Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "No. 55", en: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.2\025 (1760), pp. 289-300, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2526 [consultado el: ].


Nivel 1►

Feuille du Jeudi 24 Juillet 1760.

Nivel 2► Metatextualidad► Je passe maintenant à l’aventure que j’ai annoncée. On ne me pardonneroit pas de l’avoir fait attendre trop longtems. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Relato general► Le Chevalier de * * *, homme d’esprit, homme d’honneur, homme sage & intime ami de Madame de Mercœur, alla il y a quelques jours chez elle le matin, pour la voir. Comme il a depuis dix ans des habitudes chez elle, les domestiques sont accoutumés à le laisser entrer sans l’annoncer. Il passa dans le cabinet de Madame de Mercœur sans rencontrer personne ; il la trouva étendue dans un fauteuil, sans connoissance, sans sen-[290]timent. Son saisissement fut si grand, qu’au lieu de se hâter de la secourir, il courut appeller les domestiques. Malgré la force des eaux qu’on lui fit respirer, l’évanouissement fut fort long, & le Chevalier eut le tems de lire une lettre, qu’en rentrant il avoit apperçue aux pieds de Madame de Mercœur. Il jugea que cette lettre étoit cause de l’état où il voyoit son amie. Elle renfermoit en effet des choses capables de causer les plus grandes révolutions dans une ame sensible. Madame de Mercœur a un frere dont elle est idolâtre, & que le chagrin de mille injustices accable depuis long-tems : il avoit demandé depuis peu, par le conseil de sa sœur, une grace qui ne devoit pas lui être refusée. Ses démarches n’avoient point eu de succès, & le ressentiment de ce refus lui étoit si sensible, qu’il venoit de prendre la résolution de n’avoir plus besoin de personne, en se tuant : c’étoit ce qu’il [291] marquoit à sa sœur, & ses expressions étoient si vives, qu’il ne paroissoit aucun moyen de le calmer ; il y avoit même à craindre, de la façon dont il s’expliquoit, qu’il ne fût déja trop tard pour arrêter son bras.

Pendant la lecture de cette fatale lettre, Madame de Mercœur avoit repris l’usage de ses sens ; le Chevalier qui s’étoit un peu écarté, en rentrant se jetta sur une de ses mains : Diálogo► je suis instruit de tout, lui dit-il, je pleure avec vous, mais je veux vous rassûrer. Espérez en moi ; il m’aime, il m’écoute, & je puis vous sauver tous deux. Ah, dit Madame de Mercœur, il ne vous écoutera plus ; je connois ses passions. . . . C’est lorsqu’elles sont à leur dernier degré qu’on est plus près d’entendre la raison, reprit le Chevalier. La nature se trouve fatiguée par leurs mouvemens impétueux ; elle ne peut plus s’agiter, & reprend sa tranquillité : dans cet état [292] on est forcé de prêter l’oreille aux accens de l’amitié : tout dépend d’avoir un ami quand on est malheureux. ◀Diálogo

Madame de Mercœur vouloit répondre ; mais le Chevalier ne pouvoit plus l’entendre, il étoit déja parti. Il n’appartient pas à l’esprit de représenter l’état où il trouva ce malheureux : l’espérance l’abandonna en entrant dans sa chambre : cependant il se contraignit. Diálogo► Eh bien, qu’est-ce que c’est que cette folie, lui dit-il, que prétendez-vous faire, avez-vous perdu l’esprit ? Non mon ami, mon esprit est tranquille, mais mon ame est mortellement blessée ; je vois que vous êtes instruit de tout ! plaignez-moi, & dans l’horrible douleur qui me consume, estimez mon courage, & laissez-moi courir au repos par la voie la plus courte. . . . Je vous plains sans doute, lui dit le Chevalier ; vous connoissez mon cœur : si les Philosophes ont indigné votre ame par leur fausse [293] & cruelle stoïcité, j’ai mérité d’autres sentimens en les condamnant, & je les ai obtenus, en vous prouvant souvent que mon mépris pour eux n’étoit ni un orgueil affecté, ni une foiblesse déguisée. Mais ma sensibilité n’aura jamais les défauts de la pusillanimité, & c’est à quoi la Philosophie m’a toujours servi : je vois les malheurs de mes amis, je les sens comme eux, je m’en pénetre avec eux, & en même tems je combats leur désespoir & j’en éclaire l’erreur. Ils risqueroient de me trouver dur, s’ils exigeoient que je m’approchasse témérairement avec eux des bords du précipice qui va les engloutir : si je m’en approche du-moins, c’est pour en sonder la profondeur, & dans l’espoir de les épouvanter par ce coup-d’œil terrible. C’est ce que je viens faire aujourd’hui ; votre état m’accable, le chagrin de votre sœur m’est plus sensible que la mort ; mais tout cela fortifie [294] ma raison loin de diminuer mon courage ; je veux que vous conceviez que la fortune est indigne de nos regrets quand elle a méprisé nos vertus. . . . Eh, Monsieur, ce n’est pas la fortune qui m’a trahi, elle avoit tout préparé pour moi : les hommes se servent toujours de son nom pour faire des horreurs ; c’est là ce qu’il faut concevoir pour abhorrer ces monstres exécrables. . Si vous les envisagez comme tels, reprit le Chevalier, pourquoi vouloir être si sensible à leurs méchans procédés ? C’est le vice de leur constitution que vous leur reprochez, & leur constitution n’est pas leur ouvrage. Mais sans vouloir ici définir ce qu’ils sont, il est du moins certain que dans l’univers entier, il ne se fait que des injustices ; que les hommes soient organes ou moteurs, ce mal qu’ils font, ou qui se fait par eux, n’en est ni moins considérable, ni moins général, ni moins inévitable ; ainsi c’est leur faire [295] cent fois trop d’honneur que de se désespérer d’en être l’objet. Le ressentiment est quelquefois raison ; mais le désespoir est toujours folie : le premier tourne quelquefois au châtiment du crime ; le second n’est jamais que le comble de l’infortune. . . . Eh bien, Monsieur, je vois dans tout ce qui m’est arrivé la malversation, la mauvaise foi. . . . un misérable sans honneur. . . . oui, c’est à lui que je puis imputer mon malheur ; il me donnoit des paroles, tandis qu’il prenoit ailleurs des engagemens ; il m’a trahi, il m’a joué : c’est sur lui que je me vengerai ; je l’irai trouver, & ma juste fureur. . . . Vous n’y irez point, mon ami, vous songerez que vous n’avez point de preuves, que ces sortes de trahisons, quoiqu’atroces, ne sont point punies par les loix, & que ce ressentiment si juste, ne seroit qu’un désespoir punissable lui-même. . . . Mais, Monsieur, j’ai tout perdu par [296] des événemens successivement affreux, je n’avois plus que cette seule ressource, j’espérois tout de la validité de mes droits, j’espérois au moins la récompense de mes travaux & de mes vertus : on ne m’accorde rien, on m’expose à rougir : que voulez-vous que je devienne, que serai-je dans le monde ? . . . Vous y vivrez sans ambition, & vous en serez plus heureux ; vous ne manquerez jamais du nécessaire, puisque vous avez des amis, une sœur, & de l’esprit. Vous ne serez pas assez inconséquent pour rougir d’une médiocrité qui est le choix du sage, & du véritable honnête homme ; vous aurez les regrets des honnêtes gens, dont vous aviez les vœux ; vous serez dispensé de rougir devant eux, car ils maudiront pour vous la fortune & ses complices : vous en serez mieux connu, & plus vertueux peut-être ; enfin vous aurez des jours plus longs, & des plaisirs moins courts, [297] des amis plus vrais, & des sens plus tranquilles : cet avantage renferme tout ; mais il peut encore se détailler : il n’y a pas un seul bien, dont il ne naisse des biens infinis : c’est un calcul que fait tous les jours le sage, & que n’ont jamais pû faire les heureux qu’on envie : il a fondé mon bonheur. J’étois fait comme vous pour obtenir des recompenses : si la vanité ne m’abuse pas, je méritois qu’elles vinssent me chercher ; elles m’ont été refusées, & j’ai fini par les mépriser : vous voyez ma Philosophie ! elle est le fruit de cette même injustice qui vous fait murmurer. Si les hommes avoient eu plus de vertu, j’étois peut-être menacé de n’en avoir pas moi-même ; j’aurois été riche, & la richesse trop souvent n’est qu’un don conditionnel de la fortune, qui exige le sacrifice de ce que nous avons de meilleur ; il y a bien peu de gens riches à qui il n’en ait coûté du-moins de continuels combats pour se [298] soustraire à cette loi fatale de rétribution. Je n’ai point eu ces assauts à soutenir, & je suis sûr d’y avoir gagné ; je me regarde comme un homme dans le port, tranquille spectateur des orages affreux qui menacent & le vaisseau & l’équipage ; & je goûte dans ma tranquillité une joie toujours égale & toujours supérieure au transport même qu’éprouve le matelot tremblant, après avoir vaincu l’orage. . . . Voilà mon bonheur ; il est peint sans art, & il est aisé d’y reconnoître ce sentiment de bonne foi qui manque à la peinture des joies fausses & périssables. Les honnêtes gens avoient fait pour moi ces mêmes vœux qu’ils vous ont prodigués ; j’en conserve le souvenir, & chaque jour il me donneroit de l’orgueil, si tout ce qui flatte ne tournoit en sentiment quand on est devenu véritablement heureux. J’apprens que je suis supérieur à la fortune en pensant qu’ils m’en ont cru digne, & en sentant que [299] leurs regrets flatteurs n’ont point amoli mon ame. Vous serez comme moi, vous penserez comme moi, si vous triomphez de ce premier moment ; & en vérité, mon ami, je regarde cet entretien comme une puissante raison de l’espérer pour vous. Il y a des vérités & des conseils qui ont force de loi pour un esprit qui sçait penser, & pour un cœur qui sçait sentir : je vous connois l’un & l’autre, & je n’insiste pas, pour vous laisser l’honneur de votre propre victoire. ◀Diálogo

La confiance du Chevalier étoit fondée. Dès ce premier moment il put s’appercevoir qu’il n’y avoit plus de catastrophe à craindre : cependant il ne voulut pas se contenter d’en avoir l’espérance ; il emmena son ami à la campagne pour ne le pas quitter, & au bout d’un mois, il eut le bonheur de le voir presque aussi Philosophe que lui-même. Le Chevalier est un homme de qualité très-répandu dans le monde [300] dont on parle tous les jours, & que je nommerai à quiconque aura besoin dans ses douleurs, des secours d’une raison aimable & supérieure. Il méritoit d’être heureux & élevé, comme il le dit lui-même ; il s’est vu plongé & abandonné dans la foule des hommes méconnus. Son insensibilité pour les outrages de la fortune lui a appris combien cette aveugle Déesse mérite de mépris, & il est à présent en état de consoler tous les malheureux, & de fortifier tous les foibles. ◀Relato general ◀Nivel 3

Retrato ajeno► Portrait d’une femme aimable & respectable.

Metatextualidad► J’ai présenté à mes Lecteurs, avec une fidélité scrupuleuse, le Portrait d’une femme amoureuse de ses charmes. Jocaste, malgré le déguisement de son nom, aura peut être été reconnue ; & les malins, ces esprits qui sourient à la médisance, auront été charmés de ma fidelité. Il est juste qu’après ◀Metatextualidad ◀Retrato ajeno ◀Nivel 2 ◀Nivel 1