Référence bibliographique: Anonym (Éd.): "XIX. Discours", dans: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\019 (1716), pp. 107-112, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1543 [consulté le: ].


Niveau 1►

XIX. Discours

Citation/Devise► Quem tenet argenti sitis importuna, famesque :
Quem paupertatis pudor, & fuga :

Hor. L. i. Ep xviii. 23.

L’un est tourmenté du desir insatiable d’accumuler des richesses : & l’autre a tant de honte de la Pauvreté, qu’il en fuit même les aparences. ◀Citation/Devise

Niveau 2► L’Economie dans notre dépense a le même effet sur nos Biens, que la bonne Education sur nos manieres d’agir. Il y a une prétendue Bienséance à l’un & à l’autre égard, qui, au lieu d’attirer de l’estime à ceux qui l’observent, les rend malheureux & méprisables. Niveau 3► Exemplum► Nous eûmes hier à dîner une troupe de Gentilshommes Campagnars, dont ceux qui aiment à boire s’en donnerent au cœur joie après le repas. Il y en avoit un, entre autres, d’assez bonne mine, qui me parut plus ardent à gober son verre qu’aucun de la troupe, & qui, malgré tout cela, ne sembloit point y trouver du plaisir. A mesure que le Vin lui échaufoit la tête, tout ce qu’il entendoit dire le choquoit, & plus il aprochoit de l’Yvresse, plus il étoit de mauvaise humeur. Mais son chagrin paroissoit plûtôt venir de quelque sourde inquietude, que d’aucun dégoût qu’il eût pour la Compagnie. [108] Sur ce qu’on le nomma, je reconnus d’abord que c’étoit un Gentilhomme fort riche & fort endetté. Ce qui le rend si hargneux, c’est de voir que son Bien est engagé, & qu’il s’épuise toutes les années à païer de gros intérêts ; quoi qu’il pût se délivrer de ce fardeau, s’il vouloit vendre quelque portion de son Heritage. Mais par un principe d’une sote Vanité, au hazard de passer les nuits entieres sans dormir, d’avoir des inquietudes continuelles, d’être exposé tous les jours à quelque afront, & à cent autres embarras, qu’on ne sauroit nommer, il aime mieux nourrir ce Chancre qui le consume, que d’entendre dire qu’il a quelques mille Livres de moins tous les ans, qu’on ne lui en attribue d’ordinaire. C’est ainsi qu’il soufre les tourmens de la Pauvreté, pour n’avoir pas la reputation d’être moins riche. Si vous allez à sa Maison, vous y trouvez une Table abondante, mais servie d’une maniere qui n’est pas naturelle, & qui fait voir que l’Esprit du Maître n’est pas chez lui. Tout y marque la négligence & le délabrement ; & il n’y a rien qui ne découvre une Indigence cachée, ou une Pauvreté magnifique. Au-lieu de cet air propre & riant qui accompagne la Table d’un Gentilhomme, qui se borne à vivre de ses revenus, on ne voit dans tous ceux qui le servent que des manieres licentieuses & dissipées. ◀Exemplum ◀Niveau 3

La conduite de ce Gentilhomme, quoi qu’assez ordinaire, est aussi ridicule que le [109] seroit celle d’un Officier, qui avec quelques Soldats, voudroit garder une vaste étendue de Païs plûtôt qu’un petit Défilé. Soutenir le personage & la dépense d’un Homme plus riche qu’on n’est en éfet, & avoir des terres entre les mains, dont il faut païer le revenu à d’autres, est la plus impertinente de toutes les Vanitez, & qui ne peut tourner à la fin qu’à la honte de celui qui s’en rend coupable. Avec tout cela, quelque Province de la Grande Bretagne que l’on parcoure, on y trouvera bon nombre de Gentilshommes entachez de cette Erreur, qui vient d’une fausse honte de paroître ce qu’ils sont, pendant qu’une conduite opposée les mettroit bientôt sur le pié où ils veulent qu’on les croie.

Niveau 3► Récit général► Lærtes a quinze cens Livres Sterlin de revenu, qui est hypothequé pour six mille Pièces ; mais il n’y a pas moïen de le convaincre que, s’il en vendoit dequoi servir au païement de cette Dette, il épargneroit les quatre Chelins par Livre, qu’il donne pour satisfaire à sa Vanité, & avoir la reputation de jouir de ce gros revenu. Si Laertes prenoit ce parti, il vivroit sans doute plus à son aise ; mais alors Irus, un Homme de quatre jours, qui n’a que douze cens Pièces de revenu, seroit aussi riche que lui. Plûtôt que de soufrir cette indigne égalité, Laertes continue à mettre de nobles Mendians au Monde, & toutes les années il charge son Fonds du revenu pour le moins d’une année par la naissance d’un Enfant.

[110] Laertes & Irus sont Voisins, & l’un déteste les manieres & les principes de l’autre. Irus craint la Pauvreté, & Laertes en a honte. Quoiqu’ils agissent par des Motifs qui se ressemblent beaucoup, & qui se peuvent reduire à celui-ci, qu’ils regardent tous deux la Pauvreté comme le plus grand de tous les Maux, on peut dire avec tout cela que leurs manieres d’agir sont très-differentes. La honte de la Pauvreté fait que Laertes se ruine en Equipages inutiles, en vaines Dépenses, & en Festins extravagans ; La crainte de la Pauvreté fait qu’Irus ne s’accorde que le simple nécessaire, qu’il n’a point de Valets, qu’il vend lui-même son Blé, qu’il prend garde à ses Ouvriers, & qu’il travaille lui-même. La honte de la Pauvreté fait que Lærtes s’en aproche tous les jours à grands pas ; & la crainte de la Pauvreté fait qu’Irus s’en éloigne tous les jours davantage. ◀Récit général ◀Niveau 3

Ces différens Motifs produisent les Excès où tombent ceux qui négligent leur Fortune & ceux qui en ont trop de soin. L’Usure, le Monopole, l’Extorsion & la Rapine ont leur source dans la crainte de la Pauvreté ; l’Ostentation, la Debauche & les folles Dépenses viennent de la honte qu’on a de la Pauvreté : mais l’une & l’autre de ces vûës sont indignes de la poursuite d’une Créature raisonnable. Après avoir amassé dequoi nous entretenir honêtement selon notre état, la recherche du superflu n’est pas un Vice moins ridi-[111]cule, que le seroit d’abord la négligence du nécessaire.

Il est certain que la Nature, accompagnée du bon Sens & de la Raison, les bannit toutes deux. C’est pour cela même que je lis toujours avec un extrême plaisir les Ouvrages de Mr. Couvley : Sa Magnanimité le met autant au dessus des autres Hommes illustres, que son Génie ; & l’Auteur poli, qui nous a donné ses Ouvrages, se distingue d’une façon toute particuliere, en ce qu’il insiste beaucoup sur la douceur de son Esprit & la modération de ses Desirs : il a rendu par-là son Ami aussi célèbre qu’aimable. Mr. Couvley décrit admirablement bien cet état de la Vie qui a l’air de Pauvreté dans l’esprit de ceux qu’il nomme le grand Vulgaire ; & ce n’est pas une petite satisfaction, pour les Personnes de la même trempe que lui, de voir qu’il allégue l’autorité de tout ce qu’il y a eu de plus sage dans le meilleur Siècle du Monde, pour apuïer l’idée qu’il a de ce que les Hommes recherchent avec le plus d’ardeur.

Je croi que, suivant la pensée d’un des Ancêtres de mon Chevalier, ce ne seroit pas une méchante Maxime dans la Vie, si chacun se bornoit à ne pas aquerir au delà d’un certain Revenu. De cette maniere on pourroit se tranquiliser l’Esprit, pendant qu’on se verroit au-dessus de ce point fixe, & destiner à de meilleurs usages, qu’à ses plaisirs ou à ses besoins, tout ce qu’on [112] gagneroit au delà de cette Somme. Une pareille disposition d’esprit empêcheroit un Homme d’avoir une sote envie contre ces Turbulens qui sont au dessus de lui, & un mépris, encore plus inexcusable, pour ces bonnes Ames qui sont au dessous de l’état où il se trouve. C’est là ce qu’on appelleroit naviger avec une Boussole, & vivre avec quelque dessein ; mais s’égarer tous les jours en mille Projets fatigans pour accumuler des richesses, & se munir contre les revers les moins vraisemblables de la Fortune, c’est se réduire en simple Machine du Méchanisme qui n’a pas le bon Sens pour lui servir de Guide, & qui est entraînée par une espèce d’instinct aquis vers des Objets indignes de notre estime. Metatextualité► La douceur, que je goûte ici, pourroit bien avoir excité dans mon Esprit ces idées, si abstraites pour la plûpart des Hommes ; mais occupé à écrire sous un agréable Berceau, environné d’un Païsage charmant, je me trouve fort disposé à continuer dans cet heureux état, loin du pompeux tracas du Monde, & à vivre en Philosophe le reste de mes jours. ◀Metatextualité

T. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1