Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "No. 17", dans: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\017 (1760), pp. 193-204, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2491 [consulté le: ].


Niveau 1►

Feuille du Samedi 26 Avril 1760.

Niveau 2► Hétéroportrait► Un Prédicateur éloquent est l’homme à qui Dieu a commis directement le soin de toucher nos ames : s’il lui a donné un air vénérable, une voix touchante, cette voix qu’avoit Mentor lorsque Fenelon dit que la persuasion couloit de ses levres, il y a peu de personnes qui, en l’écoutant de bonne foi, ne ressentent cette chaleur ineffable qui doit développer le germe des vertus. . . . Quel moment pour un homme bien pénétré de ce qu’il dit ! Quel embrasement ne doit-il pas éprouver, en voyant l’attention exprimer le sentiment qu’il fait naître ! Quelle gloire pour lui ! je ne dis pas cette [194] gloire formée des illusions de l’amour propre, qui fait le bonheur de quiconque n’en connoît point d’autre, qui n’est jamais qu’un dédommagement des peines qu’elle coûte sans cesse à l’esprit, & des remords quelle <sic> donne à la conscience, qui enfin ne flatte tant, n’enyvre tant, ne jette tant d’éclat, que parce que rien ne parle au cœur. Je parle de cette gloire qui n’est, pour ainsi dire, qu’une fermentation du sentiment ; qui annoblit l’amour propre autorisé à s’y livrer par une voix secrette & divine ; qui ajoute sans cesse au zele dont elle est la récompense ; qui est aussi utile à la Religion, que la ferveur même dont elle est l’ouvrage, puisqu’elle augmente encore cete <sic> ferveur ; de cette gloire qui n’est faite que pour les hommes, qui ont aimé les hommes & qui est tout-à-la-fois le triomphe de l’humanité généreuse, & le tribut de l’humanité reconnoissante.

Un Prédicateur attire une foule [195] nombreuse ; sa voix nous pénétre, & nous appelle sans cesse après nous avoir pénétrés : il descend trop tôt de la Chaire immortelle ; il y monte trop tard ; nos cœurs l’attendent, & comptent les momens qui s’écoulent à l’attendre : il paroît, sa victoire est écrite dans nos yeux ; il parle, sa voix se confond avec le cri de notre conscience ; il a parlé, notre cœur nous est connu, nos crimes sont nos bourreaux, nous subissons la mort que nous avons méritée ; mais c’est une mort douce ; l’espérance l’accompagne, & la félicité va la suivre. ◀Hétéroportrait

Metatextualité► Voilà le caractere d’un vrai Prédicateur, & le nôtre, en l’écoutant : voilà le service qu’il rend à la société. ◀Metatextualité mais <sic> j’ai supposé du sentiment en nous, comme en lui : s’il manque de l’un ou de l’autre côté, le miracle devient impossible, & le tableau est infidele. Or il manque généralement des deux côtés : on prêche souvent pour briller ; [196] c’est l’esprit qui parle ; il ne s’en cache pas, son indiscrétion éclate. Un mercenaire amour propre a nourri dès long-tems cet esprit ; on s’en promet ou de la gloire, ou des avantages plus méprisables. . . . Il est des Orateurs qui méritent d’être exceptés : j’en pourrois nommer ; mais cette exception offre peu d’objets à épargner, & les Elisées1 sont rares. . . . A l’égard des Auditeurs, on sçait trop que lorsqu’un Prédicateur est en vogue, ce n’est pas le penchant au repentir qui les porte à voler sur ses pas : la mode hélas ! la fatuité, la curiosité volage, l’engouement imbécile peuplent les Eglises, aussi-bien que les Salles de spectacle. Si la foule a été constante, les conversions doivent être nombreuses : la vanité y attache de l’importance : le Prédicateur fait du bruit : on en peut faire soi-même en profitant de ce moment d’enthousiasme : des [197] êtres ignorés, des êtres oubliés, vont sortir du rang des atômes, & devenir des astres brillans. . . . Cette ambition téméraire, cet orgueil impie, indigneroient dans le Monde comme il doit être ; mais dans le Monde comme il est, on ne s’indigne plus ; la saine sévérité y est aussi rare que la vertu.

Metatextualité► Je n’ai pas dessein de faire une dissertation contre les hypocrites : leur crime est connu, & leur cause est jugée. Mais je raisonnerois volontiers sur ces conversions apocriphes qu’une ferveur fastueuse rend suspecte aux esprits froids ou sensés : La lettre qui suit m’en épargnera la peine, si on la lit attentivement. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

J’étois Comédien ; je viens de me convertir : Dieu a dirigé vers moi ces rayons de lumiere qu’il semble destiner aux grands criminels. Quels objets ont frappé ma vûe ! Ah ! Monsieur, je demeure éperdu en considérant ce [198] charme fatal que cache un vers touchant, ces artifices inouis qu’invente chaque jour une Actrice libertine ou ambitieuse, ces tourbillons de feu qui consument l’ame d’un jeune spectateur, ces passions enfin que nous faisons naître par notre art. Je me considere sur les tréteaux scandaleux, dictant les loix de la volupté, dogmatisant l’adultere & le parjure, enseignant l’art de s’égarer, de séduire, de mentir : je me vois entouré de jeunes victimes idolâtres du poison que je leur prépare ; de vieillards ennuyés de leur raison, & souhaitant de la perdre ; de femmes ennemies de leur mari, désespérées de leurs engagemens, honteuses de leur fidélité, entraînées par leurs penchans, me demandant par leurs regards lascifs, l’oubli du devoir, le mépris de la décence, la mort de leur ame, & prévenant par leurs idées les vers dangereux qui vont les corrompre & remplir leurs vœux. Je m’examine dans cet état, & [199] j’ai horreur de moi-même ; je sens que je ne sçaurois trop réparer de tels crimes, & je vous demande votre secours pour y parvenir plus sûrement. Daignez, Monsieur, rendre mon abjuration publique ; elle ne peut jamais l’être trop : oui, il faut apprendre à l’univers que j’abhorre jusqu’au souvenir d’un criminel talent. Une conversion éclatante fera du bruit ; je le prévois, & je m’en félicite ; j’ai le plaisir de penser qu’elle sera imitée, & cette pensée me fait trésaillir de joye, tant je suis véritablement touché. Ce sentiment est si vif, que je ne considére ma conversion que du côté de l’utilité : je pourrois être sensible à l’honneur qu’elle va me faire dans l’esprit de certaines gens ; mais je suis dans l’accès de la ferveur, & je foule aux pieds la vanité des louanges. . . . Tout le Monde pourtant ne me croira pas aussi désintéressé que je le suis ; on me supposera des motifs secrets, des espérances mondaines, & [200] la bonne foi exige que je convienne de la justice apparente de cette prévention : mon action a quelque chose de sublime qui doit étonner les esprits bornés, & confondre les esprits corrompus ; & il appartient aux uns & aux autres de douter de la vérité d’un phénomene, qui n’a d’autre garant que ma parole. Trop souvent, helas ! les impostures de l’orgueil ressemblent aux actions de la vertu ; les hommes sçavent cela ; ils y ont été attrappés cent fois, & ne voulent <sic> plus l’être ; & je prévois que leur expérience s’armera impitoyablement contre moi ; d’autant plus que mes foibles talens m’ayant rendu très-célébre, leur vanité ne peut que me regarder comme une victime digne de leurs coups ; je m’y attens, & j’en suis déja consolé : je bénis même d’avance la main de mes rigoureux censeurs : un homme qui s’accuse de ses fautes, qui en sent l’énormité, qui veut que toute la terre en parle, trouve [201] du plaisir à être humilié par les hommes, en même-tems qu’il s’humilie devant Dieu. . . . Ces grands sentimens vous étonneront, Monsieur, mais il ne faut pas même qu’ils vous édifient ; j’ai des crimes à réparer ; je suis un misérable pécheur, un homme jetté sur la terre pour pervertir, helas ! les ames innocentes & déranger l’ordre sacré de la providence. L’humiliation me convient, & ma résignation n’est qu’un devoir : puisse-t-elle un jour me suffire aux yeux du Dieu des vengeances : j’ai bravé sa voix qui parloit sans cesse à mon cœur ; j’ai méprisé le flambeau qu’il portoit dans mon ame, ce flambeau dont chaque rayon est une grace toute entiere, devant qui toutes les chimeres s’évanouissent, toutes les erreurs disparoissent, tous les systêmes s’anéantissent : j’ai fait plus ; je me suis repenti & n’ai pas cessé d’entasser les crimes : j’ai été barbare envers moi, je me suis élevé contre ma [202] conscience, ses reproches m’agitoient, m’humilioient sans cesse, & je n’ai pas voulu m’y rendre ; j’ai cherché à me faire des autorités plus fortes que les remords, & quoique je comprisse très-bien que je ne parviendrois pas à tromper mon esprit timide & troublé, je m’abandonnois aux séductions de mon cœur, parce que je ne pouvois me résoudre à préférer ma propre estime, au plaisir, & aux applaudissemens.

Il est tems que je vous apprenne, Monsieur, par quel prodige je suis parvenu à cette grande victoire sur moi-même. Toutes les conversions paroissent extraordinaires, & l’esprit humain toujours charmé de pouvoir douter, toujours ingrat envers le Dieu des miséricordes, est obligé souvent de les respecter sans les pouvoir comprendre. Mais la mienne est simple, & Dieu dont elle est l’ouvrage visible, n’y a employé que des moyens simples. Ce fut pendant le Carême que [203] je sentis la bonté ineffable du très-Haut se répandre visiblement sur moi. J’étois depuis quelque tems dans une continuelle agitation : mon esprit flotant entre les vers prophanes, & les Cantiques saints, se perdoit dans un abîme de regrets ; je me sentois mal avec moi, lâche envers Dieu, dupe du Monde, & je souhaitois de pouvoir trouver quelque prétexte honnête pour briser les planches criminelles. Dans cet état j’entrai, un jour, dans le Temple Saint ; j’y trouvai les fideles assemblés ; ils l’étoient pour entendre un Sermon sur la Mort. Le Prédicateur parut, & sa voix touchante retentit bien-tôt dans le fond de mon cœur. Quel moment plus propre à se convertir, quand on a une ame capable de repentir, & d’effroi ? Cette éloquente exhortation, ces vérités touchantes, ce tableau terrible que fournit la contemplation d’un dernier moment, d’un [204] moment qui va confondre notre orgueil & notre être, nos plaisirs & nos mérites, pour ne laisser subsister que nos crimes ou nos vertus ; tout cela m’agita, me troubla, m’anéantit ; je ne pouvois plus marcher en sortant de l’Eglise, je tremblois comme la feuille agitée ; je ne sçavois que devenir ; je courus enfin aux pieds de mon Curé, pour y abjurer à jamais, les vers, la vanité, & tout <sic> les théâtres du Monde.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Metatextualité► Je répondrai incessamment à cette Lettre. ◀Metatextualité ◀Niveau 2

Avis nécessaire.

Beaucoup de personnes partant pour l’Armée, ou pour la Campagne, ont paru embarrassées à se procurer la suite de ces Feuilles : on leur offre de recevoir leur souscription, pour six mois ou pour une année, & de les faire servir par la poste. ◀Niveau 1

1Nom du Prédicateur qu’on a le plus suivi ce Carême.