Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XCII. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\041 (1745), S. 264-269, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2238 [aufgerufen am: ].


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XCII. Bagatelle

Du Jeudi 23 Mars 1719.

Ebene 2► Exemplum► Il y a eu autrefois dans nos Provinces un Homme, qui ne manquoit pas d’aller voir-toutes les années dans un des Magazins de notre Compagnie Orientale, l’étalage des richesses qui nous viennent des Indes. Ce spectacle le combloit de joie & de satisfaction, parce qu’il se croyoit légitime possesseur de ces trésors immenses, & qu’il s’etoit mis dans l’esprit, que c’étoit pour ses intérêts que nos Flottes entreprenoient des voyages si dangereux. Je ne doute pas que cet Homme n’eût le cerveau troublé ; mais je suis persuadé pourtant, qu’il y a mille occasions où l’on peut penser comme lui par un esprit de Philosophie. ◀Exemplum

La Propriété nous procure deux sortes de Bonheur ; l’un réel, l’autre chimérique.

Il y a un grand nombre de choses, dont la possession contribue réellement à nous rendre heureux, quand c’est une possession de jouissance, s’il m’est permis de parler ainsi, & quand nous en recueillons des plaisirs véritables, des commodités réelles. Mais il y a une autre sorte de Biens, dont la propriété nous charme surtout, parce qu’elle nous donne le moyen d’en communiquer [265] la jouissance aux autres. Si l’on ne se rendoit maître de ces Biens que par un principe de bonté & de charité pour notre Prochain, il est certain qu’on seroit en droit de se croire plus heureux par leur possession, puisqu’il n’y point de satisfaction plus digne d’un Etre raisonnable, que celle de travailler à la satisfaction des autres. Mais il y a fort peu de personnes à qui la Proprieté plaîse par des motifs si sages, & qui sachent en tirer un bonheur si solide. Nous ne sommes extasiés de nous voir possesseurs de certains Biens propres à la seule ostentation, que parce nous nous imaginons que leur étalage établira dans l’esprit des Hommes l’idée de notre bonheur : nous nous croyons heureux, parce que nous supposons les spectateurs de notre faste inutile, assez amateurs de la chimére, pour se croire petits aux pris de nous ; & nous sommes assez imbécilles, pour fonder notre grandeur sur cette fausse idée qu’ils ont de leur propre petitesse.

C’est à cet effet d’une imagination bizarre, qu’on doit la magnificence des Palais, l’étendue & l’ornement des Jardins ; en un mot, tout ce que les Mortels appellent magnificence, & que les Dieux appellent étalage d’Orgueil, comme auroit dit Homére dans une pareille occasion. Un homme qui s’est acquis de grands trésors, songe à éblouïr les yeux de ses compatriotes, par la grandeur & par la richesse d’un Hôtel superbe, dont il n’occupera peut-être que le moindre appartement.

[266] A chaque piéce de marbre qu’il a fait poser, à chaque dorure qu’il a fait étendre sur ses lambris, il croit avoir travaillé à se rendre heureux, parce qu’il a ajouté quelque chose à l’étendue & à l’embelissement de l’idée de son bonheur dans l’imagination des autres. Effectivement, les Esprits vulgaires qui viennent admirer cet Edifice fastueux, confondent tout ce qui leur frappe la vue, avec celui qui en est le propriétaire ; la Propriété du Maître les suit de chambre en chambre ; ils ne sauroient porter leurs regards sur un degré magnifique, sur une cheminée qui réunit la richesse & la commodité, sans penser au bonheur & à la gloire de celui qui les a fait construire & sans faire de mortifiantes réflexions sur eux-mêmes.

Un Esprit Philosophe en agit tout autrement ; il se laisse conduire à ses sens ; il ne trouble pas le plaisir qu’ils lui procurent par de fausses idées ; il goûte cette satisfaction d’une maniére pure & sans mêlange. La dorure lui réjouit la vue ; un Tableau, où la Nature est imitée & embellie par l’effort d’un Génie supérieur, occupe agréablement son attention ; l’admiration que cette vue excite en lui, n’est mêlée d’aucun chagrin, d’aucune jalousie ; pendant tout le tems que ses sens ont divertis par ces objets agréables & pompeux, il en est le véritable propriétaire, sans qu’il lui en ait couté ni inquiétude, ni dépense. Tout ce qui est capable de lui donner quelque plaisir lui appartient, & avec des biens modi-[267]ques il est le plus riche de tous les hommes. Quand le Financier Lycidas l’admet par vanité à sa table, c’est pour lui que ce moderne Trimalcion a le plus excellent Cuisinier de toute la République ; c’est pour lui que les Pourvoyeurs, que ce Vieillard envoie en Bourgogne & en Champagne, osent renchérir sur ceux des Souverains. Il peut hardiment se croire le maître de tout ce dont les richesses d’autrui lui procurent la jouissance. Heureux celui qui peut mettre son ame dans une assiette si Philosophique, & qui fait se faire un art de tirer de toute la Nature, de quoi se rendre véritablement heureux !

Ce doit être un plaisir bien vif à un homme assez raisonnable pour avoir de pareils sentimens, que de se trouver dans une Place magnifique d’une de nos plus riantes Villes lorsque les équipages les plus superbes semblent s’y être donné rendez-vous. Il y jouit continuellement de la propriété, variée de mille objets brillans & agréables, dont leurs prétendus Maîtres ne jouissent pas d’une maniére si absolue & si satisfaisante.

Il y verra avec plaisir la généreuse fierté de deux chevaux, qui font trembler la terre sous leurs bonds ; ils traînent autour d’une balustrade un jeune Guerrier, qui, couché négligemment dans sa caléche dorée, expose aux yeux du Public une parfaite image de la mollesse, telle que Despreaux l’a décrite dans son Lutrin. Les laquais, qui accablent le derriére du carosse, sont [268] presque aussi richement vêtus que leur Seigneur ; ils sont les linges de la fadeur & de l’orgueil du jeune Colonel. Est-ce lui dans le fond qui est le propriétaire de cet équipage, dans le tems qu’il se félicite des regards curieux de tout le monde, dont tout cet étalage est le centre ? Je veux croire que dix Artisans, & autant de Gens de boutique, n’ont pas la moindre hipothéque sur ce petit char de triomphe ; & que les galons d’or qui brillent sur l’écarlate de ses valets de pié ; sont exactement payés. N’importe, je crois le Philosophe plus réellement, que le jeune Guerrier, maître de cette pompeuse caléche, & du faste qui l’environne.

Il l’admire sans avoir la moindre envie d’y occuper une place ; il seroit au desespoir de laisser engourdir ses membres, faute d’un exercice salutaire ; il aime mieux le contempler en liberté, & laisser entrer dans son imagination les idées riantes que lui présentent ces objets éclatans. Il est encore possesseur passager, mais véritable, de cet autre carosse à deux fonds, occupé par quatre Dames magnifiquement vêtues. Elles regarde <sic> du haut de leur élevation les petites Bourgeoises, d’entre lesquelles le Vice les a tirées ; & par la réputation brillante d’avoir travaillé chacune pour sa part, à la ruïne d’une demi-douzaine de Galans, elles se sont acquis du crédit auprès de quelques nouveaux Adorateurs. Notre Philosophe posséde pour un moment tout ce qu’il souhaite posséder d’elles ; leurs ajustemens, [269] leurs bijoux, leur beauté, dont elles ne sont pas tout à-fait elles mêmes les propriétaires par la grace de la Nature. On dit du moins que le rouge qui anime leurs joues, n’est qu’une foible imitation de la Pudeur, dont elles n’ont jamais eu la réalité.

Cette Propriété commence à lui déplaire, il la quite <sic> sans chagrin, & dans l’instant même il se saisit de la possession d’une jeune Personne de seize ans, qui se trouve dans un carosse pour la prémiére fois de sa vie. Elle ne se reconnoit pas encore dans cet état flateur, ses regards sont timides, elle paroit honteuse de sa gloire ; aussi n’y a-t-il qu’un mois que l’avarice de sa Mére l’a livrée à la volupté d’un vieux Israélite. Le Bon-Homme s’en croit le maître absolu, quoiqu’il ne s’en soit jamais mis en possession que par ses regards, & par les magnifiques habits dans lesquels il l’a comme emprisonnée.

Le croiroit-on ? Notre Spectateur Philosophe est encore le véritable possesseur de cette Beauté altiére, qui ne croit dignes de ses regards que les Héros & les Demi Dieux. Il la posséde en dépit d’elle, il la suit même pendant un quart d’heure pour faire durer sa propriété, & pour se divertir à son aise du ridicule dédain qui éclate dans tout son air, & qui lui enlaidit le visage. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1