Citation: Justus Van Effen (Ed.): "LXXXII. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\031 (1745), pp. 202-208, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2228 [last accessed: ].


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LXXXII. Bagatelle

Du Jeudi 16. Février 1719

Metatextuality► Lettre d’un Auteur au Public éclairé, laquelle servirá de Preface à un Ouvrage qui doit bientôt voir le jour. ◀Metatextuality

Level 2► Level 3► Letter/Letter to the editor► « Fatigué de mille plaintes qu’on fait tous les jours, des mauvaises Productions dont j’ai eu malheur d’inonder le Public, j’ai pris enfin le parti de composer l’Ouvrage que je vous donne à présent, pour vous faire sentir que les talens nécessaires pour être bon Auteur ne me manquent point ; & que si jusqu’ici je n’ai rien fait qui vaille, j’ai eu [203] de fortes raisons pour cela. Ces raisons sont effectivement si fortes & si pressantes, que si le Public éclairé veut bien entendre ma justification d’un esprit rassis & d’une ame équitable, je ne doute point qu’il ne m’absolve à pur & à plein.

Metatextuality► Que diroit-on, je vous prie, de la conduite d’un homme tel que je vai vous le caractériser ? ◀Metatextuality

Heteroportrait► C’est un Peintre. Il posséde à fond l’exactitude & la hardiesse du Dessein, son coloris est vif & naturel ; il a l’art de disposer ses sujets, & d’en varier merveilleusement les attitudes. Par malheur, cet Habile Homme se trouve dans un Pays où tout le monde veut avoir ses murailles tapissées de Tableaux, sans avoir du goût pour les Piéces exquises, & par conséquent sans avoir envie de les bien payer. Cet Habile Homme est gueux comme un Peintre. Que fera-t-il ? Poussé d’une noble ambition, travaillera-t-il pour la Postérité ? En mourant de faim actuellement & de fait, nourrira-t-il son imagination de l’idée flateuse du prix considérable qu’on donnera de ses Ouvrages après sa mort ? S’il agissoit ainsi, ne diriez-vous pas que c’est un habile Peintre, mais un sot homme ? Ne lui conseilleriez-vous pas de préférer du pain, du vin & des habits à quelque réputation ? Ne le porteriez-vous pas vous-même à meubler tout [204] un Pays de Tableaux à la douzaine, & de vivre à son aise de la rapidité de son Pinceau, & de l’ignorance de ses Chalands ? ◀Heteroportrait

A la grande habilité près, le cas de ce Peintre est précisément le mien. A peine ma mauvaise destinée m’eut elle engagé dans la misérable Classe des Auteurs, qu’une folle vanité me porta à vouloir me distinguer parmi mes Confréres. J’entrepris un Livre pour quatre florins la feuille, & je crus qu’en le faisant bon, j’aurois le bonheur de me rendre nécessaire aux Libraires, nos Seigneurs & Maîtres. Je ne doutois pas qu’ils ne me fissent gagner tout ce que je voudrois, quand ma réputation seroit une fois établie. Je tournois, je retournoit <sic> mes périodes ; je ne me faisois grace sur aucune expression qui ne fût marquée du sçeau de l’Académie ; quelquefois je consultois dix Auteurs pour être bien instruit d’un fait ; enfin, après avoir travaillé comme un Forçat pendant huit jours, je fus porter ma Feuille aux piés de mon Juge, duquel je croyois recevoir peu d’argent en effet, mais beaucoup de louanges. Mais quelle fut ma surprife, quand je le vis parcourir mes pages d’un œil sévére, faire de tems en tems quelque grimace méprisante, & condamner lès endroits qui m’avoient charmé en les composant ! Ce n’est pas tout : je m’apperçus que ma lenteur lui donnoit fort mauvaise opinion de ma capacité & j’é-[205]tois disgracié à coup sûr, si je ne m’étois pas avisé de lui dire, que cette Feuille n’etoit que l’ouvrage de deux jours, & que j’avois employé le reste de la semaine à préparer mes matériaux. Sachant alors ce dont il s’agissoit, je me mis à écrire à bride abattue ; mes Ecrits tomboient comme pluye dans la boutique du Libraire, en moins de rien mon Livre fut achevé ; & comme le titre en étoit d’un goût favoureux, & qu’il voyoit le jour dans de fort heureuses circonstances, il fut enlevé en moins de rien. Me voilà le Favori de mon Maître ; & si j’avois eu autant de mains, que le Géant Briarée en arma jadis contre Jupiter, j’aurois pu les employer utilement à la composition de Livres nouveaux.

Depuis ce tems là je ne me suis point regardé sur le pié d’Auteur, mais comme un Clerc, qui dans l’Etude d’un Procureur achéve tant de rolles par jour, & gagne tant.

Il ne s’agit donc pas de critiquer ce que je fais. Hélas ! qui en sait mieux le foible que moi ! C’est à ceux qui m’employent à répondre de mes fautes. Je ne sai s’ils auront beaucoup de peine à les avouër. Ils disent tous que mes Livres sont bons, & personne n’ignore ce que cela signifie dans leur stile.

Graces à leurs sages conseils, & à mon application, je me trouve à l’heure qu’il est, [206] si bien dressé à la composition d’un mauvais Livre, de quelque nature qu’il puisse être, que lorsque j’ai un Titre, je compte l’ouvrage à moitié fait. J’ai, pour ainsi dire, des recettes pour toutes les différentes espéces de Productions propres à être rapidement débitées ; je sai au juste la doze des ingrédiens qui doivent entrer dans une Histoire, dans un Roman, dans un Recueil de petites Historiettes, &c. Si aujourd’hui on recevoit la nouvelle de la mort du Grand Mogol, je suis en état de vous en promettre l’Histoire in folio dans deux mois de tems. Mais où trouverez-vous des Mémoires, direz-vous ? J’en ai bien affaire vraiment. Il suffiroit de huit ou dix jours, pour consulter ce que les Voyageurs nous ont débité de ce Prince, de son Caractère, de ses Actions, des Grands de sa Cour, de son Fils, & de ses Femmes. Avec ce seul secours, j’exciterois, dans les Indes des Guerres merveilleuses, j’armerois des millions de Combattans, je donnerois des Batailles qui feroient trembler les bords du Gange, qui forceroient ce Fleuve à rouler des flots de sang vers la mer ; & qui couteroient la vie à mille Eléphans, & à trois ou quatre cens mille Hommes. Si j’ajoutois à des Descriptions si magnifiques les intrigues du Serrail, les ruses des Sultanes & des Eunuques favoris, pour se supplanter mutuellement dans l’esprit du Maître, croyez-[207]vous de bonne foi que ce Livre seroit un Garde-boutique ? Il seroit indubitablement dévoré du Public curieux, & l’on en seroit à la cinquiéme Edition, avant qu’un Auteur affamé de gloire, ou ignorant dans l’art de travailler pour du pain, eût disposé ses matériaux.

Si l’on me dit, comme à Moron, personnage d’une Comédie de Moliere, »

Citation/Motto► Ce trait, Moron, n’est pas généreux, ◀Citation/Motto

Je répondrai comme lui,

Citation/Motto► J’y consens :

Il n’est pas généreux, mais il est de bon-sens. ◀Citation/Motto

« A l’heure qu’il est, que je me suis mis un peu au large par mon travail assidu, je ne demande pas mieux qu’à changer de conduite. Non seulement je le fais voir par le présent Ouvrage, mais je veux bien proposer encore à une vingtaine de Beaux-Esprits de ce Pays, des moins talonnés par la disette, une Ligue défensive contre nos Tirans, je ne l’appelle pas offensive, parce que le but n’en seroit que de nous procurer du bien, sans leur faire aucune injustice. Nous n’avons qu’à prendre une ferme résolution de travailler à loisir, de quoi faire payer largement, & de ne jamais entreprendre un Ouvrage, qu’un de nos Alliés aura refusé de faire pour un [208] certain prix. Pourvu que nous tenions bon là-dessus, & qu’il n’y ait point de Faux frére & de Gâte-métier parmi nous, ceux qui nous ont regardés comme leurs Esclaves, commenceront à nous respecter comme leurs Péres nouriciers ; nous aurons le moyen de contenter en même tems notre faim & notre amour pour la gloire. Les Libraires y profiteront aussi ; du moins ils regagneront du côté de la Morale, ce qui pourra être retrançhé de leur gain excessif par rapport à la Richesse. Ils deviendront honnêtes, polis, & ils auront quelques égaras pour les Honnêtes-Gens qui les font vivre. Notre Ligue sera surtout avantageuse au Public, qui ne sera plus la Dupe d’un Titre flatteur & spécieux, & qui parmi vingt Livres nouveaux, ne courra plus risque d’en trouver dix-huit d’absolument mauvais. ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1