Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXVII. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\026 (1745), pp. 169-177, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2223 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXXVII. Bagatelle

Du Lundi 30. Janvier 1719.

Niveau 2► Entre les Lieux communs que les Sots étudient pour briller dans les compagnies, le plus impertinent est à mon avis un certain amas de Pensées anciennes & modernes contre le Beau-Sexe. J’ai vu des gens demeurer dans un stupide silence, tant que la conversation rouloit sur toute autre matiére, & tenir le dé pendant des heures entiéres, aussi-tôt que quelqu’un avoit eule <sic> malheur de lâcher le mot de Femme. La chose pourroit encore être pardonnable, lorsqu’un Orateur si ridicule, harangue devant un Auditoire tout composé d’hommes, mais c’est joindre à l’impertinence une grossiéreté insolente, que de tenir ces extravagans discours devant les Dames-mêmes. Je sai bien qu’il doit être permis à un galant-homme, de badiner avec des Femmes qu’il connoit assez sensées pour entendre raillerie, & de donner quelque légére attaque à leur Sexe en général, uniquement pour animer leur esprit, en l’intéressant à la défense d’une cause de cette importance. Mais les Loix de la Politesse, l’obligent à ne pas trop pousser les sophismes, & à découvrir bientôt son véritable but.

[170] Je me sers ici du terme de sophisme, parce que très sérieusement je ne crois pas que nous ayons la moindre raison solide de déclamer contre les Femmes. A considérer les deux Sexes dans leur naturel, & relativement au but pour lequel ils ont été créés, je crois que les Vertus leur ont été distribuées par un partage fort égal. Mais un injuste préjugé des hommes, fondé sur les plus fausses idées de l’Honneur, nous a rendus infiniment plus vicieux que le Beau-Sexe. Abusant de notre prétendue supériorité, & nous rendant les maîtres des maximes qui passent pour incontestables parmi le Beau-Monde, nous retranchons tout d’un coup de la liste de nos vices infamans, un grand nombre de ces mêmes défauts que nous trouvons les plus infames dans l’autre partie du Genre-humain. Nous nous faisons quartier avec toute la charité possible, sur l’amour du Vin, du Jeu, des Femmes ; sur l’inconstance, sur la légéreté, sur infidélité même.

Niveau 3► Utopie► L’Empire de Tendre est un Pays que nous pouvons ravager & piller en liberté de conscience. Pour être honnête-homme, il suffit d’être poli, brave, & d’observer avec ceux de notre sexe, les devoirs de la Probité, de la Justice, & de l’Amitié. Mais avec toutes les dispositions imaginables à la Vertu, avec le meilleur cœur du monde, on n’est pas honnête-homme, si l’on est convaincu d’avoir succombé une [171] seule fois à certaines tentations. Une Fille fait l’amour, c’est une infâme : Elle s’enivre, c’est l’horreur de la Nature. ◀Utopie ◀Niveau 3

Sans compter que cette seule injustice criante, nous met infiniment au-dessous du Beau Sexe, il est certain que nous en devrions avoir meilleure opinion, quand même il nous seroit permis d’en juger par cette régle monstrueuse. Nous ne mentons jamais plus impudemment, que lorsque nous alléguons notre propre expérience pour garant de la foiblesse des Femmes. Quand un Petit-Maître régale sa vanité du récit de ses bonnes fortunes, je mets en fait, qu’il y a de la prudence à en retrancher d’abord la bonne moitié, comme absolument fausse, & à douter beaucoup du reste. Ajoutons que les hommes-mêmes sont les causes ordinaires des foiblesses, pour lesquelles ils ont l’insolence de décrier ce malheureux Sexe.

Je conviens qu’il y a des Femmes qui, faute d’éducation, par une lâcheté naturelle, ou par un panchant presque invincible, vont elles-mêmes à la rencontre de leur infortune : mais le nombre en est petit, & la plupart de celles qui succombent, doivent leur malheur à l’adroite scélératesse des Hommes.

Je ne déclamerai pas ici contre ces Galans qui emploient tous les agrémens du corps, toute la finesse de l’esprit, & même toutes les apparences de la Vertu, pour charmer les Sens, & pour endormir la Raison d’une malheureu-[172]se Amante. Hétéroportrait► Je parlerai plutôt du Banquier Lysippe, qui sur le bord du tombeau, essaye encore les crimes qui ont fait tous les plaisirs de sa jeunesse. Il ne lui est jamais arrivé de débourser une petite somme pour récompenser un Bienfait, pour soulager un Mérite infortunée ; mais cent pistoles ne lui coutent rien quand il s’agit d’acheter l’honneur d’une Fille, & avec son honneur tous les agrémens de sa vie, toute la satisfaction qu’elle auroit pu puiser dans l’estime de ses prochains, tout le bonheur qu’elle auroit pu espérer d’un heureux mariage. Le scélérat triomphe de ses abominations, & sa pauvre victime se condamne à une solitude perpétuelle, ou se livre aux égaremens les plus honteux.

Si c’est avec droit qu’un Roi qui force ses Voisins à une injuste guerre, est acusé de tout le fang innocent qui s’y prodigue, la conscience de Lysippe ne doit-elle pas être chargée de la perdition d’un grand nombre de Filles infortunées, qui sans lui, auroient pu produire des Sujets utiles à la Société ? N’est-il pas responsable de leurs affreux déreglemens, des malheurs qu’elles répandent parmi les hommes, & qu’elles partagent avec eux ? N’est-il pas responsable même de leur malheur éternel ? L’avarice des Filles, leurparesse <sic>, l’envie de se distinguer par la propreté deshabits <sic>, parla <sic> magnificence des ajustemens peuvent faciliter les projets de Lysippe & de ses semblables, il est [173] vrai : mais sont-elles pas poussées souvent dans cet abîme par une misére excessive, par la plus dure nécessité, avec laquelle un scélérat se ligue contre leur pudeur ? ◀Hétéroportrait

Que les Hommes fassent pendant un moment abstraction de leur faux point d’honneur, qu’ils se rendent justice, & qu’ils examinent s’ils devroient attendre quelque résistance de la prétendue force de leur esprit, si elle étoit attaquée de tous côtés par la faim, par la disette, par les desirs naturels, par l’espoir de cacher à jamais une action honteuse, par la flateuse idée d’une condition aisée & abondante. Metatextualité► Ces réflexions me rappellent dans l’esprit la plus touchante Scène, dont j’aye jamais entendu parler. ◀Metatextualité

Récit général► Un des principaux Acteurs étoit un Jeune-homme, bercé, pour ainsi dire, par la prospérité, & à qui, une condition suivie de plaisirs, n’avoit pas laissé le tems de faire la moindre réflexion. Par conséquent on remarquoit en lui, plutôt de bonnes & de mauvaises dispositions, que des Vertus & des vices. Il avoit un de ces Laquais favoris qui ont toute la confidence de leurs Maîtres, quoiqu’ils en soient désignés d’ordinaire par le titre de coquin ou de maraut. Un jour que ce Cavalier, fort adonné aux irrégularités que la Mode autorise, alloit sortir, il ordonna à son Laquais de lui faire trouver à son retour quelque petite Nymphe qui en valût la peine. Le drôle qui avoit [174] tous les talens requis pour son métier, avoit fait connoissance avec une Veuve de condition, qui étoit tombée dans la derniére misére, & qui n’avoit pour toute richesse qu’une Fille d’une rare beauté. Le Laquais du Cavalier avoit su lui faire un portrait si flateur de la générosité & des belles maniéres de son Maître, qu’elle s’étoit engagée à livrer à ce jeune Seigneur l’innocence de cet aimable Enfant, qui n’avoit qu’à peine atteint sa seiziéme année. La pauvre Fille, qui avoit un cœur digne de sa naissance, résista de toutes ses forces aux affreuses sollicitations de sa Mére ; mais celle ci l’embrassant, & l’arrosant de ses larmes : Niveau 3► Dialogue► Ma chére Enfant, dit-elle, j’ai horreur moi-même de l’action à laquelle je vous exhorte ; mais avez-vous le cœur de voir votre pauvre Mère mourir de faim à vos yeux ? ◀Dialogue ◀Niveau 3 A ces mots la Fille ne plaida plus pour son innocence, & saisie d’un tremblement universel, les yeux baignés de pleurs, elle répondit à sa Mére, de faire d’elle ce qu’elle trouveroit à propos. Le Laquais s’en saisit aussi-tôt, la mena à l’hôtel de son Maître le plus secrettement qu’il fut possible : & dès qu’il vit arriver le Cavalier, il alla à sa rencontre, en lui disant d’un air familier : Niveau 3► Dialogue► Elle est belle comme un Ange, Monsieur, mais la pauvre Sotte ne fait que pleurer : Elle est Demoiselle, & pucelle encore, selon toutes les apparences ; venez la consoler. ◀Dialogue ◀Niveau 3 Le Gentilhomme la trouvant effectivement baignée [175] de larmes, lui demanda avec un air de surprise, ce qu’elle avoit, & si elle ne savoit pas dans quel dessein on l’avoit menée chez lui. Niveau 3► Dialogue► Je ne le sai que trop, dit-elle en se jettant à ses genoux : c’est ma propre Mére qui me livre à vos desirs, pour avoir du pain pour elle & pour moi : mais plût au Ciel que je puisse mourir à l’instant, pour ne pas tomber dans un malheur qui m’effraie ! ◀Dialogue ◀Niveau 3

Un accident si imprévu fit succéder la généralité aux desirs impurs dans le cœur du Cavalier, qui, après lui avoir déclaré qu’il étoit incapable de lui ravir son innocence en dépit d’elle, l’envoya chez une de ses parentes pour y passer la nuit. Le lendemain il fit venir la Mére, qu’il censura fortement sur l’affreuse lâcheté avec laquelle elle prostituoit sa propre Fille. La pauvre Femme baissa les yeux, & l’appaisa, en lui faisant, par des paroles interrompues, & des sanglots, un portrait touchant de sa misére. Là dessus il lui demanda si cette jeune Personne si charmante n’avoit par <sic> quelque Amant. Elle répondit qu’oui, qu’il étoit honnête-homme, mais qu’il n’étoit pas en état de la maintenir. Niveau 3► Dialogue► Eh bien, repliqua le Gentilhomme, je veux la garantir du malheur de se tirer de la misére par un crime, mariez-là. ◀Dialogue ◀Niveau 3 En même tems il lui donna deux cent pistoles pour s’habiller, & autres cinquante pour soulager la pauvre Veuve elle-même. ◀Récit général

Nous voyons par ce fait, qu’on m’a [176] donné pour exactement véritable, que cette aimable Fille, qui, conformément à son bon naturel, a pu se montrer pendant tout sa vie un modèle de Vertu, auroit été probablement la honte de son Sexe, si elle étoit tombée entre des mains brutales. Nous pouvons en conclure même, que plusieurs Prostituées auroient été fort sages, si la charité faisoit pour sauver l’innocence, la vingtiéme partie des effors que l’esprit de débauche fait pour la corrompre. Mais ce n’est pas-là le seul but que j’ai en allégant cette histoire : j’ai voulu surtout réveiller le goût pour la Vertu, dans les ames engourdies par les plaisirs. Qu’un Homme à bonne fortune, qui ne laisse pas pourtant d’avoir quelque humanité dans le cœur, me dise s’il peut attendre de la possession des Beautés les plus exquises, une satisfaction qui approche du plaisir que notre Cavalier s’est procuré par son action généreuse ? Il a dû goûter en même tems, la douce révolution qui se fait dans le cœur d’une Mére, qui voit l’unique objet de sa tendresse garanti d’un gouffre de malheurs, dont elle avoit été forcée de l’approcher elle-même ; la plus vive satisfaction, qui dans le cœur d’une Fille vertueuse succéde à la frayeur mortelle de commettre un crime, où elle alloit se livrer par une espéce de Vertu ; le contentement inopiné d’un honnête-homme, qui reçoit de la main de la Générosité une Epouse aimable & sage. Ajou-[177]tez à tous ces sentimens délicieux, le plaisir inexprimable de pouvoir se dire à soi-même, c’est à moi que toutes ces personnes doivent tout le bonheur de leur vie ; & vous sentirez, que ce qui doit s’être passé dans l’ame de ce généreux Cavalier, n’étoit guéres différent d’une courte Béatitude. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1