendre & respectueuse Belize : elle continua à le presser avec la plus grande ardeur de ne pas rejetter ses offres, jusqu’à ce qu’enfin il l’assura que les assignations sur lui étoient si nombreuses & si considérables, qu’il ne pouvoit conserver son crédit à moins qu’il eût 4000 piéces, en attendant qu’il eût reçu des nouvelles de Hambourg, de Turquie, & d’autres endroits où il trafiquoit. Elle résolut alors de s’en ouvrir à Cleophile : elle savoit que ce Cavalier avoit une somme considérable dans la Banque, & elle doutoit pas qu’il ne saisit avec plaisir cette occasion de lui montrer son amour & l’attachement qu’il avoit pour sa famille.

Son père lui répondit froidement qu’elle pouvoit faire comme elle jugeroit à-propos, mais que si ce jeune homme vouloit lui rendre ce service, il tâcheroit de faire en sorte qu’il ne perdît rien avec lui. Il ne se flattoit pas [243] que sa fille eût aucun succès dans la négociation qu’elle entreprenoit, mais il etoit ravie de mettre à l’épreuve la passion de ce Cavalier, afin que Belise pût se convaincre si sa confiance étoit fondée.

Cette jeune Dame n’eut pas plutôt la permission de son père, qu’elle fit prier son amant de passer chez elle, où elle lui déclara en peu de mots le besoin que son père avoit d’une telle somme en argent comptant, ajoûtant, que comme elle n’en possédoit que la moitié, elle ne doutoit point qu’il ne se fît un plaisir d’y joindre ce qui manquoit.

Comme elle lui parloit sans inquiétude, & qu’elle étoit bien convaincüe qu’il feroit de bonne grace ce qu’elle lui demandoit, elle ne pensoit point à examiner sa contenance, & si elle l’avoit fait, il lui auroit été facile d’y découvrir un très grand changement. Ce transport avec lequel il avoit volé pour recevoir ses ordres, étoit disparu pour faire place à un air froid mêlé de surprise. Quand elle eut fini de parler, il lui répondit, qu’il apprenoit avec un véritable chagrin l’infortune de son père ; mais comme il étoit extrêmement [244] aimé de tous ceux avec qui il avoit eu des affaires, qu’il ne doutoit point qu’ils ne prissent patience jusqu’à ce qu’il eût reçu des nouvelles de ses correspondants, & qu’il lui conseilloit de faire plutôt l’essai de leur bon naturel, que de se reduire à la dure nécessité de chercher l’argent nécessaire pour les payer sur le champ.

Comment Cleophile, s’écria-t-elle, frappée d’étonnement de l’entendre parler de cette manière, appellez-vous une dure nécessité, de se servir pour quelques jours de ce que sa fille unique, & une personne qui a déclaré qu’elle ne souhaitoit rien avec tant d’ardeur que d’être son Gendre ont en leur pouvoir de lui prêter ! Assurement il est en droit de nous demander tout ce que nous pouvons faire pour lui.

Il l’est sans doute, Madame, repondit-il avec un air toujours plus reservé, & je serois charmé de trouver une occasion de lui rendre service ; mais j’ai un malheureux engagement de ne faire aucun prêt, quels avantages que j’y trouve ; mon père en mourant a éxigé que j’en fisse serment, je ne peux pas m’en dispenser avec justice, & je crois que vous ne l’exigerez pas.

[245] Non, Cleophile, repliqua-t-elle pouvant à peine retenir son chagrin & sa colere, vous ne vous parjurerez jamais à ma requête ; nous <sic> ne l’êtes déjà que trop dans les vœux perfides que vous m’avez fait d’un amour désinteressé & inviolable.

Il fit alors quelques foibles efforts pour la convaincre de la sincérité de sa passion ; mais elle s’apperçut aisément que c’étoient des discours d’usage, qu’aucun homme ne pouvoit se dispenser de tenir à une femme qu’il avoit assuré de son amour, & elle lui repliqua en conséquence.

Comme il vit que suivant toute apparence elle ne seroit jamais maitresse de ce bien qui avoit été le principal motif de son amour, ainsi qu’il l’a fait paroître, il ne se mit point en peine de ce que ses excuses n’étoient pas mieux reçûes ; & lorsqu’elle lui dit qu’elle ne pouvoit jamais rappeller sans confusion la confiance qu’elle avoit eûe pour lui, & l’estime qu’elle en avoit fait, il lui répondit, à la vérité, qu’il deviendroit l’homme du monde le plus miserable, dès qu’elle cesseroit de penser favorablement sur son compte ; mais ses yeux, [246] & son ton de voix s’accordoient si peu avec ses discours, qu’il sembloit plutôt parler avec ironie que sérieusement.

En un mot ils rompirent entièrement ; elle l’obligea à reprendre tous les présents qu’il lui avoit faits, avec les lettres qu’il lui avoit écrites, & le pria de lui renvoyer les siennes le plutôt possible. Enfin, pour soutenir jusqu’au bout le caractére d’un Cavalier galant, il affecta en la quittant un chagrin excessif ; mais comme il ne pouvoit plus la tromper, elle ne fit que l’en mépriser davantage, & à cause de lui, toutes les personnes de son sexe.

J’en appelle maintenant à tous ceux qui ont le moindre penchant à excuser le procedé de mon Héros Gallois, & je leur demande si le caractére de Leolin comparé à celui de Cleophile, n’en est pas plus aimable ? Il est vrai que Belize ne fut pas si malheureuse qu’Elmire, parce que la bassesse d’ame qu’elle découvrit dans son amant, la guérit sur le champ de son inclination ; au lieu que la grandeur d’ame de Leolin lui conserva le cœur de sa maitresse, & la porta à partager tous les maux de cet infor-[247]tuné Gentilhomme, jusqu’à se devouer même à sa mémoire lorsqu’il n’étoit plus. Mais revenons à notre sujet.

Lorsque le père de Belize regardoit ses affaires comme tout-à-fait désesperées, & qu’il ne voyoit aucune apparence de pouvoir le rétablir, le Ciel lui envoya du secours par une voye à laquelle il ne s’attendoit point ; un de ses frères, qui avoit vécû long-tems dans les Indes Orientales, & amassé une fortune considérable par son industrie & sa frugalité, vint à mourir sans enfans, & le laissa seul héritier de tout son bien. La nouvelle en vint précisément lorsqu’il alloit être declaré banqueroutier, & suivant l’usage du monde elle fit un grand changement dans son crédit. Il put alors disposer de toutes les sommes dont il avoit besoin ; personne ne se pressoit de retirer le montant de son assignation, mais tous, comme les amis de Timon, tâchoient de donner un tour favorable à la durété qu’ils lui avoient témoignée, en un mot, ils ne négligoient <sic> rien pour regagner son estime & son amitié, qu’ils avoient merité de perdre pour toujours.

Cleophile plus que tous maudissoit son [248] mauvais sort ; que n’auroit-il pas fait pour se rétablir dans les bonnes graces de Belize ! Belize maintenant un parti plus riche que jamais, étoit adorée plus vivement par ce cœur intéressé. Il écrivit, il engagea plusieurs personnes qui la voyoient à parler en sa faveur ; il feignit de tomber malade à son sujet ; fit courir le bruit que dès leur brouillerie il avoit attenté plusieurs fois à sa vie, mit en usage tous les stratagêmes, & tous les artifices dont il put s’aviser, mais sans aucun succès ; le mépris qu’elle ressentoit pour lui croissoit à proportion des efforts qu’il faisoit pour le surmonter, & surpassa bientôt de beaucoup l’inclination qu’elle avoit eue pour lui tandis qu’elle étoit prévenue en sa faveur. Elle rendoit grace au malheur qui lui avoit montré Cleophile sous ses véritables couleurs, & elle prit une ferme résolution de ne plus ajoûter foi aux protestations d’aucun homme, jusqu’à ce que son père eût fondé suffisamment le caractére du Cavalier pour pouvoir juger de sa sincérité.

Elle éprouva bientôt les heureuses suites d’une conduite aussi prudente ; peu de tems après, elle reçut les hom-[249]mages d’un jeune homme superieur à Cleophile en naissance, en fortune & en jugement, & qui sentoit pour elle toute l’affection dont cet indigne amant n’avoit eu que l’apparence. Son père l’approuva hautement pour son fils, & elle ne put refuser son cœur à un Cavalier si accompli, après que la personne dont elle vouloit suivre la décision, l’eut assurée qu’elle ne courroit aucun risque.

Il y a un peu plus d’une année qu’ils sont mariés, & dans cet intervalle elle est devenu mère d’un fils beau comme un Ange, qui est le seul rival qu’ils ayent dans leur tendresse reciproque. Le vieux négociant a reçu tous les effets qu’il attendoit ; ils vivent tous ensemble dans une parfaite harmonie, & l’inquiétude qu’ils ont ressentie dans le tems de leur infortune, ne sert qu’à les rendre plus contents de leur situation présente. ◀Exemplum

L’histoire de cette famille, jointe à plusieurs autres exemples de la même nature qui arrivent journellement, devroit, à mon avis, nous engager à supporter de bonne grace nos infortunes, puisque cette vie étant semblable à un [250] jeu, le hazard peut nous amener un revers favorable.

Exemplum► Ebene 3► Fremdportrait► J’ai lû quelque part touchant un ancien Philosophe, que s’il lui arrivoit quelque accident fâcheux, il ne manquoit pas d’inviter chez lui ses amis, de les regaler avec un air joyeux & tout l’extérieur d’un homme véritablement heureux ; & qu’au contraire, s’il lui arrivoit du bonheur, il se renfermoit dans sa chambre, jeûnoit, pleuroit, & donnoit toutes les marques de l’affliction la plus vive. Comme on lui eût demandé la raison d’une conduite si differente de l’usage constant & ordinaire, il repondit ainsi. Ceux qui s’étonnent de me voir gay dans l’adversité, & triste dans la prospérité, ne considerent pas ce que c’est que la fortune, ou ne connoissent pas l’inconstance de cette divinité. N’est-elle pas toujours flottante, toujours changeante, ne passe-t-elle pas d’une extrémité à l’autre ? Comment donc pourrois-je éviter, lorsqu’il m’arrive quelque bien, d’être dans la plus terrible appréhension qu’un mal proportionné ne suive immediatement ? Et quand j’ai essuyé quelque malheur, n’ai je pas raison de me rejouir, dans l’attente qu’un bonheur proportionné est sur le point de m’arriver ?

[251] L’humeur de ce Philosophe étoit assûrément fort extraordinaire, & on peut dire justement qu’il étoit extréme à cet égard ; cependant il avoit dans le tout quelque raison, suivant ce qui dit Mr. Dryden : Zitat/Motto► Que le bien & le mal paroissent tour à tour, sans être prévûs, à mesure que la fortune change la sçene. ◀Zitat/Motto ◀Fremdportrait ◀Ebene 3 ◀Exemplum

Mais sans recourir au caprice ou à une fiction, pour mettre en état de supporter les calamités que le Ciel nous inflige, nous devrions considerer qu’en les souffrant avec resignation, nous acquerons le droit d’espérer quelque changement en notre faveur. Un naturel qui perd facilement courage, est de tous le moins agréable à Dieu & aux hommes, en ce qu’il suppose une défiance du premier, & qu’il nous porte à manquer d’égard & de complaisance envers les autres.

Y a-t-il rien de plus grossier, si nous voulons y faire réflexion, que de venir troubler l’enjouement d’une compagnie, avec le recit de nos infortunes privées ? Elles sont uniquement nôtres, & nous n’avons pas plus de droit de les communiquer aux autres, que de les infecter de nos maladies.

[252] Il y a quelque chose de bas & de trop interessé à se plaire dans les plaintes. Un grand courage est presqu’autant honteux d’émouvoir la compassion que d’inspirer le mépris ; & un naturel vraiment généreux ne cherchera jamais à exciter cette affliction qui produit naturellement la pitié.

A la vérité, lorsque la proximité du sang, ou les liens plus étroits encore de l’amitié nous autorisent à attendre de la consolation dans quelque fâcheuse circonstance, il y auroit un fol orgueil de nous traire à ce sujet ; puisque nous nous rendrions suspects de manquer de cette confiance qui est le ciment d’une affection véritable, & qu’on pourroit même nous accuser de nous laisser trop abbattre par le mal ; car il vaut mieux se reposer sur tout, & même nous en imposer à nous-mêmes en ajoutant foi à des impossibilités, que de nous laisser subjuguer par l’affliction.

Les étrangers prétendent qu’il y a quelque chose dans notre climat, qui nous rend ce malheureux penchant plus naturel qu’à aucune autre nation ; & je crois facilement que des fréquentes variations dans le tems, comme une cert-[253]taine pésanteur de l’air dans quelques saisons de l’année, peuvent beaucoup y contribuer ; mais je crains qu’on n’en puisse assigner d’autres causes, qu’il est en notre pouvoir d’écarter : & si nous ne le faisons pas promptement, les réflexions qu’on fera sur nous dans les pays étrangers seront plus piquantes que nous ne le pensons.

Je suppose que notre climat est le même qu’il étoit autrefois ; notre hemisphére n’est pas plus couvert de vapeurs, & nos vents ne sont pas plus variables que dans les siécles passées. Cependant je défie qu’on y ait vû la moitié des tristes exemples d’abbatement & de desespoir que notre siécle à <sic> produit.

C’est pourquoi ne jettons pas sur des causes naturelles tout le blâme de ces malheureuses actions dont nous entendons parler chaque jour, & ne nous plaignons point d’un climat qui a produit & qui peut encore produire de plus beaux genies & des plus grands courages qu’aucune nation ait vû sortir de son sein. Ce n’est pas le mauvais aspect des astres, ni la malheureuse influence de la lune qui occasionne cet effet : mais c’est que nous avons dégeneré des vertus de nos [254] ancêtres. Le changement est en nous-mêmes ; & pendant que tous paroissent ardent à ruiner les autres ou à se ruiner eux-mêmes, il ne faut pas s’étonner que les horreurs d’une conscience agitée d’une part, & de l’autre le mépris & les misères inseparables de la pauvreté, en précipitent un si grand nombre parmi nous à des actions de désespoir.

La source fatale de toutes les calamités dont nous sommes affligés, c’est notre indulgence pour des passions pernicieuses, qui pourroient être facilement deracinées dans leurs principes ; mais si nous permettons qu’elles lévent la tête, & qu’elles se réunissent en un corps, il ne sera plus en notre pouvoir de les subjuguer. L’avarice, l’ambition, la luxure, & l’orgueil sont les vrais tyrans de l’ame ; ces passions agissent sans conseil, sont au-dessus de toute contrainte, & ayant une fois dethroné la raison, elles la font servir à leur vûes même les plus sordides.

Comment ceux qui ont soin de la jeunesse peuvent-ils se justifier à eux-mêmes leur négligence d’un point aussi important, que d’inculquer de bonne heure à leur pupilles de l’aversion pour [255] ces vices pernicieux ? C’est-un devoir qui regarde principalement les parents ; & lorsque d’autres obligations également indispensables ne leur permettent pas de s’en acquitter, que des maladies, & leur grand âge les en rendent incapables, ou que leur indolence leur en ôte la volonté, le moins qu’ils puissent faire c’est de choisir des personnes dûment qualifiées pour cette importante commission.

Il y a peu de personnes de qualité qui ne prennent soin de confier leurs enfans à des personnes capables de les former pour le monde ; mais quoiqu’il soit nécessaire de leur procurer le caractére d’une bonne éducation, on ne devroit pas le préferer à celui d’une bonne reputation. Ainsi ce n’est pas pour leur habileté dans les langues, leur dextérité dans leurs exercices, leur connoissance de la musique & du beau monde, qu’on devroit choisir des Gouverneurs, mais plutôt pour leur sobrieté, leur morale & leur bonne conduite. Leur exemple devroit être propre à fortifier leurs préceptes, & donner á leurs éléves de l’amour pour une vie reguliére, [256] en leur en montrant la beauté dans leur manière d’agir.

Il vaudroit presqu’autant, & peut-être seroit-il également bon, de laisser un jeune homme sous sa propre conduite, que de le confier à une personne qui pour gagner son amitié flattera ses vices ; puisque c’est le confirmer dans toutes les irrégularités & toutes les folies qui lui monteront à la tête. On n’en trouve que trop d’exemples parmi ceux qui font de très grandes dépenses pour leurs voyages, & qui n’apportent souvent avec eux que ce qu’il y a de pire parmi les nations qu’ils ont vûes.

Si l’on vouloit reflechir à l’ascendant que le seul titre de gouverneur a sur les jeunes gens, on examineroit avec plus de soin ceux à qui on le confére. Metatextualität► Je pense que l’histoire d’un jeune & riche Mercator, quoiqu’elle soit encore fraiche dans la mémoire d’un chacun, devroit servir d’avertissement non seulement aux parents, mais encore aux jeunes Gentilshommes qui vont voyager, de s’instruire à fond du caractére & des principes de la personne qui doit les accompagner dans cette qualité. ◀Metatextualität

[257] Exemplum► Il étoit le fils unique d’un riche marchand étranger, & comme il avoit perdu ses parents dans son enfance, il étoit resté sous la conduite de deux personnes, dont son père avoit parfaitement connu l’integrité. De son côté le jeune Mercator n’avoit aucune raison de se plaindre qu’ils abusassent de la confiance que son père leur avoit témoignée.

Ils le traitterent avec la même tendresse que s’il avoit été leur propre fils, le placerent dans les meilleures écoles, prirent garde que ses maitres fissent leur devoir ; & quand il eut reçu toute l’éducation qu’on pouvoit lui donner chez lui, on pensa à l’envoyer faire le tour de l’Europe pour se perfectionner.

Le seul souci qui leur restoit, c’étoit de trouver une personne qui eût toutes les qualités nécessaires à un Gouverneur ; & il est certain qu’ils prirent beaucoup de peine à ce sujet, jusqu’à ce qu’enfin on leur en recommanda un qui avoit tout l’extérieur d’un homme sage, avoit déjà voyagé en cette qualité, & connoissoit parfaitement la langue & les usages des pays que leur jeune éléve devoit parcourir.

[258] Ils furent ravis d’avoir trouvé un homme qui repondît à leur intention ; & le jeune Mercator le fut encore plus de se voir sous la conduite d’une personne, qui ne seroit point sévere pour ses plaisirs comme il en étoit bien convaincu. Ce jeune homme étoit d’une complexion amoureuse, & avoit contracté une liaison intime avec une femme dont il étoit passionné au plus haut degré, quoiqu’elle ne fût nullement jolie, & qu’elle eût totalement perdu sa reputation. Il s’étoit rencontré chez cette prostituée avec le même homme qu’on choisissoit pour son gouverneur, & quelques autres personnes de la même trempe ; & quand il le vit avec ses tuteurs, il se ressouvint fort bien, malgré son déguisement, que c’étoit le même avec qui il avoit passé plus d’une nuit dans la débauche.

Enfin ils furent bientôt parfaitement d’accord, & quand le tems de leur depart arriva, le complaisant Gouverneur n’eut garde d’empêcher son éléve de prendre avec lui cette fille de joye.

Paris fut le premier endroit où ils s’arrêterent ; notre jeune voyageur fut si épris des plaisirs qu’il y goûta, qu’il [259] ne pensoit point à les quitter, en quoi son Gouverneur jugea à-propos de s’accomoder à son humeur. Ils louerent donc un bel hôtel, vécûrent de la manière la plus voluptueuse, & Marianne, (car c’est ainsi que j’appellerai l’associée dans les plaisirs déreglés du malheureux Mercator) partageoit avec eux toutes les folies qu’ils inventoient continuellement pour passer leur tems ; pendant que les honnêtes tuteurs du jeune homme se flattoient qu’il en faisoit un usage bien différent.

Après avoir consumé environ une année de cette manière, Mercator tomba soudainement malade. Je n’entreprendrai pas de déterminer s’il s’attira cette maladie par ses excès, ou si son mal eut d’autres causes plus cachées, & je n’apprends pas que personne ait été plus positif à cet égard ; mais il est certain que son cerveau étoit extrêmement affecté, & qu’il tomboit souvent dans le délire.

Il faut supposer que ce fut dans l’un de ces accès, que son Gouverneur le persuada de faire venir un Prêtre & un Notaire public, le premier pour le marier avec Marianne, & le second pour [260] dresser son testament, dans lequel il donnoit à cette créature sous le nom & le titre de sa femme, la somme de 60000 piéces, & les 40000 qui restoient de tout son bien, à son cher ami & Gouverneur, comme une recompense des grands soins qu’il avoit pris de son corps & de son ame.

C’étoient les propres paroles du testament, qui fut signé, scellé & dressé suivant toutes les régles en présence de quantité de témoins ; ensuite le testateur, soit qu’il n’eût plus rien à faire dans ce monde, ou que ceux avec qui il vivoit n’en eussent plus besoin, expira bientôt après, comme on me l’a assûré, au milieu des plus terribles douleurs.

Marianne après un semblable changement dans sa situation, ne tarda pas à revenir en Angleterre, avec celui qui avoit part comme elle à la fortune de Mercator, & qu’elle épousa aussi-tôt que la bienséance qu’elle affectoit dans son nouvel état de grandeur le lui permit.

Les tuteurs & les autres amis du défunt firent toutes les recherches imaginables sur cette affaire ; mais il ne reçurent que des avis obscurs & des conjec-[261]tures qui ne suffisoient point pour commencer un procès. Il est aisé de s’imaginer, avec quel chagrin ils voyent maintenant cet indigne couple s’étaler dans un magnifique équipage & triompher de son crime. ◀Exemplum

On ne doit pas attendre que je m’étende en réflexions sur cette affaire, parce que, comme je l’ai dit, les particularités en sont encore dans l’obscurité. Je ne sçais point ce que le tems peut développer ; mais à présent chacun est en liberté d’en juger à sa fantaisie. Tout ce que je me propose ici, c’est de rappeller à ceux qui ont des jeunes gens à envoyer déhors, qu’ils ne peuvent jamais examiner trop attentivement les principes de ces personnes à qui ils en remettent la direction. ◀Ebene 2

Fin du Livre troisième. ◀Ebene 1

1Ruckholt est une maison dans la province d‘Essex, à environ six milles de Londres, où on se rend comme à Vauxall & Ranelaugh pour le plaisir de la musique & de la promenade.

2(*) Expression Françoise, que les Anglois ont adoptée. Nous dirions habiles gens.

3(*) Fameuse allée près de la bourse, où se faisoient les principales négociations de la Mer du Sud, & qui sert encore aujourd’hui à un usage semblable.

4(*) Cricket, jeu d’exercice très violent, & particulier aux Anglois.

5Bâtiment où on enferme les foux, qui fait face à la place de Moorfields.