Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "LII. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\001 (1745), S. 3-9, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2198 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

LII. Bagatelle.

Du Jeudi 3. Novembre 1718.

Ebene 2► Pour faire mieux entrer mon Lecteur dans la critique qui se fit de la Piéce que je lui ai communiquée dans la Bagatelle précédente, je ne ferai pas mal de donner une courte idée des personnes qui composoient la compagnie où cette Piéce fut lue. J’ai déja dépeint celui qui en fit la lecture. Vis-à-vis de lui se trouvoit une Demoiselle à la fleur de son âge. Sa phisionomie avoit quelque chose de tendre & de lan-[4]guissant, & ses maniéres étoient un peu pincées. Elle avoit lu le Grand Cirus°; d’ailleurs elle avoit de l’esprit & du bon sens. Elle étoit assise entre un jeune Officier presque Petit-Maître, & un jeune Ministre à peu près Polisson. Selbstportrait► A l’égard de mon caractère, je ne vous le donnerai pas à présent°; mais j’espére bien vous le tracer un jour, dans quatre ou cinq Bagatelles. Pour à cette heure, il suffira de vous dire que je me trouvai entre une jeune Veuve fringante, & un Homme.

Zitat/Motto► Qu’à sa mine discréte,

Et son maintien jaloux je reconnus Poëte. ◀Zitat/Motto ◀Selbstportrait

Enfin le cercle étoit fermé par une Fille de trente-cinq ans, âge où les Filles sont prudes ou dévergondées dans leurs discours. Celle-ci étoit prude avec quelque mêlange de dévotion.

Ebene 3► Dialog► Le Poëte parla le prémier. La piéce n’est pas mauvaise, dit il, & je crois que l’Auteur pourra faire un jour des Vers°: c’est domage que ses rimes ne soient pas assez riches, & qu’il tombe trop dans la répétition. Pudeur, couleur°; pas, Arcas°; Iris, lis ; délicat, incarnat°; tumultueux, yeux°; ardeur, bonheur°: toutes ces rimes ne sont pas des plus exactes, & l’on sait que c’est de cette exactitude que dépend surtout la beauté de la Poësie. D’ailleurs, les termes de tendre d’amour se trouvent chacun cinq ou six fois dans la Piéce°; & ce qu’il y a de plus choquant, c’est que le dernier se rencontre trois fois dans les cinq derniéres lignes.

[5] Celui qui venoit de lire l’Elégie, haussa les épaules à cette critique sensée ; & je ne sai s’il se seroit contenté de cette réponse, parce que dans ce même moment la Belle aux yeux languissans prit la parole, & dit I.

Pour moi, je trouve cette Piéce ravissante ; il y régne un certain amour délicat, un tendre respect . . .

Ah ! ma belle Enfant, interrompit le jeune Ministre en se levant avec précipitation°: permettez-moi de vous marquer un peu de respect, & que mes baisers tumultueux volent de vos mains à votre bouche, & de-là...

Alte-là, Monsieur, repartit la Belle, vous me manquez de respect. Si je vous aimois, si je me trouvois seule avec vous, si j’étois affez foible pour vous accorder quelques petites faveurs, & si alors vous étiez arrêté dans vôtre tendresse pétulante, par une délicatesse de cœur, & par un petit scrupule rafiné, j’aurois lieu d’être satisfaite de votre conduite ; mais j’ose vous protester, que nous ne nous trouverons jamais dans de pareilles circonstances.

C’est à dire, la belle Enfant, que vous n’avez point de goût pour moi, répondit le petit Abbé fougueux. C’est grand dommage. Cependant, si je changeois mon colet & mon manteau contre un casque & une cuirasse, je suis persuadé que je resemblerois au grand Artaméne comme deux goutes d’eau.

La Prude, qui grilloit d’envie de parler de-[6]puis longtems, trouvant alors un moment favorable pour se saisir de la conversation, ne la négligea pas. En vérité, dit-elle, je ne sai á quoi Monsieur songe, de lire devant de jeunes gens, une Pièce où les emportemens de l’Amour sont dépeints de la maniére la plus licencieuse. Voyez le promt effet que le venin a produit sur le cœur de cette pauvre Enfant, qui n’est pas en garde contre ces sortes de dangers ; parce qu’elle ne les connoit pas. Que je te plains, ma Chére, de trouver de la beauté dans une Piéce, dont les infamies devroient faire dresser les cheveux à une jeune personne bien née.

Bien prêché, Madame interrompit l’Officier, ventrebleu, divinement bien prêché ! Votre charité à <sic> quelque chose de surnaturel. Mademoiselle auroit tort de n’en pas profiter°; elle ne connoit pas les dangers de l’Amour, la pauvre Enfant. Je vous y crois maitresse passée, vous êtes un Pilote experimenté, & je suis sûr que personne n’est plus propre à conduire un jeune cœur, par la mer orageuse de l’Amour, dans le port assuré de la Pruderie.

Tout doucement, dis-je alors à l’Officier, vous vous méprenez. Le Titre de Madame que vous donnez à Mademoiselle, me fait sentir que vous la croyez mariée ; elle est fille.

Elle est fille ! repliqua-t-il. Que veux-tu que j’y fasse, mon Cher, est-ce ma faute ?

Dans le tems que la conversation s’échauffoit, la Veuve cachée derriére son éventail, [7] rioit entre cuir & chair. Eh ! de quoi riez-vous donc, Madame ? dit celui qui avoit lu la Piéce ? Est-ce de l’Elégie de mon Ami, ou de la conversation ?

Eh ! point du tout°: l’Elégie est fort belle ; votre Ami est un fort joli Poëte, un fort joli Poëte.

Mais encore, Madame, ne peut-on pas savoir ce qui vous fait rire ?

Mais que voulez-vous que je vous dise ? Votre Ami fait de fort jolis Vers. Mais quel Amant ! Quel Amant !

Vous y êtes, Madame, dit alors le jeune Prédicateur. Qui a jamais vu une Piéce commencer par,

L’autre jour dans mes bras je serrois mon Iris,

& finir par de tendres larmes, par ces pleurs que cause la satisfaction intérieure d’un Cœur Platoniquement amoureux ? c’est tout de même que la Description qu’Arlequin fait de l’Incendie de Troie.

L’Incendie & Troie eurent un jour une querelle ensemble, ils en vinrent aux prises, le combat s’échauffa ; mais enfin ils furent séparés par la pluye & la bataille finit par une grande fumée.

Là-dessus notre Officier se léve, fait une pirouette, & donne d’une de ses manches dans le nez de la Prude. Vivat, s’écrie t-il, morbleu, vivat noster Doctor, qui tam bene parlat ! Je veux être possédé du Marquis d’Ancre, si no-[8]tre Théologien ne fait merveille sur ce texte. À dire la vérité, je n’avois écouté avec attention que jusqu’aux baisers tumultueux°; mon esprit s’étoit accroché à un petit Air nouveau, & je n’avois entendu qu’imparfaitement la fin, qui dit que le Cœur plein de… on ne peut dire rien ; c’est à peu près quelque chose comme cela. Le fat ! la bestiasse ! que la peste puisse l’étouffer avec toute sa Poësie ! Il me semble que je vois un Général attaquer une place dans les formes, ouvrir la tranchée, presser le siége. Il a déja pris les dehors, on est sur le point d’attacher le mineur°; mais au desespoir de ce que les Assiégeans ne font pas des sorties vigoureuses, & qu’ils ne viennent pas combler ses ouvrages, il bat la chamade ; & il croit que ceux de la place lui accordent une capitulation fort honorable, en lui permettant de se retirer avec son bagage & son artillerie. Parbleu ! continua-t-il, en mettant rudement la main sous le menton de la jeune Maîtresse d’Artaméne°: Si j’avois une pareille conversation avec ce petit minois, la rime peut-être n’auroit rien à démêler avec cette affaire-là : mais la Belle se rendroit à discretion, ou je veux passer pour le plus grand benet qui ait jamais porté un drapeau dans les Armées de l’Etat. Il lui en auroit peut-être couté quelque petite larme aussi… Je m’entens Eh bien ! bon homme, continua-t-il en me donnant d’un gand au travers du visage, cela n’est-il pas bien raisonné ? Ventrebleu ! quoiqu’homme de guerre, nous savons un peu ce que [9] nous savons. Et toi, hé ! qu’as tu à dire en faveur de ton sot Ami ? Il se tait, il enrage d’avoir lu cet Ouvrage de Christophe Nigaudinot du Pont l’Evêque : il est de mon opinion, & se rend à la force du raisonnement.

Là dessus mon jeune Officier se rejette dans son fauteuil avec un air de triomphe, & se met à célébrer sa victoire en sifflant son petit Air nouveau. ◀Dialog ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1